Article publié dans Histoire Magazine N°2
Été 1815. À peine Napoléon a-t-il quitté la terre de France que déjà des rumeurs d’un retour se répandent à travers le pays. Certains prétendent même l’avoir vu. Il s’agit en fait de « faux Napoléon ». Mais comment des imposteurs peuvent-ils se faire passer pour Napoléon ? Pire, comment la monarchie restaurée peut-elle accepter de laisser ces « Napoléon » dans la nature après l’épisode du retour de l’île d’Elbe ? Autant de questions et plus encore auxquelles Nathalie Pigault apporte des réponses dans son ouvrage «Les Faux Napoléon» préfacé par Jean Tulard. Entretien…
Si l’histoire recèle d’exemples d’usurpations d’identité depuis toujours, les aventures de ces quatre faux Napoléon que vous relatez, et qui vont faire leur apparition à partir de 1815, sont loin d’être seulement anecdotiques. Qui sont-ils et qu’ont-ils de particulier ?
Nathalie Pigault : Nos quatre usurpateurs ont pour noms Mathieu Félix, Jean-Baptiste Ravier, Jean Charnay et le père Hilarion. Ils sont pour trois d’entre eux ex-militaires, exerçant désormais les métiers de colporteurs ou instituteurs. Le quatrième faux Napoléon, dont l’aventure est différente à bien des égards, est un prêtre fantasque qui a consacré sa vie à l’amélioration de la condition des aliénés. Ces usurpations d’identité, au-delà de leur côté pittoresque, sont révélatrices du climat de l’époque. Elles donnent à voir les préoccupations, les craintes, les attentes des populations. Surtout, elles constituent un reflet de la représentation populaire de Napoléon ; elles témoignent du souvenir qu’il a laissé dans l’esprit public, et des rôles et prérogatives qu’on lui attribuait.
On constate que la population se laisse duper assez facilement par ces mystificateurs. Qu’est-ce qui l’amène à les croire ?
Nathalie Pigault : S’il y a quelque ressemblance entre nos usurpateurs et Napoléon, l’important est d’avoir un physique qui puisse faire illusion auprès de populations qui, pour la plupart, n’avaient jamais vu l’Empereur. Bien sûr, nos imposteurs ont, en sus, des talents de fabulation et une séduction par le verbe évidents. Ils endossent l’habit impérial avec habileté, parlant de l’arrivée imminente de leurs troupes et de la « trahison de Waterloo », et arborant des insignes propres à accréditer leur identité : chapeau bicorne de l’Empereur ou encore ruban rouge assimilé à la Légion d’honneur que portait Napoléon. De plus, le retour de l’Aigle n’est pas une chimère, un événement impossible. Preuve en est, le « précédent » du retour de l’île d’Elbe : même vaincu et écarté du trône, Napoléon peut revenir et reconquérir la couronne ! D’ailleurs, les rumeurs les plus folles courent dès l’été 1815 :Napoléon s’est enfui de Sainte-Hélène pour gagner l’Amérique, il est à la tête d’armées arabes, ou encore il est à Vienne avec 300 000 Turcs… Habituées à recevoir sans les contester les nouvelles les plus abracadabrantes sur Napoléon, les populations ont accueilli nos faux empereurs avec un étonnement tout relatif. Surtout, si la crédulité des populations est si grande, c’est qu’elles ne sont pas opposées au retour de l’Empereur. Elles ont envie d’y croire et au fond,
il existe dans cette France de 1815 un véritable « désir de Napoléon ».
Cette attente semble aussi résulter de l’hostilité au pouvoir en place…
Nathalie Pigault : Le régime de la Restauration aurait pu remporter l’adhésion d’une population profondément lasse des guerres napoléoniennes. Mais plusieurs raisons ont motivé un grand nombre de Français à se détourner du régime monarchique et à espérer un retour de l’Empereur. « Terreur blanche » qui marque défavorablement les esprits, occupation alliée avec son lot d’exactions, énorme contribution de guerre, mauvaise conjoncture économique… rien n’est fait pour rendre les Bourbons populaires. Plus que tout, les populations craignent le retour pur et simple à l’Ancien Régime, avec le rétablissement des droits féodaux et la restitution des biens nationaux . Louis XVIII donne le signe de ce retour en arrière en datant la charte constitutionnelle de sa 19e année de règne, gommant ainsi symboliquement la Révolution et l’Empire. Les bruits d’un retour à la législation d’antan circulent dans les villes et les campagnes. Les acquéreurs de biens nationaux et la population deviennent de plus en plus méfiants vis-à-vis de la royauté. En réaction, on chante volontiers un âge d’or impérial, et on glorifie l’Empereur, figure protectrice garante des principes issus de la Révolution.
