<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le marquis de Bonnay
Temps de lecture : 10 minutes
Photo :
Abonnement Conflits

Le père oublié de la Déclaration des droits de l’homme

Article publié dans Histoire Magazine N°13

Issu d’une vieille famille d’aristocrates nivernais, fils d’un capitaine d’infanterie qui a épousé une riche héritière, CharlesFrançois de Bonnay va jouer à plusieurs reprises un rôle clef sous la Révolution, ce qui n’empêchera nullement l’Histoire, parfois ingrate, de l’oublier corps et âme. Fort heureusement, François Duluc vient de lui consacrer une remarquable biographie. Né le 22 juin 1750 à Cossaye, Charles-François est éduqué dans un premier temps par un précepteur. En 1761, il part étudier en tant qu’interne à l’Observatoire de Juilly, célèbre pour avoir abrité des élèves tels que La Fontaine ou Montesquieu. Il y passera trois ans, donnant entière satisfaction à ses maîtres. En 1765, changement de programme, l’adolescent entre à l’école des pages de la Petite écurie du roi Louis XV. Sans négliger ses études, il fait l’apprentissage de la Cour, de même que celui des cabarets de Versailles. Le roi est fatigué. Charles-François l’aide à enfiler ses pantoufles le matin, tient ses étriers pour qu’il puisse monter à cheval, lui tend ses fusils chargés, etc. Le jeune page qui certes apprécie ce rôle de courtisan, rêve toutefois de s’illustrer en accomplissant d’héroïques faits d’armes. Il doit hélas ronger son frein, car il n’y a plus de guerre ! Recommandé par un colonel des dragons, il est finalement nommé sous lieutenant du régiment des dragons en 1767, entrant ainsi par la grande porte dans cette arme prestigieuse qu’est la cavalerie. Aussitôt muté à Valenciennes où il défaille d’ennui, il en profite pour se marier avec la fille du grand prévôt de la ville, un des hommes les plus riches du Hainaut. Cinq ans plus tard, fort de belles recommandations, le lieutenant de Bonnay rejoint le régiment des gardes du corps du roi à Versailles. En l’occurrence, il sert désormais Louis XVI. Lors du sacre, il fait la connaissance d’un jeune chapelain, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, avec qui il nouera une amitié indéfectible. Compagnon de chasse du roi, invité permanent à la table de jeu de la reine, Bonnay n’en est pas moins un homme d’esprit. De lettres, aussi. Sa traduction de cinq volumes du Tristam Shandy de Laurence Sterne, publiée en 1785, est considérée comme un coup de maître.

La situation financière de la France est au plus bas. Lorsque Louis XVI n’a d’autre choix que de convoquer les États généraux, Bonnay se présente à la députation dans le Nivernais. Il n’y a que deux élus, mais le vote de la noblesse le place en troisième position. Lui revient toutefois le poste de suppléant. Un des deux élus, le comte de Damas, présente subitement sa démission, faisant ainsi du marquis de Bonnay un député à part entière. Le 14 juillet 1789, l’Assemblée décrète que la Constitution à venir sera précédée d’une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

27 projets de Déclaration voient le jour dont ceux, entre autres, de Mirabeau, Sieyès, Mounier, etc… Aucun d’entre eux ne se détache franchement du peloton. La situation semble figée, mais c’est là que Bonnay intervient.

Il propose aux députés de voter pour le projet de leur choix, puis de passer au crible tous les articles du projet retenu afin de les améliorer autant que peut se faire. Finalement, c’est le projet du «sixième bureau» de l’Assemblée, composé d’une trentaine d’anonymes, qui l’emporte. Le 26 août, la Déclaration finale est adoptée. L’artisan de ce compromis vient d’entrer dans l’Histoire. Peu après, il lance l’idée d’uniformiser le système des poids et mesures en France, véritable révolution scientifique qui sera décrétée en 1795, complétée et confirmée en 1799. En attendant, Bonnay écrit régulièrement dans les Actes des apôtres, publication royaliste dont les rédacteurs, Peltier, Rivarol, Mirabeau-tonneau et d’autres tiennent leurs assises au café de Valois, et ce jusqu’en octobre 1791, la revue se sabordant alors à la demande du roi. Mais Bonnay a déjà quitté le navire au printemps de l’année précédente, trop soucieux de son indépendance.

