<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Marc MENANT raconte … Exécution pour l’exemple !

En hystérie les deux gardes allemands ! De la crosse de leur fusil, pilonnent une dizaine de bougres tassés au sol. Au hasard la volée, crânes, omoplates, reins, jambes, les deux brutes vident leur haine, en ont marre de ces « franzoses » réfractaires à la discipline, prompts au sabotage et en obsession d’évasion, « Fusiller, fusiller » beuglait le plus costaud en s’éreintant à la bastonnade des salopards pincés comme des taupes en plein creusement d’un tunnel. Allait se solder à l’exécution sommaire, la tentative de filer en lousdé du camp de Rawa-Ruska, bourgade perdue en Ukraine en plein « triangle de la mort ». Sinistres les lieux, derrière des barbelés piqués de miradors s’échelonnent quatre blocs en dépouillement bétonnier, deux débraillent inachevés, les autres abritent, l’un, les services administratifs, le dernier, plus ratatiné, l’infirmerie. Voilà ce qui s’apparente encore à la dignité humaine, mais à une cinquantaine de mètres, toutes de guingois, s’éparpillent d’anciennes écuries aux bois disjoints dans lesquelles on agglutine par centaines les hordes de prisonniers déversées chaque jour par des convois de wagons à bestiaux en provenance des camps de travail, les fameux stalags. De la vermine terroriste les hordes, regroupent gaullistes, communistes, têtes brûlées, tous les dégénérés à ravaler moins que bétail. Privée de chauffage, de couverture la racaille, qu’une combine pour se réchauffer la nuit, se recroqueviller les uns contre les autres dans les caisses superposées par trois qui servent de couchettes sans même une couche de paille en guise de matelas. Le plus abject dans cet univers de cafard, les latrines réduites large béance pestilentielle au milieu de la cour et accessibles que le jour tout comme le seul point d’eau, un robinet planté près d’un mur. Interminable la queue pour atteindre l’écoulement jaunâtre porteur d’une myriade lilliputienne cause de bronchites, pleurésies, pneumonies, en concurrence avec le typhus propagé, lui, par les poux et les puces en joyeuses agapes des râbles sous les haillons. S’arrêtent pas là les maladies, prolifèrent les dysenteries, gastro-entérites, avitaminoses, décalcifications, rhumatismes, névralgies, tant la famine lamine les organismes. Bien chiche l’infâme rata distribué uniquement le soir à louche maigrelette, de la flotte tiédasse avec pour de rares chanceux, une fane de choux ou deux épluchures de pommes de terre. À la débrouille la récupération de la pitance, chacun s’est bricolé un récipient, les uns avec des morceaux de ferraille rouillée dégotés par hasard, d’autres avec des bouts de lattes arrachés aux murs et certains, comme le matricule 11528 l’un des fugitifs au martyre sous les crosses, utilisent un des sabots alloués comme uniques chaussures à l’arrivée en déportation. Drôle de zigue le matricule 11528, Dédé pour les copains, teigneux de naissance, incorporé au 8e zouave à son appel sous les drapeaux en octobre 1938, corps d’élite semi-disciplinaire le 8e, les autorités militaires y glissaient en renfort des volontaires, les caractères rebelles l’expérience ayant prouvé qu’au front, dans les opérations de trompe-la-mort, il n’y a pas plus téméraires que les rétifs à l’ordre. Inscrit en gras sur la liste des insoumis André, étiqueté « rouge », dangereux bolchévique pour avoir été à dix-huit ans l’un des farouches meneurs de la grève générale de 1936 cette incandescence révolutionnaire mère de l’odieux Front populaire. À mater l’énergumène, incorporé derechef dans le régiment de légende en garnison à Mourmelon dans la Marne.

