Aux Présidentielles de 1965, il y avait moins de 16% d’abstention. Selon les estimations celles de 2022 devraient en connaître près du double alors que l’élection présidentielle est et reste l’élection préférée des français et que toutes les autres connaissent déjà des taux d’abstention importants avec des pointes pour les régionales et surtout les européennes.
Article publié dans Histoire Magazine N°11
« Pour appréhender l’abstention, il faut s’interroger sur ses modalités, sur l’identité des abstentionnistes pour aboutir à une interrogation sur l’abstention comme pathologie civique ou non. À cette fin il convient de garder à l’esprit que selon les mots de l’historienne Mathilde Larrère : « L’abstention a toujours existé et a toujours été condamnée, dévalorisée, coupée de toute intention politique. »
Ici sont résumés les deux principaux écueils d’une étude de l’abstention : sa condamnation morale et sa dépolitisation. Celle-ci, outre de nuire à la compréhension du sujet, risque d’entraîner des conséquences fâcheuses. En effet, l’histoire de l’abstention est marquée par un chassé-croisé contre-intuitif. Si au XIXe siècle les riches votent relativement peu, le mouvement ouvrier voit l’abstention comme une conquête sociale lors de l’adoption du bulletin secret en 1913. En effet, l’isoloir permet à l’ouvrier de ne pas subir de pressions de son patron que ce soit comme employé ou comme locataire.
Comprendre l’abstention c’est comprendre un phénomène polymorphe qui peut être intermittent ou systémique. L’abstention systématique c’est-à-dire de ne participer à aucun scrutin toucherait environ 12 % des électeurs. À l’inverse 44 % des électeurs reconnaissent s’être déjà abstenu une ou plusieurs fois.
Toutes les abstentions ne se ressemblent pas. Pour esquisser une typologie, nous pourrions isoler l’abstention involontaire (mal ou non inscrit), de convenance ou d’accident, d’engagement (la doctrine de l’abstention politique chère aux milieux anarchistes) et de protestation qui équivaut à un refus de cautionner le système.
Pour en cerner les différents facteurs, il faut différencier les facteurs venant de la demande politique (électeurs) et de l’offre politique (élus).
L’offre politique apparaît comme de plus en plus désincarnée, centrée sur des egos ou des appareils. Les partis politiques ne jouant quasiment plus aucun rôle de socialisation, d’éducation ou de transmission, il en résulte une instabilité de l’électeur qui se décide de plus en plus tard en raison de ses difficultés à se positionner sur l’échiquier électoral. Plus de 20 % des électeurs hésitent jusqu’au jour du scrutin, un tiers se décide durant la campagne.
Du côté de la demande, elle travaille des populations de plus en plus inaptes à se positionner politiquement, ce qui est illustré par une cristallisation des choix électoraux de plus en plus tardifs lors des campagnes. Fin des grands récits politiques hérités, pertes des mémoires familiales et militantes, effondrement du rôle social et éducatif des partis politiques, médiatisation d’enjeux secondaires et les encouragements de phénomènes d’hystérie collective aboutissent à un citoyen désorienté, dénué de culture civique et tributaire de la pression collective et médiatique.
Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas que l’individu ne s’y retrouve pas personnellement qui est une modalité forte de l’abstention qui prime, mais l’affaiblissement du sentiment de faire peuple, la faiblesse ou l’enrayement de l’imaginaire collectif.
Cet affaiblissement est présent dans toutes les classes sociales et les classes d’âge et est particulièrement présent chez les jeunes et les classes modestes. Il est en effet amplifié par les difficultés économiques qui insinuent chez l’électeur un sentiment d’inutilité de son vote et d’inaudibilité de sa parole. De là, la polarisation du vote en termes de classe et d’âge qui va entretenir un cercle vicieux où la classe politique va se construire une clientèle de minorités, de classe âgée (boomers) ou de classe sociale (CSP +, diplômés) au détriment de tous les autres, qui seraient ainsi repoussés dans la ségrégation électorale. Ainsi, 25 % des non-diplômés se sont abstenus à tous les scrutins de 2017 (présidentielle et législatives) contre 8,2 % des détenteurs d’un diplôme supérieur au bac, selon l’Insee. 87 % des retraités et 69 % des cadres supérieurs ont voté au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, contre 61 % des ouvriers et des employés, selon un sondage Ipsos. Cet affaiblissement est également vécu différemment selon une opposition entre villes et campagnes. Le vote des campagnes retenant une partie des chiffres de l’abstention. À cela s’ajoute le phénomène dit des mal-inscrits soit 15 % des électeurs inscrits sur les listes qui n’ont pas demandé leur inscription après un déménagement et ne peuvent voter à leur nouvelle adresse qu’avec une procuration. Il est à noter que les handicaps dans l’expression civique se cumulent. La population la plus jeune étant la plus souvent au chômage, la plus pauvre et la plus mobile (mal inscrite à 31 % selon certaines estimations) est ainsi la plus pénalisée par l’abstention.
En définitive, l’abstention ne serait pas un si gros problème si elle n’était un révélateur d’inégalités sociales porteuses de violence.
L’abstention n’implique pas une désertion civique, mais la plupart du temps un changement de mode d’engagement. Mais si le vote devient l’apanage des classes âgées et nanties alors ce suffrage devenu ainsi censitaire qui ne dit pas son nom obère le sens de toutes élections depuis vingt-cinq siècles, échouera à faire baisser la violence dans la cité. À travers l’abstention, c’est plus la fracture civique que nous laissons prospérer, car il est difficile de maintenir la société sans l’assentiment de la majorité. C’est l’hypothèse la plus inquiétante pour l’avenir. Les classes d’âge montantes ne marqueront pas leur lien avec la cité comme le firent leurs aînés. Des classes sociales risquent ainsi de plonger à terme dans une abstention permanente ou de longue durée. C’est l’hypothèse de l’électeur cachalot. Quand il plonge nul ne sait ni quand ni où il refera surface.
(1) données Wikipedia