<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’histoire hachée menue de la viande de boeuf par Nathalie Helal

19 mai 2022 | N°11 Histoire Magazine

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L’histoire hachée menue de la viande de boeuf par Nathalie Helal

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Article publié dans Histoire Magazine N°11

Marqueur social unique, la viande bovine est une des plus riches en péripéties de toute l’histoire de la cuisine française. Entre bons morceaux et viles récupérations, retour sur des siècles de consommation.

Morceaux nobles et bas morceaux
Dans l’Occident Chrétien, durant des siècles, la viande de bœuf est réservée aux banquets, aux riches et aux citadins. L’augmentation de sa consommation connaît un essor considérable, entre la moitié du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, dans la capitale notamment. La raison en est simple : elle suit la courbe démographique de la population, or Paris est la deuxième ville d’Europe, après Londres, à compter une élite, composée de marchands et d’artisans, résolument amatrice de viande.
Mais la répartition des différents morceaux est révélatrice de la disparité sociale, car seuls les plus fortunés peuvent s’offrir les plus frais et les plus tendres. En 1746, un ouvrage culinaire, appelé à être réédité de nombreuses fois, « La Cuisinière bourgeoise » de Menon, établit clairement et avec un mépris à peine dissimulé, une distinction entre consommateurs de produits carnés :
« En expliquant les principales parties du bœuf, je n’entrerai point dans le détail de ce que nous appelons basse boucherie : cette viande n’est d’usage que dans le bas peuple ; l’accommodage chez eux est force sel, poivre, vinaigre, ail, échalote, pour en relever le goût insipide. Voici ce qui est d’usage chez les bourgeois et gens qui tiennent bonne table : la cervelle, la langue, le palais, les rognons, la graisse, la queue. Dans la cuisse, nous avons la culotte, la tranche, la pièce ronde, le gîte à la noix, le cimier, la moelle. Après la cuisse sont l’aloyau, les charbonnées, les flanchets et les entrecôtes, la poitrine, les tendrons de poitrine, les palerons ».

Les « bourgeois et gens qui tiennent bonne table » n’y trouveront pourtant « que » 36 recettes et façons d’accommoder le bœuf, preuve que cette viande ne constitue pas non plus leur ordinaire.

Au « bas peuple », qui ne possède la plupart du temps pas plus d’ustensiles ou d’espace pour cuisiner, que d’argent pour en financer l’achat, ne sont dévolus que les tripes ou des morceaux destinés au plat populaire par excellence : le bouilli, défini d’une curieuse manière par le gastronome Brillat-Savarin : « de la chair moins son jus » !

En 1766, un voyageur anglais, Tobias Smollet, écrit ceci : « Le bœuf français n’est ni gras ni consistant, mais très bon pour la soupe qui est le seul usage que les Français en fassent. »

Marché du boeuf gras. Gravure de Saint-Aubin, 1750.

Vache de remise ou bœuf, épuisé par des années de trait, la viande de l’époque est coriace, et bonne pour la marmite — exception faite des tripes, de la peau et du suif, les deux derniers étant destinés à d’autres usages que la consommation alimentaire — .

Du bouilli aux bouillons
Pourtant, le « bouilli » est un mets très recherché, y compris au siècle suivant : dans le roman L’Assommoir », publié par Zola en 1877, le repas de fête de Gervaise, outre l’oie rôtie, mets festif par excellence, comporte aussi un « petit morceau de bouilli », juste après le potage.

Durant le Second Empire, qui voit croître le prolétariat accompagnant le développement industriel, le bœuf est d’autant plus prisé que la santé des Français est médiocre : des médecins estiment que seule la consommation généralisée de viande rouge pourra éviter une « dégénérescence » de la nation !

Ces craintes marquent les débuts de l’hippophagie (légalisée en 1866 en France), préconisée par les hygiénistes pour la classe ouvrière, comme un adjuvant à la viande de bœuf.
Car, en ville toujours, la consommation demeure très inégale : en 1857, dans le quartier des Batignolles, selon une enquête, un tiers des ouvriers déclare ne jamais manger de viande. Quelques décennies plus tard, à la Belle Époque, on appelle même « côtelette de l’ouvrière » la part de Brie qui accompagne son pain !

Pour les classes laborieuses urbaines, le salut viendra des « Bouillons ». Ces nouveaux restaurants populaires, apparus dans la capitale, présentent une offre limitée, mais terriblement efficace : des bas-morceaux, cuits en compagnie de légumes dans des marmites de grande taille, qui constituent le repas complet le meilleur marché de l’époque.
À leur tête, un boucher, nommé Pierre-Louis Duval, désireux de se débarrasser de la basse viande impossible à écouler dans sa boutique. C’est en 1854 que son premier établissement ouvre ses portes. On n’y sert d’abord que du bouillon de bœuf, d’où le nom de « Bouillon » donné à ce restaurant qui va essaimer dans toute la capitale.
Il ne tarde pas à être imité : entre les barrières du Maine et de Montparnasse, un établissement en libre-service, baptisé « la Californie » sert chaque jour près de 10 000 portions de viande bouillie garnie de légumes ! À la fin du siècle, on dénombre plus de 200 établissements de ce genre à Paris.
En 1896, c’est au tour des frères Chartier, Frédéric et Camille, d’ouvrir leur restaurant bon marché, baptisé « Bouillon Chartier », sans pour autant provoquer la chute de leur concurrent : le fils de Pierre-Louis Duval, surnommé par le Tout-Paris « Godefroy de Bouillon », est même l’une des figures mondaines les plus importantes du Paris de la Belle Époque !
Ironie du sort, au moment où se généralisent les bouillons en France, l’Amérique voit se développer un produit qui fera sa renommée dans le monde entier : le hamburger, lui aussi populaire, composé de bœuf haché et grillé, entre deux tranches de pain. Cette viande grillée annonce une nouvelle ère.

Véritable extrait de viande, chromolithographie publicitaire.1884

Conserves et conservation

Boîte de corned beef destinée aux soldats.

La conservation de la viande fraîche, qui s’altère très rapidement, a joué un rôle essentiel au cours des siècles, tout en impactant sa consommation. Au moins jusqu’à la première moitié du XVIIIe siècle, le bœuf est en général « brési », c’est-à-dire couleur de braise, car sec ou fumé. Fumage et salaison ne sont pas nouveaux, mais plusieurs innovations déterminantes apparaissent au cours du XIXe siècle : bien que les travaux de Nicolas Appert (1749-1841) aient porté davantage sur la conservation des légumes que sur celle de la viande, son invention de la boîte de conserve intéresse beaucoup les Américains. À Chicago, où les abattoirs sont nombreux, le procédé d’Appert est perfectionné par l’américain Winslow : en 1853, parvenant à une stérilisation parfaite à 115 °C, ce dernier ouvre la voie à la fabrication des boîtes de corned-beef. Précieuses pour les soldats durant la guerre de Sécession, elles le seront ensuite pour les poilus dans les tranchées de la Première Guerre mondiale.

Justus von Liebig (1803-1873)

L’Argentine, Eldorado des troupeaux de bovins, abattus uniquement pour leur suif et leur cuir, va être le berceau d’une autre forme de conserve : …

…le chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873) a l’idée de faire bouillir longuement cette viande sous certaines conditions de pression. À partir des sucs concentrés qu’il obtient, il fait naître le bouillon-cube : à l’Exposition universelle de 1855, la Compagnie alimentaire de Buenos Aires présente « des tablettes et des biscuits de viande », sans dévoiler ses secrets de fabrication !

Trois décennies plus tard, des bateaux frigorifiques transportent vers l’Europe des chargements de viande de bœuf, devenus indispensables pour la croissance de sa population autant que pour son niveau de vie. Mais ce n’est qu’au cours des années 30 que les premiers réfrigérateurs entreront dans les foyers aisés.

Un bifteck passé à la moulinette

Mademoiselle Louise Stock, reine des halles en 1899. Aquarelle de Parys publiée dans le “Soleil du dimanche”.

À la « frénésie » de consommation de « la patate et du bifteck » dès les premières années d’embellie de l’après-guerre, succède, dès 1960, une grande campagne médiatique, lancée par les pouvoirs publics, pour un coût global de 5 millions de francs. Son slogan : « suivez le bœuf ». En effet, la consommation de viande rouge a chuté brutalement de 3 %, en raison de l’augmentation du prix de détail et de la baisse du pouvoir d’achat des ménages. Parallèlement, les associations de consommateurs commencent à monter au créneau, comme l’UFCS (Union féminine civique et sociale), qui, en 1973, appelle à faire disparaître des assiettes le « sacro-saint bifteck journalier ou l’escalope insipide, tous deux hors de prix.
Quelques années plus tard, c’est au tour de certains médecins de souligner de façon récurrente les dangers d’une surconsommation de bœuf… l’argument choc : maladies cardio-vasculaires et cancers.
Ce contexte sonne la fin d’un cliché : la viande rouge, longtemps associée à une image de virilité, en particulier pendant les Trente Glorieuses, est stigmatisée.
Les besoins en calories diminuant (les “cols blancs” ayant remplacé petit à petit les ouvriers), l’expression “gagner son bifteck” perd en intensité.
La crise de la vache folle, qui démarre en 1996, permettra, bien malgré elle, le lancement d’une vaste campagne d’information sur le thème “identification d’un bovin”. Preuve qu’à quelque chose, malheur est bon. Le sigle VBF (viande bovine française) naît d’ailleurs de là.
Il faudra néanmoins attendre une bonne dizaine d’années et l’apparition d’élevages à la super traçabilité et au bétail idéalement nourri, ainsi qu’une poignée de bouchers stars, pour que l’on puisse oser reprendre ce vieux slogan de 1984 : “Quel punch, le bœuf” !

“Ce que l’on a oublié de montrer au Président de la République : la rue de la Boucherie à Limoges”. ” Le souvenir de cette rue eut compté parmi les visions les plus pittoresques que monsieur Poincaré eut rapportées de son voyage” . Gravure et commentaire publiés dans le supplément illustré du Petit Journal du 21 septembre 1913.

Nathalie Helal est journaliste et spécialiste de l’histoire de la gastronomie et de l’alimentation. Son dernier titre paru est Le goût de Paris et de la région Ile-de-France, aux éditions Hachette cuisine, co-signé avec Sandrine Audegond.

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Nathalie Helal est journaliste et spécialiste de l’histoire de la gastronomie et de l’alimentation. Son dernier titre paru est Le goût de Paris et de la région Ile-de-France, aux éditions Hachette cuisine, co-signé avec Sandrine Audegond.
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