Le matricule 11528, “Dédé” pour les copains, teigneux de naissance, incorporé au 8e zouave à son appel sous les drapeaux en octobre 1938. Collection particulière

« L’idéalisme sa motivation, pas le patriotisme, faut dire que toute sa génération avait grandi dans une France en lamentations des horreurs de la Grande Guerre …»

Dès le franchissement des murs de la caserne, les conscrits étaient cueillis par les aboiements des sous-officiers, c’est leur grande jouissance aux rustres issus du rang l’imposition de leurs galons à l’autoritarisme primaire, du matin cinq heures le lever au clairon, à l’extinction des feux à vingt et une heure, ils épuisent la bleusaille aux exercices bourriques, lui passent rien, qu’elle file droit, au moindre fléchissement, à l’esquisse d’une rebuffade, hop, avilissent le coupable d’une punition publique. Immédiate l’exécution. Devant les camarades figés bien en lignes, voilà l’Ostrogoth aux séries de cinquante pompes ou en tours de cour à la course avec trente-cinq kilos sur le dos. Aiguillon les représailles pour les têtes de mule comme le deuxième classe André, lui, son rejet viscéral ce n’était pas la discipline, mais la férule garde-chiourme, alors récidiva aux bravades, quelle humiliation pour les chefaillons en vengeance, le collèrent au trou seul dans une cellule au pain sec et à l’eau. Ne dressa pas André, le régime de bagnard, il enchaîna les séjours en tôle tant la soumission de chien lui répugnait, n’échappa à l’infecte spirale qu’avec l’ordre de marche au combat fin août 1939. Quelle métamorphose, aussitôt comme les autres, bien gaillard à la perspective d’affronter les Allemands ! L’idéalisme sa motivation, pas le patriotisme, faut dire que toute sa génération avait grandi dans une France en lamentations des horreurs de la Grande Guerre, familles à ruminer ses drames, pas que des mots les horreurs, bien visibles, même chez lui à Meulan bourgade modeste à quarante kilomètres de paris, suffisait d’arpenter la rue Principale pour buter ici ou là sur la silhouette incomplète d’un disloqué de la boucherie, manche où pantalons vides épinglés par le revers, plus épouvantable, maraudaient inidentifiables quelques gueules cassées, regard halluciné dans une charpie de chairs, ils foutaient la trouille les monstres en douleurs perpétuelles, on les fuyait, mâchouillait à distance : « plus jamais ça ! », l’avait récupérée la rengaine générale le môme André « plus jamais ça, plus jamais ça », en avait mûri pacifiste, non violent radical puis, à ses treize ans, la vie l’avait rattrapé au réalisme, authentifié surdoué par les prix d’excellence dans toutes les matières, il dût néanmoins quitter l’École « le père » et « la mère » comme il appelait ses parents ayant capoté ses folles ambitions d’un catégorique « Faut gagner ton pain mon garçon, les études c’est pour les riches ou les feignants ! ». Après un CAP d’ébéniste, placé à l’usine le vif esprit, rivé à la chaîne huit heures par jour, quelle dégradation, la dignité l’embringua à la lutte des classes, elle l’enragea, mais ce qui effondra définitif son pacifisme ce furent les tentatives d’insurrection des Ligues d’extrême droite en communion avec la montée du fascisme à nos frontières, Mussolini, Franco, et, apothéose de l’immonde, l’accession d’Hitler au pouvoir. Endiguer cette lèpre, l’éradiquer, voilà ce qui piquait une ferveur de despérados au deuxième classe André, à l’ordre de marche, il en jaillit à la tête du 8e zouave et engagea une marche alerte malgré les trente-cinq kilos du barda sur le dos, de la plume pour lui moulé à la gymnastique et à l’haltérophilie grâce à la méthode Hébert pratiquée en autodidacte depuis l’adolescence sur les conseils de son instituteur monsieur Mintrelle. Pas plus pénible qu’un bon entraînement les pérégrinations aux ordres du colonel Anzemberger même lorsqu’elles atteignaient certains jours les 60 km, il est vrai que dans la traversée des villes et des villages l’irruption des colonnes, chéchia rouge sur le crâne, pantalons bouffants, attirait la populace par volée de moineaux, crépitait aux applaudissements et encouragements la populace, filles en subite incandescence à la vue des athlétiques pioupious, pudeur en déroute, les filles fondaient tourterelles sur les futurs héros et les braisaient aux baisers.

le camp de Mourmelon.

