Ému par la fin tragique d’un jeune polytechnicien, Alain Thibierge, tué à Biberarch, deux jours après son arrivée en Allemagne, deux semaines avant l’armistice, alors que, piaffant depuis plusieurs semaines, il rejoignait son régiment pour enfin pouvoir prendre les armes, j’ai voulu à partir de ses courriers à sa famille, d’autres lettres et des témoignages de quatre centenaires, retrouver l’X de 1940 à 1944, et plus précisément la promotion 41 : des étudiants ordinaires placés dans des circonstances extraordinaires, des étudiants normaux placés dans des circonstances anormales, une situation qui a conduit certains d’entre eux à partir se battre au risque de leur vie.
Article publié dans Histoire Magazine N°13
Rappel des faits: 14 juin 1940, Paris est déclarée ville ouverte.
En dépit du souhait des Allemands qui auraient voulu maintenir l’École à Paris, pour être libre, celle-ci quitte la rue Descartes pendant l’été. Notons que l’occupant aurait exigé que le professeur d’Histoire, Paul Tuffrau, apporte certaines modifications à son cours. Hors de question pour la direction.
L’X a quitté Paris, de même que Saint-Cyr et Saint-Maixent sont parties à Aix-en-Provence, l’École d’artillerie de Fontainebleau à Nîmes, le génie de Versailles à Avignon, la cavalerie et le train, de Saumur à Tarbes, et l’École navale de Brest à Toulon, puis à Clairac, dans le Lot-et-Garonne.
L’X doit donc rejoindre la zone non occupée, zone NoNo. Après être passée à Bordeaux, rue de Budos, puis à Toulouse, rue d’Astorg, elle s’est installée « à titre provisoire » — pour reprendre les mots du chef de cabinet du ministre de la Guerre, le général Huntziger — à Lyon, en partie avenue Berthelot, dans les bâtiments de l’École de santé militaire, en partie à Villeurbanne, Maison Jeanne d’Arc, quartier de la Poudrette. La promotion 41, elle, sera à Villeurbanne. Relevons que jusqu’en octobre 1940, son possible retour à Paris est plusieurs fois évoqué dans la presse. Une question récurrente.
Cette implantation, loin du centre, est tout sauf idéale. Les professeurs, qui en général enseignent ailleurs dans la capitale, sont obligés de demander des laissez-passer, de faire des allers et retours en train de nuit, entre Paris et Lyon, d’adapter leurs programmes en conséquence, de gérer des agendas compliqués, de loger à l’hôtel, de venir chaque matin en voiture à Villeurbanne, etc. D’autre part, la Mai- son Jeanne d’Arc est à une heure du centre-ville, à 7 kilomètres, ce qui contribue à isoler les élèves. Ce n’est pas le cas des promotions 39 et 40, logées avenue Berthelot, en face de la salle de cinéma, le Comœdia, qui sert notamment pour les grands amphis destinés aux deux promotions réunies, situation rare. Dans la pratique, les promotions 40 et 41 vivent séparément. Ce n’est pas l’esprit de l’X.
C’est clair, Lyon ne convient pas. Déjà le 3 mars 1941, le secrétaire d’État aux communications, Jean Berthelot (X 1919S), tutelle de l’X, écrit: « J’ai constaté moi-même lors d’une visite les conditions lamentables dans lesquelles l’École s’est installée. J’estime qu’il y a lieu d’envisager son retour à Paris pour la prochaine rentrée d’octobre ». Bonne prise de conscience, mais non suivie d’effet.
Par ailleurs, l’X, par la loi du 20 décembre 1940, n’est plus une école militaire. Perdant ce statut, elle dépend désormais du secrétariat d’État aux communications.
Elle n’est plus commandée par un général, mais se trouve désormais sous les ordres d’un gouverneur; celui-ci est un général polytechnicien à la retraite ; dans les faits, ce seront d’abord le général Henry Calvel (X 1887) jusqu’en novembre 1941, puis le général PierreServais Durand (X 1904), enfin même un civil, une première dans l’histoire de l’École[1], Jacques Claudon (X 1911). «La réorganisation de l’École polytechnique et de l’École des ponts et chaussées vise à donner au pays non plus seulement des jeunes savants, mais des chefs », écrit en octobre 1941 Jean Berthelot. Plus de grenade sur le col de l’uniforme, mais des lauriers.