Le 14 juillet 1790, pour le 1er anniversaire de la prise de la Bastille, Bonnay qui vient d’être élu président de l’Assemblée nationale accueille le roi et assiste à ses côtés à la fête de la Fédération. Malgré les réjouissances qui s’en suivent, le Nivernais est très pessimiste. François Duluc résume ainsi ses inquiétudes: «Son rôle de conciliateur et d’homme de compromis entre tous les partis lui semble devenir vain et inutile. Il s’estime incompris aussi bien des révolutionnaires les plus déterminés que des royalistes les plus intransigeants.» Le 2 avril 1791, son «meilleur» ennemi meurt, le cœur fusillé par une angine de poitrine. De lui, il dira plus tard: «Mirabeau eût été le premier des hommes s’il eût su vivre avec 2000 écus de rentes!» Le 20 juin, la famille royale quitte en douce les Tuileries. Arrêtée à Varennes, rapatriée à Paris sous les insultes et les quolibets, elle fait l’objet d’une enquête pour éclaircir les conditions de son évasion. Bonnay figure en tête des individus soupçonnés de complicité, d’autant qu’il a, semble-t-il, tenté de rejoindre la berline du roi après avoir été informé de sa fuite. Désormais contesté par un grand nombre de députés, il dénonce ouvertement le fait que selon lui le roi a validé la Constitution sous la contrainte. Quittant Paris le 11 octobre 1791, il rejoint Coblence où il est reçu par les comtes de Provence et d’Artois qui lui confient une mission périlleuse, retourner à Paris sous un faux nom pour transmettre un message à leur frère. Après s’être acquitté de cette tâche, il regagne Coblence où Provence lui confie bientôt une nouvelle mission. Le 2 mars 1792, il retourne à Paris, toujours incognito. Là, il remet des courriers au roi, puis à la reine. Réalisant qu’il est recherché par la police, il ne s’attarde pas dans la capitale et reprend la route du Rhin. En avril, la France déclare la guerre à l’Autriche. Le manifeste menaçant du duc de Brunswick fait de Louis XVI un supposé complice de l’ennemi. Le peuple finit par se soulever. Le roi et la reine sont séquestrés dans la tour du Temple. La victoire de Valmy le 20 septembre signe le trépas de la monarchie. C’est au château de Hamm, en Westphalie, que Provence, Artois et Bonnay apprendront la mort du roi, exécuté le 21 janvier 1793. Bonnay et le maréchal de Castries s’installent alors à Nimègue, où leur parvient la nouvelle de l’exécution de Marie-Antoinette. Conscients de la précarité de leur situation, ils vont s’installer en Saxe au début de l’année 1795. En juillet, ils apprennent que le fils de feu Louis XVI est mort. Provence se proclame aussitôt roi, en exil certes. Après un aller à Vérone où ils retrouvent Louis XVIII, consternés par l’ambiance de courtisanerie, ils font demi-tour et retournent en Saxe. Désœuvré, Bonnay s’en va séjourner chez la princesse de Vaudemont, à l’ouest de Hambourg, puis en Basse-Saxe. Il file ensuite en Irlande, où il arrive en novembre 1796. Six mois plus tard, exaspéré par ses hôtes, l’évêque de Kilkenny et sa femme, il repart en Allemagne où il retrouve son ami Castries. En décembre 97, Louis XVIII fait de Bonnay son représentant à Vienne avec un traitement annuel de 2000 écus, ce que le Nivernais apprécie d’autant plus que son statut d’émigré l’a laissé sans ressources. Sur place, il fait la connaissance du prince de Ligne, avec qui il se lie d’amitié. Louis XVIII le charge alors de convaincre Madame Royale, la fille de Louis XVI, installée à Vienne à l’issue d’un échange de prisonniers, d’épouser son cousin le duc d’Angoulême. Après mille palabres, l’affaire est conclue et le mariage a lieu en Lettonie à la mi-juin.

Trois ans et demi plus tard, Bonnay rejoint Louis XVIII à Varsovie, désigné par ce dernier comme étant son nouveau secrétaire particulier. Les deux hommes s’entendent à merveille. Heureusement, car la fonction du marquis est loin d’être une sinécure.