« Drôle de guerre, armes en bandoulières, moral raviné par l’ennui et, puis, dégringola la mission de déloger les nazis d’une vaste zone forestière aux portes du Luxembourg …»

Notre Dédé l’un des plus gâtés aux assauts volages tant sa prestance et sa belle gueule l’arrangeaient vedette de cinéma, quelques fois, il en eût le soir au bivouac la délicieuse surprise du don d’une volaille par une jeunette en taquins frissons. Quelles agapes, rattrapait les sordides rations le gallinacé grillé sur un feu de bois improvisé, le partageait avec Robert, p’tit Louis et « Fauvette » le maître du braconnage de la petite bande constituée au gré des étapes. En multiplication les étapes, car la montée du régiment de choc vers la Belgique n’avait rien de rectiligne, un jour c’était droit devant, le lendemain changement de direction, puis on reprenait un nouvel élan vite balancé par un repliement, « Bon sang ! que veulent-ils à l’État-major ? Nous prennent pour des pigeons », ça ronchonnait dans les colonnes en allures de débandades sans toutefois altérer le tempo de la marche, déterminés les zouaves, en impatience du combat, mais le seul ennemi qu’ils rencontraient c’était le ciel, et quel ennemi, un enragé, les pilonnait aux hallebardes de pluie, les canonnait au tonnerre, les pinçait au froid, ravageait bourbiers les chemins, la troupe dégoulinante, pataugeait, glissait, baignait dans la gadoue, pourtant elle continuait d’avancer, se galvanisait aux chants, dégorgeait La Madelon, La Marseillaise, ce fût dans ces conditions que les boches planqués dans un bois cueillirent le régiment d’une frénétique mitraille. Saisie à découvert la première ligne plongea dans la boue, épaula le fusil et, guidé par les salves, chercha à distinguer entre les arbres les agresseurs, ne tira que coup par coup comme au stand de tir, c’est ainsi que le deuxième classe André débarrassa son champ de vision de plusieurs silhouettes sans la moindre émotion tant l’exécution d’un homme à distance reste fiction. Une fois la mitraille adversaire plus clairsemée, il se redressa tout gluant de boue, courut quelques mètres avant de piquer de nouveau dans le bourbier pour se soustraire aux rafales, ainsi de suite jusqu’à atteindre un couvert et voir avec ravissement trois camarades à ses côtés. Les gonfla d’audace leur regroupement, s’improvisèrent commando et ouvrirent une brèche dans les positions ennemies qui facilita la prise du bois par le régiment. Si remarquable leur action que leur adjudant dit « Gros pif », tint à les féliciter le soir avec le capitaine du bataillon, « Tu manques pas de couilles », lâcha chaleureusement « Gros pif » au deuxième classe André pourtant sa bête noire à Mourmelon. Réhabilité par sa bravoure André, désormais dans les petits papiers de son tourmenteur ce qui se traduisit par le saut de son tour de corvées, pas pure récompense le privilège visait juste à épargner les forces du gaillard dans la perspective des combats. Pourtant bien loin les combats, le régiment avait repris son errance sans objectif déterminé. Drôle de guerre, armes en bandoulières, moral raviné par l’ennui et, puis, dégringola la mission de déloger les nazis d’une vaste zone forestière aux portes du Luxembourg. De grande envergure l’opération avec l’appui de blindés légers, quelle farce, en impuissance les engins devant la muraille végétale, fallait donc comme le mois précédent tenter l’infiltration fourmilière, le plus périlleux étant d’atteindre une batterie bien calée entre une chapelle et le mur d’enceinte d’un cimetière. « Gros pif » forma trois groupuscules chacun sous le commandement d’un sergent afin d’anéantir la semeuse de mort par un assaut synchronisé à la grenade. De la sélection le deuxième classe André, retenu avec les copains Robert, « Fauvette », p’tit Louis, à leur tête « Biribi » un dur à cuir de la coloniale « Tête baissée les gars ! On fonce, Dieu nous protège ! », une fois gueulé ça, avait filé droit sous les pruneaux le héros des déserts, escouade à ses trousses sans frissons tant l’action extrême bloque les pensées et vous livre à l’intuition ce sixième sens, elle, l’intuition qui anticipa, coordonna, guida leur carcasse et les propulsa indemne dans une cache à l’abri des fourrés. Abrutis par la canonnade, ils rampèrent dans la glaise jusqu’à une cinquantaine de mètres du dégueuloir de ferrailles, « merde », était inatteignable, trop encastré et défendu par trois mitrailleuses en arc de cercle, « Repliez-vous » beugla « Biribi », en glissant à l’envers dans l’empreinte de boue qu’ils avaient laissée, « Continuez, rejoignez l’adjudant ! » puis crochant le deuxième classe André « suis-moi ! ». Ils roulèrent à l’opposé vers le cimetière, escaladèrent le mur et filochèrent à cache-cache derrière les tombes à moitié délapidées pour aboutir pile derrière la machine infernale, là, choisirent un caveau dont les entrailles percées protégeaient encore la fosse, dégoupillèrent chacun une grenade, les lancèrent de concert et, d’un bond fusèrent dans la faille du monument funéraire. Apocalypse la déflagration, sol en convulsions de séisme, gravats en geysers, air en souffle de bouilloire, irrespirable, les brûlait, les étouffait, éternité le chaos avant le calme lugubre annonciateur de mort. Dédé et « Biribi » toussaient, crachaient, aveugles dans le brouillard de poussière, le temps lui-même était sonné, secondes sans ressort, mollassonnes, quand, enfin, elles reprirent leur rythme immuable, Dédé et Biribi retrouvèrent la conscience, une euphorie proche de l’extase les submergea, cabris sur les cercueils, ils se broyaient à l’accolade. Triomphe leur retour dans les rangs du 8e, leur valut une cérémonie qui muta le deuxième classe André caporal et honora sergent-chef, Biribi.

