Une fois de plus, le dieu des études napoléoniennes veille sur ses lecteurs en leur proposant de partager avec lui un moment captivant et un moyen de s’enrichir, intellectuellement parlant s’entend.
Article publié dans Histoire Magazine N°13
Jean Tulard, membre de l’Institut, nous rappelle qu’en 1795, Bonaparte était sans le sou. Non pas qu’il manquait d’idées pour s’enrichir au sens propre du terme, mais faute de fonds d’investissement, la fortune lui tournait désespérément le dos. Sans Barras pour payer leur loyer, Joséphine et son mari auraient dormi à la belle étoile. Il faudra attendre la campagne d’Italie et un pillage en règle de toutes les villes traversées pour que Bonaparte commence à faire sa pelote. La campagne d’Égypte sera nettement moins rentable, les Anglais ayant confisqué le butin de nos chers compatriotes. Mais le coup d’État du 18 brumaire sonne enfin le glas des vaches maigres. Jean Tulard nous dévoile le traitement du Premier consul, 500000 fr., puis celui de l’empereur, 6 millions, un pourboire comparé à ses revenus personnels, 2,5 millions, sans compter les sommes qu’il tire du «Domaine extraordinaire», recettes mobilières et immobilières liées à ses conquêtes…
À la question: «Comment s’enrichir sous l’Empire?», réponse catégorique de l’historien: «(il suffit) d’appartenir à l’entourage de Napoléon soit aux Tuileries, soit à la guerre».
Tous ses adversaires, une fois rossés, sont tondus. Entre 1806 et 1808, la Prusse doit verser 474 millions. L’année suivante, l’Autriche est soulagée de plus de 100 millions. En Espagne et en Italie, tous ceux qui ne filent pas droit sont dépouillés de l’intégralité de leurs biens, pas moins de 200 millions au total. Une partie des sommes est détournée au profit de la famille du souverain (hormis Lucien), mais aussi de hauts dignitaires et d’officiers supérieurs qui font l’objet de généreuses donations.
Le traitement des ministres oscille entre 100000 et 400000 fr., auxquels il faut rajouter les gratifications. Pour certains, ces viatiques ne sont rien de plus que des aumônes. Ainsi Talleyrand, qui n’hésite pas à empocher de gros dessous de table ou à lancer de faux bruits pour manipuler la Bourse à son profit. Fouché n’est pas en reste, piochant dans les fonds secrets et spéculant lui aussi sans vergogne. Napoléon n’ignore guère leurs turpitudes, préférant toutefois un escroc à un abruti, déclarant froidement: «Au moins la friponnerie a des bornes, tandis que la bêtise n’en a pas».
Jean Tulard évoque certains sénateurs qui s’en donnent également à cœur joie. Traitements somptueux et résidences fastueuses les aident à somnoler. Les députés touchent un peu moins, mais sont tout sauf à plaindre. Les membres du Conseil d’État sont couverts de primes et de gratifications, de même que les fonctionnaires de la Cour des comptes, de l’Inspection générale du Trésor public, sans oublier, bien entendu, les préfets. Pour tous ces employés modèles, le détournement de fonds est un sport trop périlleux pour s’y risquer. «Difficile de falsifier les comptes. Reste la corruption». Et là, Jean Tulard nous a déniché quelques experts en l’art d’empocher des «velours». Mais parfois, les artistes jouent gros, surtout lorsqu’ils vendent des secrets militaires. Un certain Michel, ayant vendu les plans de la campagne de Russie, est démasqué et fusillé dans la foulée. La guerre est certes un bon moyen de s’enrichir. «La guerre paye. Elle paye même bien», confirme notre historien.
Pillage et corruption sont de la fête. «J’aurais dû faire fusiller Soult, le plus pillard d’entre eux», écrira Napoléon à Sainte-Hélène. Masséna, lui, ne peut s’empêcher de faire main basse sur tout ce qui brille, y compris dans les églises.
Quant à Augereau, il ne craint personne sur le plan de la fauche. En Italie, les Français pillent officiellement du matin au soir, raflant le moindre objet de valeur. En Allemagne, Ney prélève une part indécente sur les contributions imposées. La guerre d’Espagne voit Lannes et Soult se disputer le titre de plus grand voleur de toute l’armée française.
Napoléon En pleine lumière L’Empire de l’argent Guy Stavridès Napoléon n’ignore guère leurs turpitudes, préférant toutefois un escroc à un abruti, déclarant froidement: «Au moins la friponnerie a des bornes, tandis que la bêtise n’en a pas ».
S’enrichir sous Napoléon U n’est pas en reste, imposant des pénalités financières à des pays qui sauront s’en souvenir…
Sur mer, les corsaires participent à la curée. La prise du Kent par Surcouf fera des envieux, mais surtout des émules, au point que de nombreux dignitaires de l’Empire investiront chez les armateurs spécialisés dans la guerre de course, obligeant d’ailleurs Napoléon à les informer qu’il juge leur conduite proche de la «scélératesse».
Le blocus continental, décrété le 21 novembre 1806, fera des heureux parmi les assoiffés de profits. L’Empire est infesté de marchandises anglaises de contrebande, café, sucre et coton, introduites au nez et à la barbe de milliers de douaniers.
Certains hauts dignitaires profitent de leur situation. Ministre des Finances à Hambourg, Bourrienne monte un trafic de licences d’import-export, sachant fermer les yeux quand il faut, de connivence avec le maréchal Brune, gouverneur général des villes hanséatiques. Ce dernier «donne l’ordre à l’ensemble des douaniers de se porter sur un point de la côte, tandis que Bourrienne fait entrer sur un point opposé de nombreuses marchandises anglaises». Jean Tulard ajoute que Bourrienne est passé maître dans l’art de distribuer des pots-de-vin à tous ceux qui participent à son petit numéro, et sera imité en cela par son successeur, Bernadotte.
