La tradition politique et historique veut que Churchill ait invité De Gaulle à faire son allocution le 18 juin 1940 sur la BCC et que le général n’ait eu qu’à se rendre dans la grande maison radiophonique britannique pour faire son allocution. Rien n’est moins vrai. Les débats politiques entre appeasers et « bellicistes » britanniques se poursuivaient au sommet de l’État britannique. Churchill n’avait pas le dessus. L’allocution manqua de passer à la trappe. De Gaulle comme Churchill ont dû s’adapter au jeu des appeasers.
Duel politique au sommet du royaume-uni (1/2)
Churchill est déterminé
Depuis l’irruption en force du nazisme sur la scène allemande lors des élections de septembre 1930, Churchill s’efforce de réaliser une très large union contre ce fléau politique.
La débâcle des forces alliées en mai-juin 1940, en Belgique et en France, loin de le faire changer d’idée, l’encourage à persévérer. Si le récent premier ministre britannique ne peut maintenir la France entière dans le combat, Churchill s’efforce de maintenir la plus grande partie possible de celle-ci dans la lutte.
De Gaulle émerge
À partir du 9 juin 1940, date de la première visite à Londres de Charles De Gaulle, depuis peu général et ministre, Winston Churchill mise sur cette personnalité pour retenir la France de s’engager sur la pente d’une paix séparée, et pour combattre le défaitisme au sein du gouvernement britannique qu’il dirige. Le jour même, il fait devant le cabinet de guerre l’éloge de ce Français qui veut poursuivre la lutte.
En effet, depuis que De Gaulle a pris, le 6 juin 1940, ses fonctions de secrétaire d’État à la Défense nationale, il s’efforce de retenir la France sur la voie de l’armistice. Dès qu’il apprend, le 16 juin au soir, le remplacement de Paul Reynaud à la tête du gouvernement par le maréchal Pétain, De Gaulle manifeste au député anglais Edward Spears, envoyé personnel de Churchill auprès de Reynaud, son intention de se rendre à Londres le lendemain, pour appeler les Français à continuer le combat. Spears contacte aussitôt par téléphone Churchill, qui donne son accord à cette idée. Spears est un conservateur totalement bilingue français-anglais et, depuis 1915, un ami personnel de Churchill.
Churchill fait face à ses opposants
Churchill entrevoit probablement que De Gaulle a l’étoffe d’un chef d’État et celle d’un équivalent de Jeanne d’Arc. Churchill admire deux personnalités françaises, Jeanne d’Arc et Napoléon, ainsi que Clemenceau dont il va tant s’inspirer pendant toute la guerre et particulièrement dans cette période. Cependant, Churchill ne peut pas faire assaut de trop de romantisme face aux membres de son gouvernement qui se prétendent réalistes. Ils ont désormais pour chef de file Edward Halifax, le ministre des Affaires étrangères qui règne au Foreign Office et qui est un ami personnel du Roi.
C’est pourquoi Churchill, après avoir reçu De Gaulle en présence de Spears, le 17 juin vers 15 h, ne lui ouvre pas immédiatement les studios et les micros de la BBC.
Lors de la séance du cabinet de guerre britannique qui se tient en fin d’après-midi du 18 juin, Churchill présente prudemment le motif de l’arrivée de De Gaulle à Londres. Il s’agissait d’assurer sa sécurité car le français était menacé d’arrestation par son gouvernement installé à Bordeaux. C’est une crainte on ne peut plus fondée, témoin l’arrestation pendant quelques heures, de Georges Mandel et du général Bührer au cours de cet après-midi-là.
Churchill est au four et au moulin
Alfred Duff Cooper, ministre conservateur de l’Information, joue un rôle essentiel. Lors de la réunion suivante du cabinet britannique qui se tient le 18 juin vers 12 h 30, c’est lui qui présente un texte que De Gaulle doit prononcer à la radio. Churchill est absent de cette réunion parce qu’il est retenu par la préparation de son discours de combat aux Communes. Ce discours de Churchill est d’après ses derniers mots, celui « de la plus belle heure ». C’est Neville Chamberlain qui préside la réunion du cabinet. La décision s’avère négative, probablement sous l’influence de lord Halifax, le chef de file des appeasers. Il apparaît aux membres du cabinet britannique qu’il n’est pas opportun que De Gaulle parle « tant que le gouvernement français peut encore agir dans le sens des intérêts de l’alliance ». En d’autres termes, on attend que la situation se décante à Bordeaux, lorsque seront connues les conditions allemandes d’armistice et de paix.
