Entretien avec Patrice GUENIFFEY “La Révolution Française et les élections – Le nombre et la raison”
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Entretien avec Patrice GUENIFFEY “La Révolution Française et les élections – Le nombre et la raison”

par | La folle histoire des élections

Salué et préfacé à sa sortie par le grand historien François Furet, voici trente ans, l’ouvrage de PatriceGueniffey a été récemment réédité par les éditions du Cerf et se révèle d’une surprenante actualité. Le principe électif a été au cœur de la Révolution française comme moyen légitime et légal du gouvernement du peuple par lui-même. Pourtant, jamais de la Constituante à la Convention, aucune élection ne constitua un tournant, un changement de majorité ou d’orientation, bref une date dans le cours de la Révolution, témoignant de l’impasse politique où s’est enfermée la Révolution française. Entretien…

Article publié dans Histoire Magazine N°11

Le principe électif est indissociable de la Révolution.Quel en était «l’esprit» en1789? Et sa raison d’être?Patrice Gueniffey. La Révolution pro-clame en 1789, contre le droit divin, le principe de la souveraineté nationale.Toute autorité «émane» désormais, comme le dit la Déclaration des droits de la nation. Cela ne signifie pas que les citoyens font tout par eux-mêmes, mais qu’ils doivent avoir consenti, d’une manière ou d’une autre, aux lois qui les obligent, notamment en matière fiscale. Aussi l’idée s’impose, que le principe électif doit s’appliquer à un maximum de fonctions, et en fait à presque toutes : députés, juges, officiers de la garde nationale, maires et même évêques à partir de 1790. On imagine, avec une certaine naïveté, qu’on obtiendra d’autant plus facile-ment le consentement et l’obéissance des citoyens que les décisions auront été prises par des élus qu’ils auront choisis, et dont on peut supposer dès lors qu’ils ont la confiance de leurs concitoyens.

La suite montrera que c’est un peu plus compliqué, mais l’idée est celle-là, et de pays où la plupart des fonctions étaient acquises à prix d’argent, la France se mue en pays où tous les responsables (sauf le roi jusqu’à sa chute en 1792) sont élus pour un temps limité.

Car les hommes de 1789 prêtent au vote des vertus plus larges encore :ils le voient comme une école de la citoyenneté. Ils veulent qu’un maxi-mum de Français exerce un jour des responsabilités. Conséquence : les mandats sont courts (d’un à trois ans)et assortis de conditions très strictes pour empêcher la réélection indéfinie de ceux qui sont en place. Il ne faut pas oublier qu’au collège on leur avait appris, à partir de l’histoire grecque, qu’un vrai citoyen est un homme qui tour à tour commande et obéit, et qui, pour cela, sera à la fois bon gouvernant et bon gouverné).

Il y avait là beaucoup d’idéalisme, mais c’est aussi ce qui rend cette époque si enthousiasmante.

Les textes révolutionnaires de l’époque sont fidèles à l’universalité des droits politiques. Et cependant la Constituante écarte du droit de vote un certain nombre d’individus…

On le lui a beaucoup reproché. C’est oublier, d’abord, que le suffrage universel n’existait nulle part à l’époque. Ensuite, c’était la conséquence à la fois de la haute idée que les révolutionnaires se faisaient du vote et de l’ampleur des inégalités qui existaient alors.

Représentant du peuple en mission ; -Députés : H. G. Riqueti, comte de Mirabeau / Député sortant de l’Assemblée/ Députés J. B. Belley et J. B. Mills / Député Granet. Dessin de Lesueur, Jean-Baptiste. Entre 1789 et 1798. Musée Carnavalet. Paris.

La citoyenneté a pour condition la présomption d’un jugement libre et indépendant. D’où la préférence accordée au vote secret sur le vote à main levée comme sur le vote à haute voix très répandu dans les assemblées traditionnelles : le principe est désormais un homme, une voix.D’où les exclusions prononcées au début de la Révolution : celle des fils majeurs (25 ans) vivant au domicile paternel, celle des domestiques, celle des gens n’ayant pas de résidence fixe, celle des personnes ne payant pas l’impôt, sans oublier celle des femmes. L’objet de ces mesures, qui provoquent d’intenses débats, est de présumer l’aptitude des citoyens à se prononcer par eux-mêmes, sans subir d’influences extérieures qui tien-draient à la pauvreté ou à des relations de dépendance.

La Convention, en 1792, élargira la base de l’électorat en supprimant certaines de ces conditions, mais elles seront rétablies après la fin de laTerreur, et même aggravées, puisqu’on exigera dès lors des votants qu’ils sachent lire et écrire.

Ces exclusions ne doivent pas faire oublier que ce sont plus de 4 millions de Français (sur un total de 28) qui ont fait l’apprentissage de la citoyenneté dans les urnes, soit environ 60 % des hommes de plus de 25 ans.

Les électeurs vont être appelés aux urnes très souvent durant les années révolutionnaires. Qu’attend-on d’eux? Il y aura au moins un scrutin chaque année, parfois bien plus, puisqu’il faut pourvoir à toutes les responsabilités, et renouveler souvent les élus. Ceci dit, ces élections démocratiques présentent une grande différence par rapport au vote auquel de nombreux Français étaient habitués, dans les communes rurales, les corps de métier, certaines villes, etc. Sous l’Ancien Régime, les gens se réunissaient pour débattre de leurs intérêts locaux ou corporatifs et prendre des décisions, prolonger un chemin, réparer le clocher, mieux faire respecter l’interdiction de travail du dimanche, etc. Une fois la décision prise à l’issue d’un vote pour ou contre, on désignait un«mandataire» chargé de faire valoir le vœu de la communauté auprès des autorités compétentes. C’était une sorte de démocratie directe à l’échelon local. Après 1789, tout change : on ne débat plus, on ne prend plus de décisions, la participation politique se limite à l’élection de «représentants» habilités à prendre toutes les décisions.

Les Constituants et leurs successeurs ont souhaité concilier universalité des droits et représentation.En quoi cela consistait-il concrètement?

Les difficultés et les polémiques sont venues du fait que les Constituants n’ont jamais osé avouer la vraie raison pour laquelle ils avaient opté pour le système représentatif. Leur argument était de dire que la France était un pays trop vaste et trop peuplé pour qu’il soit possible d’y instaurer une démocratie directe comme à Athènes ou de tempérer le gouvernement représentatif par un usage élargi du référendum.

La vraie raison était cependant moins technique que sociologique : s’il leur avait fallu, afin de respecter leurs propres principes, donner le droit de vote à plus de 4 millions deFrançais, c’était encore beaucoup trop, tant les inégalités culturelles étaient profondes. Combien, parmi ces 4 millions, savaient lire et écrire?2 millions? 3? Aussi le système représentatif faisait office de «filtre». On pensait que tous seraient capables de choisir parmi eux les citoyens les plus estimés, mais qu’ils seraient incapables de prendre des décisions, et que cette tâche devait être réservée aux plus capables.

Pour quelles raisons instaurer ces degrés d’élection ?

Justement, ils permettaient, sans renier l’égalité de principe, d’établir un système pyramidal, chaque degré correspondant à un niveau de richesse. À la base, 4 millions de Français payant l’impôt choisissaient parmi eux environ 40000 grands électeurs appelés ensuite à élire députés, juges, etc. Les grands électeurs devaient acquitter un cens plus élevé, et les élus jouir d’une fortune plus importante encore. Les Constituants n’avaient pas le sentiment de trahir leurs promesses, mais au contraire de mettre en place un gouvernement qui, étant confié aux meilleurs, serait nécessairement bénéfique pour tous.

Carte d’électeur pour la Convention, département de Paris, 1792. Musée Carnavalet. Paris

Des mesures telles que l’interdiction d’être candidat pour écarter les «ambitieux» génèrent des effets pervers…

Le système n’a jamais fonctionné.En effet, interdire les candidatures publiquement déclarées, ou bien la rédaction de programmes, avait pour conséquence de priver l’élection d’enjeux clairs. Les Constituants voulaient absolument éviter toute dépendance des élus envers leurs électeurs. Conséquence, c’était le règne des factions. Il y avait d’un côté ceux qui savaient, qui s’entendaient sur des noms, de l’autre ceux qui n’avaient aucune idée de ce qui se passait en coulisse. Ce phénomène était aggravé par le principe du vote en assemblée. Tous les électeurs d’une circonscription restaient assemblés, généralement dans l’église du chef-lieu, tout le temps des opérations qui pouvaient durer deux ou trois jours!

La participation aux votes s’effondre très vite entre1790 et 1792. Comment expliquer ce désintérêt?D’abord le coût qu’elle représente, puisqu’elle suppose d’abandonner ses occupations quotidiennes le temps de l’élection, et cela plusieurs fois dans l’année. Ensuite le fait de ne plus avoir le droit de débattre des questions communes et de devoir donner sa voix à des gens dont peut-être on n’a jamais entendu parler. Enfin, à partir de 1791, l’Assemblée exige des électeurs, 1°qu’ils effectuent leur service dans la garde nationale, 2° qu’ils jurent fidélité à la nation et à la constitution, celle-ci incluant désormais la Constitution civile du clergé qui, adoptée en 1790, a entraîné le divorce avec la Révolution d’une bonne partie des catholiques. Si, en 1790, les taux de participation sont montés jusqu’à 70 ou 80 %, ils tombent en 1791 aux alentours de 20 %, parfois moins. Ils ne remonteront plus. Comme dira Michelet, «le peuple est rentré chez lui».

En septembre 1792, on inaugure une nouvelle pratique, pourtant écartée en 1789, le vote à haute voix…Le 10 août 1792, la chute de la monarchie entraîne la rédaction d’une nouvelle Constitution, républicaine cette fois. Il faut donc élire une nouvelle assemblée (la Convention). En prévision, l’accès au droit de vote est élargi afin de diminuer l’influence des notables, et là où les partisans de la royauté restent nombreux — c’est une minorité violente qui a renversé le trône — le vote à haute voix per-mettra de faire taire les adversaires des jacobins. D’autant plus efficacement que les élections se déroulent sous la menace, pendant les massacres de septembre.

En février 1793 , la Constitution élaborée par Condorcet rend ses droits au peuple, mais elle est bien vite balayée…Condorcet était un rêveur. Il avait rédigé une constitution en effet démocratique : suffrage universel, admission de tous, y compris des domestiques, et, pour limiter le «despotisme représentatif», possibilité donnée au peuple de déclencher un référendum sur les lois votées par le parlement. L’adoption de cette constitution aurait entraîné la dissolution de la Convention puisqu’elle avait été réunie pour donner une constitution à la France.

Une fois Condorcet et ses amis girondins proscrits, le 2 juin1793, la Convention bâcle un nouveau texte, inspiré par celui de Condorcet, et, le jour anniversaire de la chute du trône, le 10 août, elle déclare solennellement que l’application de la nouvelleConstitution est ajournée «jusqu’à la paix». Le tour était joué. La France était une république, mais au nom des circonstances son gouvernement serait dictatorial.

