Devenir Hitler

29 avril 2022 | Livres, Seconde Guerre mondiale

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Le coup de coeur de François Delpla

Article publié dans Histoire Magazine N°11

Thomas Weber avait, dans les années 1990, collaboré aux recherches bibliographiques préparatoires à la rédaction de la monumentale biographie d’Hitler par Ian Kershaw. Aujourd’hui, il est fidèle à ses origines en précisant le travail du maître. Après un livre novateur sur Hitler soldat, il démythifie l’entrée en politique du trentenaire autrichien. Il participe aussi à l’effort de relecture de Mein Kampf entrepris en Allemagne puis en France à l’occasion de l’entrée de l’ouvrage dans le domaine public, survenue en 2016. Il aborde les choses en franc-tireur et dément à la fois le récit manipulateur de ces années par le futur dictateur et certaines des analyses les plus récentes.

Hitler, au lendemain de la défaite de son pays en 1918, serait d’abord resté un soldat obéissant et par conséquent soumis, selon les périodes, à des pouvoirs bavarois plus ou moins à gauche — ses sympathies personnelles allant beaucoup plus aux socialistes modérés comme Ebert ou Noske qu’à leurs rivaux, socialistes ou communistes. Mais il n’aurait véritablement développé une conscience politique qu’à partir de mai 1919, sous le double effet de l’écrasement de l’éphémère pouvoir communiste de Munich et de la révélation des conditions de paix imposées à l’Allemagne par la conférence de Paris.

Pris en main, au sein de l’armée, par un officier chargé de la propagande, le capitaine Mayr, il aurait connu un véritable « chemin de Damas » lors de la session de cours que Mayr l’avait envoyé suivre dans l’été. C’est alors, selon Weber, qu’il adhère à un antisémitisme radical, dans lequel l’hostilité au capitalisme tient plus de place que le rejet du communisme.

Le Parti des travailleurs allemands (DAP), qu’il observe pour le compte de Mayr à partir de septembre et auquel il adhère rapidement, est un peu plus important et structuré qu’il ne le dit dans Mein Kampf, pour faire croire qu’il a transformé un club de bavards en un groupement actif.

Adolf Hitler prononce un discours devant 2000 membres du parti à la Hofbräuhaus de Munich. Le 11 mai 1920.

Mais si ce parti, devenu national-socialiste (NSDAP) en septembre et non en février 1920, grandit comme un champignon et s’affirme comme le plus important de la droite radicale bavaroise, c’est bien essentiellement grâce à lui et à son habileté.

La découverte la plus importante porte sur la politique extérieure. Jusqu’en 1924, le NSDAP appelait à une résistance surtout, et indistinctement, contre les vainqueurs de 1918, France, Grande-Bretagne et États-Unis. Il comptait pour cela sur une Russie où les Blancs auraient fini par évincer les Rouges : un bloc germano-russe aurait alors pu tenir la dragée haute aux Occidentaux. Mais après l’échec du putsch de novembre 1923 et à la faveur de l’emprisonnement consécutif, le Führer du parti remet sur le métier sa doctrine. Il affine son racisme, jusque là fondé sur l’opposition entre Juifs et Aryens, en lisant le théoricien allemand le plus en vogue, Hans Günther. La mort de Lénine, le 21 janvier 1924, n’étant pas suivie de la débandade de son régime et le principal partisan de l’alliance russe, Scheubner-Richter, ayant été tué lors du putsch, Hitler découvre que les Slaves seraient des sous-hommes et que les riches terres qu’ils occupent, notamment en Ukraine, seraient beaucoup mieux mises en valeur sous un joug germanique. L’Allemagne, loin de rechercher l’alliance des Russes, leur fera la guerre pour conquérir leur territoire, considéré comme son « espace vital ». Et vers l’ouest, son agressivité se concentrera sur le voisin français, afin d’assurer une hégémonie allemande sans partage sur le continent européen. Quant à La Grande-Bretagne et aux États-Unis, ces puissances « aryennes », le Reich unira ses efforts avec elles pour dominer à jamais les « peuples inférieurs ».

Adolf Hitler à Traunstein juste après la fin de la Première Guerre mondiale. Janvier 1919

La partie la plus discutable du livre se situe au début. La crise mystique que, d’après son livre, Hitler aurait connue à l’hôpital de Pasewalk à l’annonce de l’abdication de l’empereur Guillaume II, le 9 novembre 1918, est sans doute fortement stylisée dans Mein Kampf mais il est risqué de la dire entièrement inventée. Hitler n’a probablement pas décidé alors de « faire de la politique », puisqu’il n’en a pas fait avant l’été suivant, mais n’était-il pas déjà un patriote pangermaniste capable, grâce à sa culture historique, de comprendre l’ampleur de la catastrophe ?
Quant à l’antisémitisme, certes sa variété extrême et intransigeante qui possède l’esprit de Hitler de l’été 1919 jusqu’à son dernier souffle n’est nullement repérable dans sa vie antérieure, mais elle pourrait procéder, plus que des leçons anticapitalistes d’un Gottfried Feder, de la passion que le sujet vouait, depuis son adolescence, à Richard Wagner. Le compositeur est surtout mentionné dans le livre comme le beau-père du théoricien raciste Chamberlain et, s’il a influencé Hitler, c’est essentiellement en tant qu’artiste, en lui donnant le goût des mises en scène grandioses (p. 227). Or la rage antisémite déployée par Wagner depuis un retentissant article de 1851 jusqu’à sa mort en 1883 vaut souvent, dans l’expression, celle de Hitler : les Juifs seraient des coucous incrustés dans la culture des peuples et seulement capables d’en tirer profit. Mais en pratique Wagner est plus confus, ayant des amis juifs et considérant que cette population peut s’amender, notamment en abandonnant ses particularismes. C’est Hitler qui fait d’elle un corps étranger à l’espèce humaine et engagé avec elle dans une « lutte à mort », près de se conclure par l’anéantissement de l’un de l’autre des adversaires. Mais s’il franchit ce saut avec une rapidité extrême, ne serait-ce pas parce que la lecture de Wagner l’y a grandement préparé et qu’il se contente de pousser ses théories à leurs dernières conséquences ?

En résumé, ce livre fait faire à la recherche un grand pas en mettant l’accent sur le talent de Hitler et en attribuant à ce talent une bonne part des succès de son mouvement, mais il reste tributaire des analyses qui surestiment le rôle de ses mentors de 1919, sans tenir suffisamment compte du bagage qu’il avait acquis antérieurement.

“Devenir Hitler” de  Thomas Weber (Paris, Armand Colin, 2021). Edition originale: Becoming Hitler, Oxford University Press, 2017

À propos de l’auteur
François Delpla

François Delpla

François Delpla, docteur HDR en histoire, consacre depuis trente ans son activité d’historien au nazisme et à la Seconde Guerre mondiale. Il a écrit la seule biographie française de Hitler (Grasset, 1999) et la synthèse la plus récente sur le Troisième Reich (Perrin, 2014). Ses derniers ouvrages, chez Nouveau Monde éditions, outre la biographie de Martin Bormann (2020) sont : Hitler/ Propos intimes et politiques (2 volumes) et Hitler et Pétain , tous deux réédités dans la collection de poche Chronos.
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