« La guerre ne commença pour de bon qu’au mois de mai, le 10 exactement, jour où le 8e quitta Saint-Quentin pour la Belgique que les Allemands venaient d’envahir. Moral et train effréné des troupes napoléoniennes les zouaves …»

Durent patienter avant d’étrenner leurs galons, le frisquet hiver paraissait avoir glacé les belligérants sur leurs positions. La guerre ne commença pour de bon qu’au mois de mai, le 10 exactement, jour où le 8e quitta Saint-Quentin pour la Belgique que les Allemands venaient d’envahir. Moral et train effréné des troupes napoléoniennes les zouaves, dans le groupe menant la furia la barrette rouge du caporal André oscillait à l’extravagante cadence, la vitalisait aux chants guerriers la cadence le caporal, gonflés de vaillance tous, impatients de stopper les nazis, en bâclèrent les bivouacs et propulsèrent en deux jours sur le canal Charleroi-Bruxelles. Sans encombre le galop, mais à leur infiltration des berges, un orage d’acier appuyé par des essaims de Stukas en piqué les éparpilla à plat ventre. Face aux déchaînements, dérisoire la réplique de leurs pétoires alors, agirent en loups, rampèrent vers les chars et les batteries cracheurs du feu jusqu’à se trouver hors du rayon des tirs, là, dégoupillaient une grenade, la balançait et détalaient gibier des mitrailleuses à leur affût aux tourelles des blindés. Le sabrage de copains les entêta à la funeste stratégie de harcèlement, lancer, replier, défourailler, ruer, des heures et des heures l’héroïque manège, ne concédaient le recul que sur l’ordre des chefs et encore, avant de rompre osaient un ultime baroud ainsi, avant de déguerpir du monticule conquis avec Robert et « Fauvette », le caporal André lança à ses camarades « Gâchons la vie à ces salopards, faisons péter le pont à côté », pour l’honneur le défi, créerait juste la pétaudière dans l’avancée des boches, qu’importe, ce serait toujours ça, ils ramassèrent leurs bardas, l’épaulèrent et une volée de balles les força à la culbute tête en avant, si brusque la dérobade qu’André s’écrasa sur le front, assommé net, la fatigue le prolongea aux vapes par un profond sommeil. À son réveil ne fut pas surpris de voir que ses complices n’avaient pas non plus résisté à Morphée, en revanche, saisit par le silence, lança un regard circulaire, incroyable, disparu le monde de fureur, pas une âme alentour, envolé le 8e, pas à barguigner, fallait décamper, déjà sa main secouait Roger « Debout ! Ya plus que nous !… », il eut beau insister, loque Roger, se fit plus vif, l’ébroua comme un vulgaire sac, la tête ballotta… mort le camarade, effrayé, pivota vers « Fauvette », empoigna sa capote, l’agita avec frénésie, sans réaction « Fauvette », ad patres lui aussi, machinalement André palpa les pouls de ses compères, se sentait vide, la guerre assèche, tarit les larmes, laisse le chagrin abrutir comme un coup de masse, trouva néanmoins la force de se redresser, tituba quelques pas puis, força le regard sur l’horizon dans le fol espoir d’y repérer quelques infortunés du régiment, ah, il en vit des uniformes, grouillaient en processions, mais c’était pas la bonne couleur, là, devant lui, régnait le vert de gris, les boches tenaient la région ! Qu’une urgence, le troc de sa tenue contre des frusques civiles ! Avant de partir, s’allongea à plat ventre et but comme une bête quelques goulées de l’eau du canal, se redressa, calma son crâne à grandes respirations, c’est à cet instant qu’il sentit pour la première fois dans le creux des reins le canon d’un fusil… à la bascule le destin, chutait en enfer.