La terre demeure toujours un bon placement. Les bourgeois aisés ne manquent pas d’en acquérir, déléguant aux fermiers ou métayers la gestion de leurs exploitations agricoles. Quant à l’industrie, elle rime souvent avec profit. Parmi les plus belles réussites, citons celle de Richard-Lenoir, fils d’un fermier normand, bâtissant un empire du textile. En 1808, il «emploie 10648 ouvriers. Jonglant avec la pénurie des matières premières, il vend filés, basins, piqués, mousseline, calicots et toiles imprimées dans tout l’Empire». Oberkampf, Ternaux, Liévin Bauwens, etc., multiplient les manufactures et les bénéfices. À la rubrique sidérurgique, les maîtres des forges n’ont pas assez de doigts pour compter leurs millions. La guerre aidant, ils enchaînent les commandes militaires.
Le luxe est également à l’origine de belles fortunes. Orfèvres, horlogers, joailliers, ébénistes, soyeux, porcelainiers, etc., ne sont pas à plaindre, toujours à l’affût de commandes impériales et de celles de la bourgeoisie bien portante. Lorsque que le blocus contrarie ces artisans, privant certains de matières premières, Napoléon intervient personnellement pour que des prêts conséquents soient consentis aux entreprises en péril, et ce jusqu’à ce que l’orage passe.
Comme chacun sait, le métier de banquier est lucratif, même si parfois très risqué. Autant les Rothschild, Le Couteulx, Mallet et Récamier s’en sortent à merveille, il arrive de temps en temps que d’autres y laissent des plumes, tels Ouvrard, qui atterrira deux fois en prison, ou encore Bidermann qui fera une faillite retentissante. Les rentiers et spéculateurs de tous bords ont largement de quoi tenter le diable, ne reculant devant aucun délit d’initiés pour s’enrichir, jouant à la hausse ou à la baisse sur le cours des valeurs au risque de piquer du nez. Lorsque le 30 novembre 1797, le ministre des Finances, Ramel, avait imposé une banqueroute des deux tiers de la dette de l’État, les rentiers avaient fait la grimace.
Au soir du 18 brumaire, les caisses sont vides. Bonaparte convoque alors les grands banquiers parisiens et leur fait comprendre qu’il vaudrait mieux pour eux avancer des fonds à l’État s’ils veulent conserver quelques acquis de la Révolution.
Mais surtout, le Premier consul leur rappelle que le monde des affaires ne peut survivre sans la sacrosainte confiance dont il est le seul garant. Tous les banquiers s’exécutent, sauf Ouvrard qui sera bientôt arrêté pour malversation. Parallèlement à cela, une nouvelle race de fonctionnaires va mettre de l’ordre dans les comptes de l’État, notamment l’excellent Mollien, d’abord directeur de la Caisse de garantie et d’amortissement, puis ministre du Trésor et promoteur de la Cour des comptes. Par ailleurs, ce n’est pas le tout de gagner de l’argent, encore faut-il savoir le dépenser. Il «ne suffit plus d’être riche, nous dit Jean Tulard, il faut montrer ses richesses (…) C’est la volonté de Napoléon. Le luxe sert le prestige de l’Empire, il fait aussi travailler l’industrie et le commerce». Palais, hôtels particuliers et châteaux sont des accessoires indispensables à tout parvenu digne de ce nom, à ceux qui n’hésitent pas à casser leurs tirelires pour s’offrir des meubles estampillés, des tableaux de maître et de la vaisselle raffinée. Épouses et maîtresses de privilégiés font le bonheur des couturiers, coiffeurs, bijoutiers. En cuisine, toutes les bonnes maisons ont leurs chefs, Balaine chez Cambacérès, Carême chez Talleyrand, Laguipière chez Murat puis chez Napoléon, etc. Mais ne rêvons pas.
Pour s’enrichir, «il faut exercer un commandement, occuper une fonction publique importante, faire partie de la Cour ou disposer déjà de capitaux. (…) Seule s’enrichit une infime partie de la population».
En 1811, la France compte 1,8 million d’ouvriers. Ceux-là ne demanderaient pas mieux que de participer à des chasses à courre ou de donner des bals, mais chacun à sa place: «L’ouvrier reste à l’écart… (Son) avenir est partagé entre la mendicité et la révolte, l’une et l’autre étant durement réprimées par la police». Le sort des ouvriers agricoles est sans doute préférable à celui de leurs homologues citadins, pas de beaucoup. Tous les paysans n’ont pas pu se gaver de biens nationaux, mais la conscription militaire permet à ceux qui en sont dispensés de réclamer des salaires plus conséquents. Cela dit, là encore, point de miracle : «Le seul vrai bénéficiaire de la conjoncture reste le gros propriétaire foncier. Les classes populaires sont absentes du grand mouvement d’enrichissement qui caractérise les années du Consulat et de l’Empire». Dans les campagnes, après la crise de 1810, la misère stimulera le brigandage et la mendicité. Bref, le peuple reste à sa place, aux antipodes du pouvoir, assujetti au règne des notables.
Du début à la fin, le livre de l’excellentissime Jean Tulard se lit comme un roman, nonobstant une kyrielle de chiffres évocateurs. On y croise une belle galerie de personnages hauts en couleur, pillards, fournisseurs aux armées, spéculateurs, hommes d’affaires plus ou moins louches, etc. «Tu ne voleras point», auront inlassablement répété les héritiers du Christ pendant des siècles et des siècles. Après la Terreur, certains se sont affranchis de ce précepte contraignant, d’autant que l’Église n’était plus là pour leur faire la leçon…