<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec Alain Corbin : Terra Incognita, une histoire de l’ignorance
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Entretien avec Alain Corbin : Terra Incognita, une histoire de l’ignorance

par | Entretiens, N°7 Histoire Magazine

Pendant des millénaires, les hommes ne savaient presque rien de la terre, tout à la fois source de terreur et d’émerveillement. Nimbée de mystères, la terre suscite un grand intérêt dans toutes les couches de la population lorsque surviennent des catastrophes, ouvrant la voie à toutes les hypothèses, et stimulant l’imaginaire. Alain Corbin raconte les incroyables erreurs qu’il a fallu pour découvrir les secrets de la planète bleue et sonde l’étendue de nos ignorances à l’aube du XIXe siècle. Entretien.

Pourquoi est-il si important de mesurer les ignorances des hommes du passé?

Alain Corbin: L’histoire est un voyage dans le temps et l’historien, à mon sens, se doit d’adopter une optique compréhensive à l’égard des individus qu’il rencontre dans le passé, sans les juger, mais en s’efforçant d’enfiler leur peau, en quelque sorte. Or, les historiens ont oublié que cet effort de compréhension impliquait d’opérer le repérage du manque ; c’est-à-dire de faire l’inventaire des ignorances, de détecter ce que ces êtres du passé ne savaient pas. À l’évidence, au cours d’une même époque, l’inventaire des ignorances diffère selon les individus, les catégories sociales, les niveaux de culture et bien d’autres critères. Or, il m’apparaît que le feuilletage des ignorances n’a cessé de s’épaissir depuis le XVIIIe siècle.

Vous relevez aussi l’évolution, induite par le recul de l’ignorance, de la perception de l’espace, passant d’un «bornage de vue et de vie» jusqu’au sentiment d’immensité que nous connaissons au milieu du XXe siècle…

Parmi les mutations accomplies en ce domaine s’impose la lente évolution d’un monde clos, de la prédominance du local, du bornage de l’horizon, de l’étroitesse des perspectives vers un monde plus ouvert, au sein duquel les voyages, les déplacements de toute nature se sont fortement amplifié.

Représentation du tremblement de terre et du raz-de-marée de Lisbonne le 1er novembre 1755.

Au cours de la période que vous avez étudiée, et notamment au XVIIIe siècle, au temps des Lumières, il y a aussi des détracteurs du recul des ignorances et vous citez Bernardin de Saint-Pierre qui fait même l’éloge de l’ignorance…

Au cours de la quête qui fait l’objet de ce livre, l’une de mes surprises a été de constater qu’en plein cœur du siècle des Lumières, au cours duquel les philosophes s’efforçaient de combattre les superstitions et de promouvoir le savoir, certains penseurs, parmi les plus éminents, prônaient l’ignorance ; et cela pour deux raisons : satisfaire la «libido sciendi» — le désir de savoir dont Augustin avait souligné la force chez l’homme — c’était d’une certaine façon, s’éloigner de Dieu perçu comme impénétrable. En outre, aux yeux de ceux que j’évoque, l’ignorance facilitait le rêve et la rêverie ; elle permettait de laisser libre cours à l’imagination.

Au fil des siècles, entre la fin du Moyen-Âge et le XVIIIe siècle, l’interprétation des manifestations de cette Terre effrayante, des «désastres», de ce que l’on qualifie aujourd’hui de catastrophe, a connu une évolution…

Bien entendu, il est une histoire de la conception de la catastrophe. Durant un long Moyen-Âge comme l’a bien montré, dès 1978, Jean Delumeau dans son beau livre intitulé Histoire de la peur, le drame de la nature paraissait témoignage de la colère de Dieu suscité par l’ampleur du nombre des péchés. Par la suite, la catastrophe — le mot est tardif en ce sens — est peu à peu apparue, non plus comme le fait d’une divinité en colère, mais comme signe prémonitoire d’une éventuelle damnation. En bref, elle invitait les fidèles à se préoccuper de leur salut.

Vous évoquez la «catastrophe» de Lisbonne en 1755, qui marque un tournant dans la perception du phénomène. Il n’est plus analysé à travers le seul prisme de la religion…

Il me semble en effet que la catastrophe, —c’est-à-dire le tremblement de terre de Lisbonne — survenue en 1755 constitue une date importante, car elle manifeste une césure entre les convictions que je viens de citer — dont le déluge biblique constituait la manifestation initiale — et un temps de doute voire d’incroyance et, de toute manière de remise en cause des idées d’une irréfragable bonté divine, telle que l’avait énoncée Leibniz dans sa Théodicée. Dès lors monte le doute (Voltaire) et parfois la certitude affirmée que Dieu n’était pour rien dans la catastrophe tellurique, laquelle n’était due qu’aux forces de la Nature. Ainsi pensait d’Holbach.