Il est chargé de trouver des fonds et de les placer, de tenir la correspondance du souverain en exil, de faire la revue de presse quotidienne, de recevoir toutes sortes de visiteurs, espions, courtisans, quémandeurs, etc. Bonnay et son maître commentent régulièrement l’actualité du jour. En 1804, les nouvelles ne sont guère réjouissantes: indépendance de Saint-Domingue, «suicide» du général Moreau, exécution de Cadoudal, et enfin le bouquet, l’annonce du sacre de l’empereur Napoléon 1er. Là-dessus, l’ancien secrétaire de Louis XVIII, d’Avaray revient et récupère son poste. Bonnay devient toutefois ministre des Finances et conseiller spécial du roi. C’est lui qui l’encourage à partir pour Kalmar, en Suède, pour voir son frère Artois, avec qui il n’est à peu près d’accord sur rien. Leur rencontre n’est guère productive. En mai 1805, Louis XVIII s’installe à Mittau, en Lettonie. Bonnay le rejoint. Moyennant un traitement mensuel de 6000 livres, il s’y ennuie comme un rat mort. Après la bataille de Friedland et la paix de Tilsitt, Louis XVIII et sa cour n’ont d’autre choix, en juillet 1807, que de déguerpir. Ils filent en Angleterre, d’abord à Gosfield, dans l’Essex, puis au château d’Hartwell, plus proche de Londres. Mais Bonnay, peu friand des brumes anglaises, a obtenu l’autorisation de mettre le cap sur l’Autriche. Au printemps 1808, il regagne Vienne où il retrouve son cher prince de Ligne. Toutefois, en juillet 1809, la victoire des armées napoléoniennes à Wagram l’oblige à se faire discret. Il continue néanmoins de servir fidèlement son roi, correspondant régulièrement avec Blacas qui a remplacé d’Avaray. Il faudra attendre la campagne de Russie, puis la bataille de Leipzig et les adieux de l’empereur à Fontainebleau, le 20 avril 1814, pour que Louis XVIII soit enfin de retour à Paris, le 3 mai. «C’est le plus grand miracle depuis le partage de la mer Rouge», confie Bonnay à une de ses amies. En juin, il est de retour dans la capitale, aussitôt reçu par le roi. Impossible d’être ambassadeur à Vienne, ville qu’il adore, car Metternich lui en veut d’avoir osé critiquer son projet d’union entre Napoléon et Marie-Louise d’Autriche. Même Talleyrand ne peut donner satisfaction à son vieil ami. En revanche, il l’informe que le roi vient de le nommer ambassadeur à Copenhague, avec un traitement de 50000 fr. plus les frais. Sa mission consiste essentiellement à surveiller de très près l’héritier du roi de Suède, Bernadotte. La mort dans l’âme, Bonnay quitte Paris le 20 août. Arrivé à destination le 2 septembre, il est très vite confronté à une corvée majeure, soigner, vêtir et rapatrier des centaines de prisonniers de guerre français libérés par les Suédois, et ce avec une absence totale de budget approprié, tâche dont notre ambassadeur s’acquitte à merveille en faisant la quête là où il faut. La nouvelle du retour de Napoléon en France parvient à Copenhague, acclamée par une partie de l’armée danoise. La reine du Danemark, elle, en tombe malade. Bonnay décide de rester sur place, quoique ne touchant plus un liard de l’État français. Il perd sa femme, qui était restée à Nevers, mais se fiance très vite avec une jeune Irlandaise, de quarante ans sa cadette. La défaite de Napoléon à Waterloo comble d’aise le marquis, d’autant que Louis XVIII le nomme alors pair de France. Avant qu’il ne vienne siéger à Paris, il se voit confier une mission secrète par Talleyrand, faire étape en Saxe pour y sonder son roi afin de savoir s’il accorderait la main de sa nièce au duc de Berry. A priori, le roi est prêt à se débarrasser de la donzelle, mais Bonnay n’est guère enthousiaste en la voyant: «Ses dents sont mauvaises et son teint sans fraîcheur; elle est svelte sans être élancée et n’a ni beaux bras ni belles mains». Pire, il la trouve froide, trop matérialiste et sinistre, d’où le rapport défavorable qu’il envoie à Louis XVIII. Exit, la Saxonne. À Paris, Talleyrand a été remplacé à la présidence du Conseil par le duc de Richelieu, ami intime de Bonnay. Celui-ci se méfie des ultras qui règnent en maîtres à la Chambre des députés. « Ils ont le projet ou l’espoir de retrouver leurs privilèges. Ils sont bien sots.» En cela, il s’oppose vivement à Chateaubriand qui cajole les ultras, comptant sans doute sur leur appui pour obtenir un maroquin.