La promotion 41, 202 élèves, dont six « bis » (sont «bis » ceux qui reconnaissent être juifs et ceux dont le père n’est pas de nationalité française à leur naissance) fait sa rentrée en octobre. Les élèves sont répartis en groupes de 50, chaque groupe étant sous l’autorité d’un chef de groupe, en général un jeune officier démobilisé, «un militaire camouflé », sans signe distinctif de grade, ou un jeune fonctionnaire, dans les deux cas, polytechnicien ayant déjà eu l’occasion de se mêler à la vie économique. Préparant ses élèves à « leur rôle de chef dans les cadres de l’État français », assumant « cette tâche par l’exemple et le contact quotidiens », c’est avant tout un « éducateur ».
Le groupe dispose d’une salle de réunion, avec un embryon de bar, une bibliothèque dont les livres sont choisis par le chef de groupe, et un «poste TSF» bricolé pour ne pas pouvoir capter Londres. On se lève à 6 h 55. Couvre-feu à 22 heures. Lors de l’appel du soir, marqué par une sonnerie au début et un coup de sifflet à la fin, il est impératif de se trouver dans son « casernement ».
Dans la formation, l’accent est clairement mis sur trois aspects: scientifique, sportif et manuel.
Inexistante, l’instruction militaire a disparu, en revanche l’éducation sportive prédomine, très poussée, conforme aux souhaits du chef de l’État: « Sportifs, la France a besoin que tous ses fils endurcissent leur corps et durcissent leurs âmes ».
En décembre 1941, l’inspecteur général des ponts et chaussées, Louis Suquet (X 1891), président de la société «Les amis de l’X», devait s’inquiéter: il craignait que l’on ne transforme l’X en succursale de Joinville-le-Pont. Mais la nourriture étant insuffisante et le sport omniprésent, les élèves perdent des kilos, du coup «L’hébertisme matinal est progressivement remplacé par du chant choral pour tout le monde.»Par ailleurs, les juifs sont quelque peu ostracisés. Exemples: ils ne sont pas autorisés à faire la cérémonie des couleurs, ils doivent rembourser leurs frais de trousseau et de formation, ils ne participent pas aux Chantiers de jeunesse et devront rester en zone sud lorsque l’École reviendra à Paris en avril 1943.
L’X à Lyon pendant l’Occupation, ce sont des élèves très jeunes, à peine sortis de leurs études scientifiques pour la plupart d’entre eux, loin d’avoir acquis une forme quelconque de conscience politique — comme l’a écrit Alexandre Moatti, (X 78) —, en général obsédés par leurs examens généraux et les notes obtenues. «Le travail scolaire yeux et oreilles bouchés restera le seul horizon proposé (ou imposé) aux élèves” comme devait l’écrire le chef de groupe Philippe Trocmé (X 31). Certains vont faire du social, dans le “patronage” de la Poudrette, d’autres réussiront à aller au théâtre ou à assister à des concerts ou opéras, mais les horaires et les distances ne facilitent pas ce genre d’évasions. Pourtant, c’est là que Gérard Philippe commence sa brillante carrière, que le chef d’orchestre, Paul Paray va diriger plusieurs concerts. Suppléant Paris, la capitale des Gaules attire un certain nombre de célébrités.
Bien qu’il y ait eu plusieurs rafles de juifs à Lyon, l’École, étanche, n’est pas un foyer de résistance. Pour le sous-gouverneur, c’est simple : «Devons-nous prendre parti pour la Révolution nationale ? Oui, c’est notre devoir »Toutefois, à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord, de l’entrée des Allemands en zone sud, de leur arrivée à Lyon le 12 novembre 1942 et du sabordage de la flotte, le 27 novembre, les choses changent. Dans les semaines suivantes, entre la fin décembre et janvier 1943, des élèves manquent à l’appel du matin.