Le pouvoir royal va organiser la censure de tout ce qui a trait au régime impérial et s’attaque de front à l’image de Napoléon …
Nathalie Pigault : Les autorités de la Restauration ont souhaité anéantir tout ce qui rappelait de près ou de loin les régimes honnis de la Révolution et de l’Empire. Sur tout le territoire, tout objet à l’effigie de l’Empereur ou avec un symbole impérial doit être détruit : tabatières, cravates, couteaux, estampes, gravures, mais aussi Bulletins de la Grande Armée, etc. Le tout doit être effectué en présence d’un agent du gouvernement qui vérifie le bon déroulement des opérations.
Des perquisitions à domicile sont même organisées pour s’assurer que personne ne détient plus chez soi des symboles à la gloire de l’Empereur.
En parallèle, on assiste à un dénigrement systématique du régime impérial et de Napoléon. Les royalistes ne parlent pas de « l’Empereur » ni de « Bonaparte » mais de « l’usurpateur » et de « Bunonaparte ». On rivalise de qualificatifs imagés dans les journaux et libelles : tantôt « despote » ou « tyran », Napoléon est aussi le « comédien d’Ajaccio », le « charlatan », « l’ogre de Corse » ou encore le « dévoreur d’enfants ».
Le gouvernement, qui se sent menacé, va instaurer des mesures extrêmement répressives à l’encontre des ennemis du régime. Les « faux Napoléon » vont faire les frais de cette crainte d’un retour possible de l’Empire …
Nathalie Pigault : Pour assurer l’obéissance au roi et asseoir le régime, les royalistes ont mis en place des lois répressives dès 1815, notamment la loi du 9 novembre 1815 sur les cris séditieux et celle qui restaure les cours prévôtales, sorte de tribunaux d’exception de l’Ancien Régime. D’une façon générale, les autorités de la Restauration se sont montrées très fermes, voire très dures avec les coupables d’actes séditieux ou bonapartistes – tout au moins jusqu’à la mort de Napoléon en 1821. Les condamnations de nos faux Napoléon sont le reflet des craintes des autorités de la résurgence du souvenir impérial : Félix se voit emprisonné six mois pour un délit qui n’aura duré que deux jours, Ravier est mis en prison pour 18 mois, et, Charnay, bénéficiant d’une popularité jugée inquiétante, est lui condamné à… cinq ans de prison !
À travers ces supercheries, se dessine le portrait de Napoléon, tel qu’il est perçu par la population…
Nathalie Pigault : Les impostures des faux Napoléon révèlent effectivement la façon dont on percevait l’Empereur. C’est un portrait aux multiples facettes qui se fait jour. Outre le militaire de génie dont l’image ressurgit en réaction à l’occupation alliée, on considère Napoléon comme un homme proche du peuple ; ce sont la proximité et la simplicité du personnage qui priment. À cette figure de père du peuple s’associe l’image du protecteur compréhensif qui sait soulager et guérir les maux de ses sujets. Il n’est pas innocent que certains de nos faux Napoléon soient des « médecins » – ou se déclarent comme tels. Enfin, comme en témoigne l’aventure du père Hilarion, personnage hors du commun tout droit sorti d’un roman moyenâgeux, les esprits bercés de fables et de mythes se plaisent à voir en Napoléon un héros, un dieu antique ou chrétien accomplissant des miracles et dont l’âme est vouée à l’immortalité.
Ces évènements sont révélateurs des aspirations de la population, rurale, pour le « merveilleux », ce que le personnage de Napoléon incarne…
Nathalie Pigault : À travers les aventures de nos quatre faux Empereurs, ce sont des campagnes encore profondément perméables aux croyances et aux superstitions que l’on découvre. L’irrationnel, n’en déplaise aux philosophes des Lumières, a encore sa place dans la société du 19e siècle. Accoutumées aux contes merveilleux et aux histoires extraordinaires, les populations croient volontiers ici à un nouveau prodige de Napoléon. L’Empereur
n’est-il pas déjà revenu de l’enfer de la guerre et des trahisons ? Les tribulations de nos imposteurs et la crédulité qui les accompagne sont ainsi les premiers signes de la construction, dès 1815, d’une véritable légende impériale populaire.
BIOGRAPHIE
Historienne de formation (Sorbonne – Paris IV), Nathalie Pigault est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris