La bataille de Salamine : de la victoire libératrice au mythe impérialiste
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La bataille de Salamine : de la victoire libératrice au mythe impérialiste

par | Bataille, N°12 Histoire Magazine

Article publié dans Histoire Magazine N°12

Le 23 septembre 480 avant J.-C., dans le chenal situé entre l’île de Salamine et les côtes de l’Attique — tout près du port d’Athènes, Le Pirée — la coalition des Grecs d’Europe l’emporta sur les forces de l’Empire perse conduites par le Grand Roi Xerxès.

Cette victoire navale marqua un tournant essentiel dans les rapports de force au sein du monde grec et contribua largement à la victoire finale des Grecs d’Europe lors de la Seconde Guerre médique. (480 – 479 avant J.-C.). Les Athéniens nommèrent le jour de cette bataille «le jour de la liberté» et en firent le mythe fondateur de leur impérialisme maritime. Car même si Athènes ne fut pas seule à combattre — les Éginètes (de l’île d’Égine), par exemple, jouèrent un rôle important dans le succès de l’entreprise —, elle fut cependant l’âme vivante de cette coalition hellénique. À «Salamine la divine» (selon l’expression donnée chez Hérodote), les Athéniens accordèrent une gloire éternelle. Ainsi, cinquante ans plus tard, Périclès rappellera dans sa célèbre oraison funèbre combien la suprématie navale d’Athènes lui a permis d’étendre sa puissance sans limites : «Vous pensez ne commander qu’à vos alliés; mais je vous dis, moi, que, des deux parties du monde utilisables par les hommes, la terre et la mer, vous êtes les maîtres absolus de l’une dans sa totalité : sur toute l’étendue que vous contrôlez actuellement, mais aussi sur une plus grande, si vous le voulez. Et à l’heure actuelle il n’est personne, ni roi ni peuple qui, si vous mettez sur la mer les forces navales dont vous disposez, puisse vous interdire de passer» (Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, II, 62 Trad. P.C.).

Plan du combat de Salamine. Par J.D. Barbié du Bocage. Gravure de 1785.

De fait, Athènes n’avait pas attendu la rencontre de Salamine pour se doter d’une flotte de trières conséquente. Elle avait déjà lancé un programme naval d’importance sous l’impulsion de l’archonte Thémistocle, qui plaidait pour qu’Athènes se dote d’une force de frappe maritime face à ses différents ennemis. Après le vote de 483 avant J.-C., année où fut adoptée la loi navale, la construction de nouvelles trières permit à la flotte athénienne de compter près de deux cents vaisseaux.

Du côté des Perses en 486 avant J.-C., Xerxès succéda à son père Darius qui souhaitait lancer une nouvelle offensive contre les Grecs; le fils se substitua donc au père dans cette entreprise : ce fut la Seconde Guerre médique.

Pour mener à bien cette invasion, Xerxès appliqua le plan de son général et beau-frère Mardonios : il fit franchir le détroit des Dardanelles à son armée terrestre sur un pont de bateaux réalisé par les Phéniciens et les Égyptiens. Il ordonna parallèlement de creuser un canal de 2,4km à travers l’isthme du mont Athos où deux trières pourraient naviguer de front ; ses deux armées, terrestre et navale selon Hérodote, comptaient 1700000 fantassins, 80000 cavaliers et près de 1 200 trières. Elles effectuèrent leur jonction au début de l’été 480 avant J.-C. Les estimations actuelles donnent pour l’ensemble des troupes perses entre 150000 et 180000 hommes.

Pour convaincre ses compatriotes athéniens de la justesse de sa vision stratégique et de la nécessité de confier leur destin à une bataille navale, Thémistocle demanda en avril 480 l’envoi d’une délégation d’ambassadeurs pour consulter l’oracle de Delphes.

Avec la complicité d’un notable de Delphes, Timon fils d’Androbule, il s’efforça vraisemblablement d’influencer la réponse de l’oracle, pour obtenir que le clergé delphique réponde par la bouche de la Pythie dans le sens qu’il souhaitait et ajoute ensuite dans la réponse la mention de l’île de Salamine. Hérodote le rapporte ainsi : « Les Athéniens, voulant consulter l’oracle, envoyèrent à Delphes des ambassadeurs. Après les cérémonies d’usage, et après s’être assis dans le temple en qualité de suppliants, ces députés reçurent de la Pythie, nommée Aristonice, une réponse formulée en ces termes : “Malheureux ! pourquoi restez-vous assis? Quittez vos maisons et les rochers de votre citadelle, fuyez jusqu’au bout de la terre. Athènes sera totalement détruite, tout sera renversé et plongé dans les ténèbres, et les flammes détruiront la cité. Arès le farouche, monté sur un char syrien, anéantira vos forteresses, et celles de plusieurs autres villes (…).”

La bataille de Salamine. Illustration du XIXe siècle

Timon vit alors les messagers athéniens désespérés à cause des malheurs prédits par l’oracle : il leur conseilla de prendre des rameaux d’olivier, et d’aller une seconde fois consulter l’oracle en qualité de suppliants. Ils suivirent ce conseil. La grande prêtresse leur répondit ainsi pour la seconde fois : “C’est en vain que Pallas Athéna tente d’apaiser pleinement Zeus Olympien, elle a beau supplier, prodiguer ses conseils de sagesse, elle ne parvient pas à le fléchir. Cependant, Athéniens, je vous donnerai encore une réponse, ferme et infrangible comme l’acier. Quand l’en- nemi aura mis sous sa coupe tout ce que contient le pays de Cécrops, et les antres divins du Cithéron, il restera le mur de bois pour Tritogéneia (épithète d’Athéna) : Zeus qui voit tout, l’accorde comme unique moyen de briser les assauts. À vous et à vos enfants il apportera le salut. N’attendez pas l’arrivée de la cavalerie et de l’infanterie qui viendront vous attaquer par la voie terrestre. Ne demeurez pas sur place, tournez le dos à l’ennemi : un jour vous l’affronterez. Divine Salamine! Ainsi tu anéantiras les enfants nés des femmes, à la saison des semailles du blé de Déméter ou à celle de sa récolte». Cette réponse parut aux ambassadeurs, moins dure que la première, et de fait elle l’était. Ils la couchèrent par écrit, et retournèrent à Athènes.» (Histoires, livre VII, 140 – 142. Trad. P.C.)

Devant une telle réponse, les Grecs hésitèrent sur la stratégie à suivre et s’interrogèrent sur la signification de l’expression «mur de bois» mention- née par l’oracle. Certains y voyaient la palissade de bois d’Athènes : il convenait dans ce cas de rester à Athènes, d’autres, comme Thémistocle, y discernaient une métaphore pour désigner les trières athéniennes : il fallait donc quitter Athènes et se mettre en sécurité sur les navires. Durant ce temps, l’armée de Xerxès, malgré la résistance du roi Léonidas et de ses Spartiates aux Thermopyles en août 480 avant J.-C., progressait rapidement et s’emparait de la Phocide et de la Grèce centrale. Toujours en août 480, en face du cap Artémision, la flotte perse dut affronter une flotte grecque sous le commandement du Spartiate Eurybiade. Une violente tempête contribua grandement au succès des Grecs : les Perses perdirent près de 400 navires. Mais ils continuaient leur avancée tandis que les alliés de la coalition grecque se repliaient vers Trézène, Égine et Salamine. Leur intention première était de défendre l’isthme de Corinthe. La plus grande partie des citoyens d’Athènes abandonnèrent alors leur cité, qui fut ravagée par l’armée perse et vit les monuments de l’Acropole détruits.

Devant la menace d’une invasion complète du Péloponnèse, Thémistocle parvint à imposer son point de vue face aux autres stratèges péloponnésiens qui préféraient placer leurs forces sur une ligne défensive près de l’isthme de Corinthe : il menaça de retirer de la flotte grecque les trières athéniennes dont il était le navarque. Il n’y avait qu’un seul moyen à ses yeux pour l’emporter sur une flotte perse si nombreuse : passer à l’offensive. Il avait en effet tiré une leçon de la bataille de l’Artémision : «D’abord, si nous livrons bataille dans un espace étroit avec un petit nombre de vaisseaux contre un plus grand nombre, nous remporterons, selon toutes les probabilités de la guerre, une grande victoire, parce qu’un chenal nous est aussi avantageux que la pleine mer l’est aux ennemis. Ensuite, nous conserverons Salamine, où nous avons laissé nos femmes et nos enfants» Hérodote, Histoires, VIII, 60 C, Trad. P.C.). Ce fut à la fin de septembre 480 avant J.-C. que les navires grecs quittèrent le cap Artémision et vinrent mouiller à l’entrée du détroit qui sépare Salamine de la terre ferme. Xerxès tint alors un conseil de guerre, mais il n’écouta pas l’avis de la capitaine de vaisseaux et reine de Carie, Artémise d’Halicarnasse [1], qui jugeait risqué d’affronter la flotte grecque dans les eaux étroites du chenal, et il fit le choix d’attaquer.

Du côté des Grecs d’Europe, ce fut l’inquiétude, car la coalition hellénique disposait d’un nombre de bateaux nettement inférieur à ceux de l’ennemi : un peu plus de 300 trières, contre 600 à 800 pour les Perses. Les navires perses étaient aussi plus efficaces et leurs équipages bien formés : les Grecs redoutaient une catastrophe et souhaitaient abandonner le chenal. Thémistocle eut recours à un stratagème à la fois pour les empêcher de partir et pour amener Xerxès à attaquer : il envoya un messager aux Perses afin de leur faire croire qu’il envisageait de se rallier à Xerxès et que, s’ils voulaient assurer leur triomphe, il leur suffirait de bloquer le détroit de Salamine. Tombant dans le piège, Xerxès ordonna aussitôt à sa flotte de bloquer les accès au détroit et fit installer son trône sur une colline proche du mont Aigalée pour observer la bataille le lendemain. Quant aux Grecs, ils n’avaient plus d’autre issue que de se battre.

Au lever du jour, les Perses entrèrent dans le détroit. Thémistocle, en bon connaisseur des lieux, donna l’ordre aux navires grecs de ne pas se mettre en mouvement avant que le vent matinal se fût levé, car ce vent ne créerait pas de problème aux trières grecques dont la structure était basse, mais mettrait en difficulté les vaisseaux perses dont la poupe était plus élevée. Le roulis que suscita la mer agitée gêna en effet les archers perses pour tirer; la multitude des navires de la flotte perse, entassée dans ces eaux trop étroites, ne parvint pas à manœuvrer efficacement : elle fut mise à mal par les Grecs qui disposaient de navires plus adaptés à la situation. Moins nombreux et plus maniables dans ces eaux, les navires grecs éperonnaient les vaisseaux ennemis grâce à leurs béliers placés à la proue, par- fois éventraient leurs flancs ou passaient à l’abordage avec les soldats embarqués à cet effet.

Rapidement la bataille tourna à la débâcle : «Comme des thons ou d’autres poissons pris au filet, les Perses sont écrasés, échinés à coups de morceaux d’épave ou de tronçons de rame», commente Eschyle huit ans plus tard, faisant de l’événement un chant du désastre :

– Le Messager (des Perses) : (…) Quand le Jour fit courir ses chevaux blancs et couvrit la terre entière de sa lumière, une clameur monta du milieu des Grecs, pareille à un hymne. L’écho rebondissait, vibrant, sur les rochers de l’île. L’effroi envahit les Barbares, trompés dans leur espoir : les Grecs ne chantaient pas le Péan sacré pour fuir, mais étaient déterminés à combattre héroïquement; le cri de la trompette les enflammait tous. Ensemble et en cadence, ils frappent aussitôt de leurs rames retentissantes les eaux de la mer. Bientôt voici que tous leurs navires nous apparaissent. L’aile droite venait d’abord en bon ordre, puis s’avançait toute la flotte. Ce fut alors une immense clameur : «Fils des Grecs, allez! Délivrez la patrie, délivrez vos enfants, vos femmes, les autels des dieux de vos pères et les tombes de vos ancêtres! C’est l’heure de la bataille suprême ! » Et le cri de notre langue perse leur répond, car l’heure n’était plus à l’hésitation. Aussitôt, navire contre navire, les proues d’airain se heurtent.

Un vaisseau grec brisa, le premier, l’avant d’un navire phénicien, et, ennemi contre ennemi, chacun lança son vaisseau contre un autre.

D’abord, le flux immense de l’armée perse résiste, mais nos innombrables navires, amassés dans la passe resserrée, ne peuvent plus s’entraider. Ils s’entrechoquent de leurs becs d’airain et fracassent des rangs de rame. Les vaisseaux grecs nous entourent habilement, nous percent et nous retournent : on ne voit plus la mer sous l’amas des débris flottants et des tués; les récifs de la côte se couvrent de cadavres, et le reste de l’armée barbare fuit en désordre, à force de rames. Comme des thons ou d’autres poissons pris au filet, les Perses sont écrasés, échinés à coups de morceaux d’épave ou de tronçons de rame : une plainte, lourde de sanglots, déferle sur toute la mer; enfin le visage de la Nuit noire nous dissimula. Même si je disposais de dix jours, je ne parviendrais pas à te raconter la somme de tous nos malheurs. Mais, sache ceci : jamais en un seul jour autant d’hommes ne sont morts.» (Les Perses vers 377-432 Trad. P.C.)

La stratégie de Thémistocle s’avéra pertinente : les pertes des Grecs ne furent que de 40 navires, celles des Perses de 200. Xerxès, dont les forces étaient encore importantes et qui aurait pu relancer l’offensive, réunit sa flotte dans la baie de Phalère et décida de ne poursuivre la guerre que sur le front terrestre : il n’accordait plus sa confiance à ses amiraux. Il rejoignit Babylone avec une partie de son armée et laissa Mardonios, son beau-frère, à la tête d’une troupe de 300000 hommes. Ce dernier allait mourir à la bataille de Platées en 479 avant J.-C., et une grande partie de ses hommes y serait massacrée par la coalition hellénique. La même année, les Grecs d’Europe portèrent le coup final à la flotte perse lors de la bataille du cap Mycale, en face de l’île de Samos.

Grâce à Thémistocle la marine assura dans les décennies suivantes l’hégémonie d’Athènes sur les autres cités grecques. Le héros de Salamine fut sans conteste l’un des premiers grands stratèges de l’histoire, avec une lumineuse capacité d’anticipation. Beaucoup plus qu’une tactique aléatoire, la stratégie qu’il mit en œuvre à Salamine fut l’aboutissement d’une pensée mûrie et d’un plan conçu de longues années auparavant, afin qu’Athènes s’assure de la suprématie maritime. Thémistocle sut aussi fédérer autour de sa vision stratégique les Grecs d’Europe chez qui l’unanimité fut toujours loin d’être totalement acquise.

La bataille de Salamine transfigurée par les auteurs grecs et par les hommes politiques athéniens devint un mythe : elle signifia pour les Grecs d’Europe la victoire des cités sur les dynastes, des hommes libres sur les Barbares. Mais, au fil du temps, l’exaltation de cette victoire par les Athéniens (notamment l’orateur Isocrate) sur les Perses, qui allait de pair avec la détestation des « Barbares », servit les seuls intérêts de l’impérialisme athénien. Cette vision délibérément manichéenne occultait une réalité autrement plus complexe : celle d’un empire perse où demeuraient des Grecs d’Asie Mineure (Hérodote par exemple et tant d’autres) qui vivaient en relative harmonie avec les Perses et se trouvaient de fait être «grecs» et «barbares» à la fois. C’est cette représentation athénocentrée du monde grec que des hommes comme Xénophon et plus tard Alexandre le Grand feront voler en éclats.

À propos de l’auteur
Pascal Charvet

Pascal Charvet

Pascal Charvet est helléniste, professeur de chaire supérieure, traducteur, inspecteur général honoraire et membre du Conseil supérieur des Langues. Il a traduit et édité de nombreux ouvrages de l’Antiquité dont le Voyage de Strabon en Égypte avec Jean Yoyotte, le Tétrabible de Ptolémée, le Voyage en Inde d’Alexandre le grand, chez Nil Édition, et réalisé avec Olivier Battistini le Dictionnaire d’Alexandre le Grand (Bouquins)
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