Il y eut une dizaine de fugueurs; ils voulaient aller là où on se bat pour la libération du territoire, ne pas rester dans une organisation dont le but était de faire des esclaves soumis (Frédéric Gourio, X 41, mort pour la France le 11 septembre 1944 à Villars-sous-Écot), ne pas se sentir solidaire de la défaite.
Traités de traîtres par le Maréchal (“décidé à les châtier”), après trois réunions du Conseil de discipline auxquels participe le secrétaire d’État, ils sont exclus. Ces décisions devaient être annulées par le ministre de la Guerre le 21 mars 1945.
Ces fugueurs ont été courageux, des précurseurs. Le chemin vers l’Afrique du Nord par l’Espagne était dangereux. Il fallait trouver un guide, ne pas rencontrer des patrouilles allemandes ou de carabiniers espagnols, ne pas avoir peur d’une éventuelle mise en prison. Il y avait là une part de saut dans l’inconnu. Et ils ne pouvaient pas non plus ne pas s’interroger sur leur avenir. Ils sont une douzaine. Alain refuse de les qualifier de déserteurs; il devait écrire le 11 janvier «Admiration profonde pour ces quelques garçons qui ont su suivre jusqu’au bout une idée, sans considération de prix ni de risques» et en 1944, quelques jours avant sa mort «C’est la plus belle bêtise de ma vie [que] celle qui a consisté à ne pas partir en Afrique en 43 avec les autres camarades de l’X». Chacun s’est décidé en conscience.
L’École ouvre à nouveau ses portes à Paris le jeudi 15 avril 1943. Cette situation à Lyon, nous l’avons vu, posait en effet nombre de problèmes pratiques et surtout il n’y avait plus ni zone libre ni zone occupée, donc plus de différence entre le nord et le sud. La raison initiale de ce déplacement avait disparu.
Après le retour, la politique conservatoire, de conservatisme de l’école pendant l’Occupation a finalement porté ses fruits; bien qu’il n’y ait pas eu le traditionnel Point gamma[2], à la Libération, l’École fonctionnait encore, ses rouages n’étaient pas brisés. Ses tra- ditions maintenues, elle a pu «repar- tir» comme avant. Seuls changements, les juifs ont été laissés en zone sud, il n’y a plus de chambres individuelles (“les caserts”), mais des dortoirs, plus de cérémonie des couleurs, tandis que les professeurs ont repris la tradition de venir en habit faire leur cours, dans des locaux qui ont un caractère beau- coup plus solennel.
Les examens sont terminés le 14 août et la liberté rendue à tous. Très nombreux furent alors ceux qui rejoignirent soit les FFI, soit l’armée de Lattre ou la division Leclerc. Enfin, le 30 septembre les élèves de la 41 sont officiellement rayés des contrôles de l’École. C’est alors le STO, pour ceux qui n’étaient pas encore partis sous les drapeaux, et notamment pour la 42.
Après s’être engagé dans la 2e DB et suivi une formation à Valdahon, au CIAB (Centre d’instruction de l’arme blindée de la 1re armée française), Thibierge réussit enfin, car il rongeait son frein depuis plusieurs semaines, à être affecté à la 1re Armée. C’est en rejoignant son régiment, en route vers Ulm, que le 24 avril 1945, tombant dans une embuscade, il est tué, une balle dans le front. Il avait 24 ans. Ils furent une cinquantaine de la promotion à s’être engagés, comme lui, une cinquantaine dont treize sont répertoriés «Mort pour la France »…
[1] Abstraction faite du court intérim de François Arago (1786-1853) en 1830.
[2] Tradition, le Point Gamma est un gala organisé chaque année au mois de mai ou juin sur le campus de l’École. Entièrement organisé par les élèves, cet événement, est la plus grande et la plus ancienne soirée étudiante de France. La première édition eut lieu en 1861. Au plan historique, le Point Gamma est le nom du moment où le soleil passe sur l’équateur à l’occasion de l’équinoxe de printemps.