Prisonniers français

« Apocalypse la déflagration, sol en convulsions de séisme, gravats en geysers, air en souffle de bouilloire, irrespirable, les brûlait, les étouffait, éternité le chaos avant le calme lugubre annonciateur de mort…»

Comme les centaines de bougres capturés déchut animal André, intégré à un troupeau de dépenaillés condamnés à avancer, « schnell, schnell » aboyaient les gardes en charge de l’étrange transhumance, impitoyables à la discipline les gardes, catapultaient sur les traînards et les asticotaient aux coups de crosse, leur marotte les coups, aucune pitié même pour les bancals, chairs en purulences pestilentielles, « schnell, schnell » qu’ils perroquaient bien sauvages aux oreilles des éclopés au calvaire, si un souffreteux s’effondrait, ni une, ni deux, un cerbère le raidissait d’une balle dans le crâne, leur seule humanité l’achèvement d’abattoir. Pour pas finir comme un porc, fallait bagoter cinquante, soixante kilomètres dans la journée malgré la pluie qui les rinçait d’abondance, fléau et salut les satanées trombes, certes les pénétraient jusqu’aux os, mais leur permettaient de se couper la soif à grandes morsures de leurs haillons gorgés d’eau. Unique ravitaillement la ragoûtante débrouille, même le soir, une fois parqués dans un champ, ne recevaient pas le moindre guignon de pain alors, de lassitude se laissaient choir sans répugnance dans la gadoue, dormir, dormir leur volonté. Vautré comme les autres dans le gluant magma, le caporal André bataillait les paupières aux chimères d’évasion, idéale la nuit noire pour carapater, irrépressible la tentation, au deuxième bivouac glissa entre les corps puis, en reptations, s’engagea dans la bande laissée inoccupée entre les hommes et les barbelés là que le flair d’un molosse en veille de sentinelle capta sa présence et se déchaîna aux aboiements. Trop précoce l’alerte, en deux roulades Dédé réintégra le cheptel et, aux tournicotis sur les dormeurs, alla se figer en leur milieu, cœur au tambour. À ses trousses le fauve, truffe soudain brouillée par les remugles en fusion, se bloqua en beuglements d’impuissance, épouvante son vacarme, emballa ses congénères à la rage si bien que les maîtres dérangés en plein festin de fortune, jaillirent de leur campement et, en quelques commandements secs comme des déflagrations, remirent le monde en torpeur nocturne.

« Vautré comme les autres dans le gluant magma, le caporal André bataillait les paupières aux chimères d’évasion, idéale la nuit noire pour carapater, irrépressible la tentation … »

Reprit trois jours plus tard sur un quai de gare le concert en férocité canine, orchestrait l’entassement des prisonniers dans des wagons à bestiaux pour une traversée aveugle de l’Allemagne à l’allure de corbillard. Pas infâmes, abjectes, les conditions du périple, total avilissement ainsi, pour les commodités ne disposaient que d’une grosse boîte de conserve vide accrochée par une ficelle au plafond, comme ils restaient aux privations et que la soif brûlait les gosiers, chacun la transforma bol de récupération d’urines seule façon de ne pas crever de déshydratation de sorte que la libération des entrailles s’improvisa dans un coin. Irrespirable l’air gorgé des puanteurs intestinales et corporelles, avec le froid, l’immobilité, le bercement des boggies, hébétait les damnés ce qui les sauva de la haine inoculée par la promiscuité. Invivable la promiscuité, obligeait pour se reposer de s’emmêler à tour de rôle sur le plancher, qu’un famélique tente la resquille, il recevait une volée de savates dans les côtes qui le redressait vite fait. Quand enfin les portes s’ouvrirent, ils étaient tellement hagards tous, qu’ils perçurent à peine les hurlements des chiens, ça ne les empêcha pas de filocher en cortège jusqu’à un large portail métallique couronné d’un panneau en bois sur lequel certains firent l’effort de lire STALAG VIIIC.