Les amis de Churchill maintiennent De Gaulle à flot
Cooper et Spears reviennent à la charge dans l’après-midi du 17 juin et obtiennent de Churchill que la décision puisse être revue s’ils convainquent un par un les membres du cabinet. Halifax en profite pour faire amender plusieurs fois le texte de De Gaulle, jusqu’à une version finale qui le dénature complètement, en affirmant dès sa première phrase que Pétain recherche « un armistice dans l’honneur ».
Le général cède, sans doute, pour arriver à lancer son appel, mais la bataille se poursuit dans la nuit, sans qu’on en connaisse les détails mais seulement le résultat.
Le début du texte publié par les journaux anglais le 19 juin a été changé par rapport à celui qui a été prononcé et que nous connaissons par une écoute des services secrets suisses. Ce texte est conforme à ce que nous connaissons, et ne parle plus d’armistice honorable. Cependant, la fin aussi diffère, par l’ablation de la phrase « demain comme aujourd’hui je parlerai à la radio de Londres ». Voilà qui ressemble au résultat d’un troc. Si on ne parle plus de Pétain comme d’un homme d’honneur, de Gaulle perd son droit à une émission quotidienne. En définitive, la version officielle de l’appel du 18 juin, fixée et publiée en août 1940, reproduira le texte des journaux anglais tout en rétablissant la dernière phrase.
De Gaulle émerge une seconde fois
De Gaulle est effectivement privé de micro jusqu’au 22 juin, date de sa première allocution connue par un enregistrement. On avait appris alors à Londres la teneur des conditions d’armistice et le gouvernement britannique, inquiété notamment par les conditions concernant la flotte de guerre française, essayait par-là de dissuader les Français de signer l’armistice avec les Allemands.
Lorsqu’on apprend à Londres dans la soirée que l’armistice est signé, de Gaulle monte soudain en grade. Le cabinet de guerre britannique décide, le lendemain matin, de ne plus reconnaître le gouvernement Pétain et appelle à la formation d’un « comité national » français en espérant que de hautes personnalités en fassent partie. Pour commencer, de Gaulle en est le « secrétaire », et il va annoncer tout cela à la BBC le soir même. Cependant, après la diffusion de son allocution, Halifax interdit aux journaux de la reproduire et s’en explique le lendemain devant le cabinet. Il a été assailli dans l’après-midi par des Français éminents présents à Londres, Jean Monnet, Alexis Léger, Charles Corbin l’ambassadeur français au Royaume-Uni, se prétendant hostiles à la fois à l’armistice et à cette façon de procéder. Il faudrait, disaient-ils, que la résistance parte des colonies françaises et de leurs gouverneurs.
Churchill ne proteste pas contre cette violation flagrante des décisions collégiales. C’est le signe qu’il craint, par-dessus, toute la crise que déclencherait un désaveu de Halifax et qu’il ne se sent pas assez fort, politiquement, pour croiser le fer avec lui.
Quelques jours plus tard, le 28 juin, aucun gouverneur de colonie française n’a désavoué l’armistice et le cabinet britannique accorde à de Gaulle une reconnaissance minimale. Le cabinet britannique reconnaît de Gaulle comme « le chef des Français qui se rallient à lui ». •
François Delpla, docteur HDR en histoire, consacre depuis trente ans son activité d’historien au nazisme et à la Seconde Guerre mondiale. Il a écrit la seule biographie française de Hitler (Grasset, 1999) et la synthèse la plus récente sur le Troisième Reich (Perrin, 2014). Ses derniers ouvrages, chez Nouveau Monde éditions, outre la biographie de Martin Bormann présentée dans ce numéro, sont : Hitler/Propos intimes et politiques (2 volumes) et Hitler et Pétain, tous deux réédités dans la collection de poche Chronos.