L’assemblée représentative est toute puissante. On aboutit à un «absolutisme parlementaire»…C’est le fait majeur. De la Constituante jusqu’aux assemblées du Directoire les assemblées se sont vues, non pas seulement comme formées de délégués du peuple dont le devoir était de respecter sa volonté, mais comme la nation elle-même. «Représentants» veut dire ici : «à la place de», donnant l’existence à ce qui n’existerait pas sans cette représentation élue. Un révolutionnaire répondra à ceux qui affirmaient la supériorité du peuple sur ses élus que l’élection avait donné aux élus «le don efficace de la volonté générale». Que les représentants doivent pouvoir statuer sans être en permanence sous pression, rien de plus nécessaire; qu’ils n’aient aucun compte à rendre est une autre question. Cette position très ferme a, en définitive, fragilisé le système représentatif et, au contraire, favorisé les extrêmes, qui prospéraient sur la dénonciation permanente de «l’usurpation parlementaire». Sans cet «absolutisme», peut-être le courant favorable à la démocratie directe —les Gilets jaunes de l’époque — aurait été moins puissant.

Il faut attendre neuf ans,1797, pour que, pour la première fois, les élections amènent à un changement, qui jusque-là était rendu impossible par les hommes au pouvoir…On est alors sous le Directoire, régime faible à la légitimité fragile.La Révolution a perdu le soutien du peuple dès 1791-1792, et en tout cas sous la Terreur (1793-1794). Après celle-ci, c’est l’ensemble du personnel révolutionnaire qui subit l’opprobre, s’agissant d’événements, comme les noyades de Nantes, dont les détails sont peu à peu révélés à l’opinion. La Convention a cependant cru devoir, avant de se séparer, assouplir les règles électorales, afin que le résultat du vote soit une image plus fidèle de l’opinion. Notamment, elle a autorisé la discussion sur des candidatures enfin déclarées. La première échéance est prévue au printemps 1797 : le renouvellement d’un tiers du parlement.Le résultat est catastrophique pour le gouvernement, la majorité passe à droite, composée d’un mélange de républicains devenus conservateurs et de royalistes. Quelques mois plus tard, le gouvernement appelle l’armée au secours pour annuler le résultat des élections. Ce sera la même chose en1798, et encore en 1799.

Le suffrage, durant cette période, n’a pas eu d’influence directe sur les événements ni sur les hommes de la Révolution…Non, aucune ou presque, puisque c’est dans la rue que se règlent les luttes pour le pouvoir et que sont décidées les grandes orientations : c’est l’insurrection du 10 août qui décide de la fin de la monarchie, pas un vote.

Le bilan que vous faites des élections durant la période révolutionnaire est très mitigé…Les révolutions ne sont pas le contexte le plus favorable à l’apprentissage du vote. Les institutions sont fragiles, le respect du droit inexistant ou presque, les passions politiques exacerbées, l’acceptation du pluralisme par définition douteuse dans une situation de guerre civile.

Les révolutionnaires étaient moins soucieux d’organiser l’expression des différences d’opinions que de manifester, à travers le vote, l’unanimité des citoyens en faveur de la Révolution.

C’est plutôt avec le retour de la monarchie en1814 que les Français commenceront à faire l’apprentissage des pratiques démocratiques, apprentissage qui continuera pendant tout le XIXe siècle, jusqu’à la IIIe République. Il ne faut pas oublier que c’est seulement en1913 que sera mis en place le système de l’isoloir qui matérialise la promesse qui avait été faite en 1789 : un votant, une voix.

Historien, directeur d’études à l’EHESS, spécialiste internationalement reconnu de la Révolution et de l’Empire, Patrice Gueniffey est l’auteur de la biographie monumentale et définitive Bonaparte, parue chez Gallimard

LE NOMBRE ET LA RAISON La Révolution française et les élections de Patrice Gueniffey Préface de François FuretEd. du Cerf Novembre 2020588 pages 24€

À propos de l’auteur
Sylvie Dutot

Sylvie Dutot

Sylvie Dutot dirige courageusement Histoire Magazine, un titre de référence qui se démarque pas ses sujets iconoclastes, ses plumes prestigieuses et une identité bien à lui. Malgré les embûches, les difficultés inhérentes au secteur de la presse, la directrice de publication poursuit son aventure sans faillir.
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