L’entrée franchie, on les groupa en centaines conduites une à une dans de vastes baraquements de plain-pied en briques rouges. Répartis dans de grandes salles, leur claqua l’ordre de se dénuder ce qui cabra André, pas la pudeur le détonateur de sa fronde, ô non, en hébertiste prisait la nudité, était même toujours le premier au plongeon cul à l’air dans la Seine à Meulan avec les copains, liberté la nudité, en revanche sous l’injonction, dégringole humiliation alors, par dignité, lambina au dépouillement et s’interrompit aux sous-vêtements. Un jeune SS en vociférations s’abattit sur lui et dans un rire de satyre arracha les ultimes pelures de tissu. Une fois les troupes abaissées grouillement de vers, les boches ordonnèrent la remise des biens intimes, bague, gourmette, chaîne, médaille, le caporal dût donc se défaire de son seul joyau, la montre toute simple offerte par le père et la mère à sa première communion… le père, la mère… irrépressible le chagrin, lui brouillait les yeux quand la bousculade générale l’emporta sous la douche commune. L’eau glacée foudroya la nostalgie, illico délices le ruissellement d’Arctique, car depuis Saint-Quentin, jamais n’avait eu l’opportunité de se laver Dédé, frénétique son asticotage, le purifiait, le redorait homme, éphémère la réhabilitation, interrompue par des jets d’insecticide pour bétail. Résigné de circonstance, il passa à la tonte du crâne puis, dans le vrac d’un tas d’uniformes décrépis, china une veste et des pantalons à peu près à sa taille, pour les pieds, il n’y avait à disposition que des sabots. Acrobatiques les premiers pas en chausse paysanne, dandina pingouin jusqu’à la pièce où on lui tira le portrait avec, bien visible sur une ardoise, le matricule qui désormais devenait son identité : 11 528.

Des prisonniers de Rawa Ruska en 1942.