Le 17 novembre, le procès du maréchal Ney s’ouvre à la Chambre des pairs. Le 6 décembre, le prince de la Moskova est condamné à mort, fusillé le lendemain. Bonnay a voté la mort, décision surprenante de la part d’un homme qui, en 1790, se disait résolument hostile à la peine capitale. Il avait pourtant tenté, en vain, de sauver la vie de la Bedoyère, exécuté le 19 août.

En avril, Richelieu nomme son ami ambassadeur à Berlin. Ce dernier quitte Paris le 5 mai. En chemin, il s’arrête à Dresde où il dîne avec le roi de Saxe à qui il demande d’expulser Fouché de la ville, vœu personnel de Louis XVIII. Il obtient satisfaction et reprend aussitôt sa route. À Berlin, il a pour mission, selon les instructions de Richelieu, de tenter «d’étouffer partout les semences de haine et de jalousie» à l’encontre de la France, ce qui n’est pas une mince affaire. Il doit également obtenir de la Russie qu’elle et les autres coalisés réduisent conséquemment leur délai d’occupation de ladite France. Et là encore, la tâche est dure. Mais le roi Frédéric-Guillaume III et ses fils se prennent d’affection pour notre vieux marquis. De son côté, celuici harcèle le chancelier Hardenberg, sourd et amnésique, pour décrocher une libération anticipée du territoire. Début 1817, il obtient un retrait d’un cinquième de l’armée d’occupation, ainsi qu’une réduction de 58 millions de la dette. C’est loin du compte, mais mieux que rien. Il faudra attendre octobre 1818 pour qu’un accord tacite envisage la fin de l’occupation du territoire français. Bonnay, qui est retourné au pays, rend plusieurs fois visite à Richelieu, puis au roi. On le retrouve au congrès d’Aix-la Chapelle, où la date de départ des forces d’occupation est officiellement fixée au 30 novembre. Richelieu va se brouiller avec Decazes, favori du roi, il démissionne de la présidence du Conseil le 29 décembre, ce qui affecte sincèrement l’ami Bonnay. À Berlin, l’ambassadeur et sa femme tiennent salon tous les dimanches, recevant artistes, savants, ministres. On y verra passer des gens aussi différents que Clausewitz ou la cantatrice italienne Angélica Catalani.

En France, l’assassinat du duc de Berry marque la fin de l’ère Decazes, remplacé par Richelieu, rappel qui ne peut que réjouir Bonnay. Mais ce dernier commence à fatiguer. Après un voyage à Dresde et une cure thermale en Bavière, il prend sa retraite d’ambassadeur, cédant sa place à son ennemi ancestral, Chateaubriand. L’écrivain ne restera que quelques mois à Berlin, nommé dans la foulée ambassadeur à Londres. Bonnay, lui, quoique retraité, est nommé au poste très convié de gouverneur du palais de Fontainebleau. Le 17 mai 1822, il perd son fidèle ami, Richelieu, puis deux ans et demi plus tard, c’est au tour de Louis XVIII de faire ses adieux au monde des vivants. «Je lui dois tout et lui garderai une reconnaissance éternelle», écrit alors Bonnay. Il siégera presque jusqu’au bout à la Chambre des pairs, s’éteignant à son tour le 25 mars 1825 à Paris.

L’Histoire a parfois cette fâcheuse manie d’effacer d’un coup de gomme certains personnages ayant joué un rôle crucial dans notre épopée nationale. Ainsi le marquis de Bonnay sans lequel la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’aurait peut-être jamais vu le jour, victime de querelles d’égos comme ceux de Mirabeau et d’autres. François Duluc vient de réparer cette injustice avec un indiscutable talent de biographe. On ne s’ennuie jamais à la lecture de ce livre passionnant où l’on trouvera notamment des éclairages inédits sur la Révolution et la Restauration. À dévorer sans modération.

Le marquis de Bonnay Le père oublié de la Déclaration des droits de l’homme par François Duluc. 416 pages, Passés Composés 2022 24 euros.

Mots-clefs :

À propos de l’auteur
Guy Stavrides

Guy Stavrides

La Lettre Conflits

La newsletter d’Histoire Magazine

Voir aussi