Pas facile la réduction à un numéro. En aide de la métamorphose les Allemands multiplièrent les rassemblements inopinés en pleine nuit, pourtant, déjà courte la nuit, coucher à 9 h, lever à 4 h, à la sirène, tous en cavalcade… dans la cour, « garde à vous ! »… à l’appel du matricule, au tac au tac : « présent ! », l’engourdi pas assez prompt écopait de l’exécution immédiate d’une série de pompes ce qui allongeait d’autant la pénible posture sous les frimas. Aux gémonies l’enfoiré, tout comme André qui, avec trois acolytes, sabotait le comptage de l’effectif par de subreptices glissements dans les rangs. Intolérable à la grande majorité des prisonniers la résistance par indiscipline, aussi ridicule et fâcheuse dans ses conséquences qu’un chahut de potaches, avait besoin de dormir la majorité après les journées de bagnards à briser les cailloux ; trois porte-paroles informèrent Dédé de la réprobation générale et le mirent en garde contre les risques de dénonciation. Pas ces menaces qui le plièrent en soumission, mais la concession que ses incartades ne valaient que la piètre satisfaction d’exaspérer leurs tortionnaires. D’autant plus magnanimes le caporal que le Stalag VIIIC n’était qu’une étape dans leur destin, le Reich avait besoin de bras en compensation des milliers d’hommes enrôlés aux armées, centre de triage le stalag, après le dressage à la discipline les détenus étaient répartis dans des unités de travail forcé. Comme ça, qu’il échoua avec deux gaillards dans une ferme familiale en Silésie du Nord. Pas déplaisant du tout l’accueil du couple de paysans en aube de vieillesse trognes boucanées par les extravagances de la météo, s’efforçaient d’être chaleureux comme les encourageait la radio depuis l’armistice. Désormais, les Franzoses n’étaient plus des ennemis, mais de respectables vaincus voués par accord entre le Führer et Pétain à une féconde collaboration. Une chance la rapide application de l’accord pour Greta et Bruder, l’arrivée de trois bons gars allaient enfin pallier l’absence de leurs deux garçons enrôlés dans la Wehrmacht. Tombait à pic le renfort, car malgré un phénoménal courage le couple effectuait à peine le tiers des tâches indispensables à la routine de leur exploitation. Pour rassurer les nouveaux venus et prouver leurs bonnes intentions à leur égard, Greta avait mitonné dans la cuisine un copieux repas avec viande et rutabagas accompagnés d’une grosse tranche de pain noir. Un vrai gueuleton de noces pour les trois affamés. À la vue de leur pitoyable maigreur, le mari avait lancé aux soldats qui les accompagnaient « ils vont coûter cher au remplumage ! », de p’tit Paul la traduction, baragouinait l’allemand pour être serveur au Moulin Rouge à Ménilmuche. En joie subite p’tit Paul, comprenait que la vie prenait bonne tournure, qu’à la ritournelle des hasards le sort les gâtait « On va se la faire belle » gazouilla-t-il sans honte à Dédé et Lucien le berger savoyard quand, repus, ils se retrouvèrent coucher dans le foin de la grange attenante à la ferme qui leur servirait de chambre. Serment, la réplique du caporal « Je vous jure de leur pourrir la vie à nos péquenots, carotte pour nigauds leur gentillesse, travailler pour eux c’est se ranger sous la botte d’Hitler oui, je vais leur en faire voir en attendant de trouver le filon pour mettre les voiles ! », « T’es cinglé, on est au bout du monde, jamais tu pourras te faire la paire ; t’en penses quoi Mont Blanc ? », « Y’a pas de larbin chez nous ! » ce qui signifiait la pleine adhésion aux projets de Dédé. Dure à la concrétisation les projets tant le vieux couple s’obstina à les traiter avec humanité, amenuisait simples bourdes leurs crasses de margoulins : semences à l’envers, outils tordus ou brisés, sauts renversés… infinies leurs trouvailles de saloperies, « Vous êtes de fieffés fumiers ! » les agonisait P’tit Paul « Vous anéantissez les maigres bénéfices de deux vies de labeur », « Remballe tes sermons, c’est pour les nazis les récoltes ! » grondait André à la fois triste et résolu à poursuivre les minables manigances, n’avait qu’une hâte y mettre un terme en prenant l’escampette, mais avec leurs sabots et leurs nippes barrées de deux énormes lettres, les SS qui quadrillaient la région molosse en laisse, les choperaient aisément. Par chance, finirent par repérer sur le trajet qui conduisait à la réserve de bois, les allées et venues à horaires réguliers de deux estafettes à vélo. Ils barrèrent le chemin avec un tronc d’arbres et planqués derrière un taillis attendirent que leurs proies posent pieds à terre puis leur tombèrent sur le râble avec le manche de leurs haches. Plus robustes que prévu les vert de gris, à moitié estourbis agrippèrent leurs agresseurs aux mollets, Lucien dingua au sol, mais André parvint à les assommer en deux coups de battoir. Fatale la chute du savoyard, cheville gauche en vrille, ne pût se relever « Je peux plus arquer Dédé, déloque le grand et taille-toi ! ». Aussi habile qu’un maraudeur au détroussage Dédé, butin en chiffons sous le bras, embrassa en chiales de gosse son complice « merde camarade », enjamba l’un des vélos et s’esbigna par un sentier qui s’engouffrait dans un bois.
Invraisemblable l’épopée, chance en bandoulière à lui bichonner les coups de pouce favorables, imaginait le choc de la mère quand elle découvrirait à la porte sa tête de lard de fils, bien qu’en doute de l’existence de Dieu, remerciait le Tout Puissant de sa protection, tutoyait-il encore le Ciel au moment où il se glissa dans le train de marchandises à destination de la France à la gare de triage de Berlin, la seule chose dont il se souvint, ce fût son affalement de bienheureux dans un recoin de wagon. Et puis, il y avait eu le terrible réveil, « Stehen !… Stehen ! »… terminée la cavale, à Berlin s’était gouré de convoi ! Étiqueté dangereux terroriste, on l’expédia à Rawa-Ruska où après des mois de détention, s’était fait pincer avec ses complices à deux jours de l’achèvement du tunnel libérateur….

« Fusiller, fusiller », éructait le costaud épuisé par sa cogne de crosses sur les crânes, les omoplates, les reins, les jambes, « Stehen !…Stehen!, Schnell! », crocha les fringues aux épaules pour accélérer le redressement des suppliciés en hébétude, « Fusillés ! »

« Fusiller, fusiller », éructait le costaud épuisé par sa cogne de crosses sur les crânes, les omoplates, les reins, les jambes, « Stehen !…Stehen!, Schnell! », crocha les fringues aux épaules pour accélérer le redressement des suppliciés en hébétude, « Fusillés ! », le lâchait pas le leitmotiv, le crépitait féroce tout en poussant dehors à grandes bourrades la horde ensanglantée, « Schnell ! …schnell », jappait son comparse en pourriture, le seuil du bâtiment passé, cinq parangons de la race aryenne sous le commandement d’un jeune lieutenant les prirent en escorte sous la vigilance de deux maîtres chiens arc-boutés aux laisses de leurs cadors en fureur d’hallali. À la sortie du camp les séditieux en deux rangs de cinq, côte à côte, furent engagés dans une voie caillouteuse, à droite sur le terre-plein au faîte d’un poteau, une flèche en bois indiquait « Forêt de Wolkowice 2 KM », maudite flèche, abolissait les faibles espoirs de salut, comme tous les déportés de Rawa-Ruska, Dédé et ses potes savaient que la bucolique destination n’était que le prête-nom de la mort, fixé leur sort, à vingt-deux ans l’avenir se recroquevillait sur une poignée de minutes et pourtant, André l’indomptable, André le rebelle, André le farouche libertaire, l’ogre de la liberté, marchait bien au pas au dernier rang de la colonne de droite, la première qui serait foudroyée à l’assassine mitraille, oui, il marchait André claquait les sabots sur la caillasse, clap, clap, avec çà aux pattes risquait pas de détaler, il marchait sans crainte, apaisé… À l’orée du bois, on les stoppa, le lieutenant et ses hommes glissèrent vers une clairière, Loïc le breton de Paimpol à sa gauche profita du relâchement de surveillance pour lui proposer d’échanger leur place, histoire d’amitié la dernière volonté, souhaitait faire le grand saut avec Yann son pote depuis la maternelle qui se trouvait devant dans la file de Dédé. Ça ne se refuse pas une dernière volonté, à la volée la substitution, à peine bouclée le lieutenant ordonna au premier groupe d’aller se placer devant la fosse, en tête des camarades Loïc et Yann se figèrent en fatale position, Dédé détourna le regard et corps aux frissons interpella le Seigneur, en échos, la déflagration déchira ses tympans, n’avait plus de doute maintenant, c’était bien les vers la finalité de l’existence, terrible la certitude à l’entame de sa dernière minute, devant lui les copains s’ébranlèrent, il hésita, pensa que ça aurait une sacrée gueule de se faire abattre dans une ultime rébellion, le lieutenant rugit en français « Avance ! … Je compte jusqu’à trois, à trois, je fais lâcher les chiens… un ! …»Pas héroïque du tout la fin aux crocs des molosses, il céda, recolla à la colonne et avec elle fit face aux fritz, des mômes, il pensa à la mère, le lieutenant cria d’armer les fusils et d’épauler, dans un brouillard André suivait comme au théâtre la parfaite orchestration des gestes qui allaient lui donner la mort, il murmura Maman…. L’irruption d’un side-car en pétarades de foires interrompit la scène, l’engin stoppa en dérapage à quelques mètres du lieutenant, un commandant sauta du panier et ordonna la suspension définitive de l’exécution, pasteur, il jouait de son autorité d’officier supérieur pour imposer au maximum le respect garanti aux prisonniers par la Convention de Genève. Quelques jours plus tard, la Croix-Rouge par une visite impromptue découvrit à son tour les ignobles pratiques en vigueur à Rawa-Ruska et s’appuyant sur le rapport du pasteur obtint la libération d’une centaine de victimes des maltraitances. Du lot des gâtés le matricule 11 528 si bien que le 30 octobre 1942, il réapparût squelette devant la mère à leur domicile au 24 rue des Tanneries à Meulan. Quelles effusions, jamais elle l’avait serré avec une telle fougue son André la mère Menant, elle le crût sortit du cauchemar, mais dès le lendemain, il reprit le combat dans un réseau de résistance. Un devoir la lutte contre les nazis pour André Menant… Mon père.

Marc Menant est journaliste et éditorialiste dans les émissions FACE à L’INFO sur CNEWS du lundi au jeudi de 19h à 20h et LA BELLE HISTOIRE DE FRANCE le dimanche à 14h.

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