Si les tremblements de terre nombreux en cette période ont laissé peu de traces, sinon dans des archives locales au cours du XVIIe siècle, ces évènements au XVIIIe suscitent un grand intérêt de la sphère scientifique, des organes d’informations, et même le peuple s’interroge…

Effectivement, la réception de la nouvelle, lente, mais ample, de la catastrophe de Lisbonne symbolise un tournant : celui qui suscita au sein des élites cultivées, une intensification du désir de comprendre. C’est pourquoi j’ai choisi cet évènement comme ouverture de ce livre. Cette accentuation du désir de savoir se traduit alors par la multiplication des institutions scientifiques s’échelonnant des Académies Royales des Sciences (Londres, Paris) aux académies provinciales étudiées naguère par l’historien Daniel Roche. Cela dit, on ne peut qu’être frappé par la pauvreté des explications du tremblement de terre de Lisbonne et du raz-de-marée qui a suivi : s’agissait-il de volcan souterrain, de mise en fusion de matières superficielles ou de diverses causes ?

Plusieurs théories sur l’explication des tremblements de terre voient le jour, des hypothèses inspirées par les découvertes scientifiques du moment…

Jusqu’au cœur du XIXe siècle, l’ignorance ou, si l’on préfère la pauvreté des tentatives d’explication de telles catastrophes s’impose avec évidence. Les savants— on ne parle pas alors de «scientifiques» — tâtonnent, se répètent, se contredisent sans grand résultat. Cela se comprend si l’on songe, à titre d’exemple, qu’avant les découvertes du pasteur Priestley et surtout de Lavoisier, on ignorait la composition de l’air, lequel, toutefois était alors fort à la mode chez les savants comme au sein des salons aristocratiques.

Parmi ces nombreuses interrogations et zones d’ignorance, une concerne l’âge de la Terre, et en ce domaine, les visions sont contradictoires au sein même de l’élite savante européenne, et curieusement les théories les plus extravagantes pour l’époque sont celles qui se rapprochent le plus de la réalité…

Vous évoquez là une donnée essentielle, qui peut aujourd’hui paraître la plus surprenante : celle qui concerne l’âge de la Terre. Nous avons de la peine, aujourd’hui, à concevoir, lorsque nous lisons Bossuet, dont j’admire infiniment le style, que la Terre était, selon lui, âgée de six mille ans. Ce mode de calcul était inspiré par la lecture de la Genèse. À l’aube du XXe siècle, les savants hésitaient encore entre des durées fluctuant entre deux cent mille ou quatre cent mille ans, alors que nous savons que l’âge de la Terre est de quatre milliards d’années.

@ Bertini Albin Michel

« Nous avons de la peine, aujourd’hui, à concevoir, lorsque nous lisons Bossuet, dont j’admire infiniment le style, que la Terre était, selon lui, âgée de six mille ans. Ce mode de calcul était inspiré par la lecture de la Genèse. »

Vous rappelez cette fascination inspirée par les pôles, autant que le désir d’y trouver des routes plus courtes vers les Indes. Mais les hommes vont être confrontés à des conditions extrêmes, pendant longtemps les expéditions maritimes sont vouées à l’échec. Et cette pauvreté d’observations va être compensée par l’imaginaire…

Les pôles se situent au cœur de l’histoire que j’évoque. On désirait alors intensément y parvenir, mais on échoua jusqu’à l’aube du XXe siècle. Les glaces qui empêchaient leur découverte, les froids intenses de leurs abords, le tragique échec des expéditions qui tentaient de les atteindre, les méfaits effroyables accomplis par les icebergs, la banquise crevassée, les ours, la merveille des aurores boréales, l’éventuelle existence d’une mer qui se serait située au pôle Nord : tout cela inspirait une inépuisable littérature dont on ne retient aujourd’hui que le Frankenstein de Mary Shelley et Les aventures du capitaine Hatteras de Jules Verne.

En ce qui concerne les abysses, vous citez une phrase de Jean-René Vanney : «les profondeurs, avant d’être découvertes, furent inventées» selon un tri descendant […] qui fit glisser les abysses au rang des repaires de l’impur, de l’anormal, du monstrueux» en bref de la «face cachée et inquiétante du monde»…

De nos jours, nous sommes abreuvés d’images des grands fonds. Il nous est difficile de concevoir qu’au cours du premier siècle évoqué dans ce livre, ceux-ci demeuraient totalement opaques. Ils suscitaient une intense terreur, ils constituaient la face sombre du globe. Cela intensifiait le tragique du destin des naufragés péris en mer, à propos desquels Victor Hugo écrivait dans Océano Nox: «Pauvres têtes perdues, vous roulez à travers les sombres étendues…».

La fin du XVIIIe siècle est marquée par un engouement pour les volcans. L’interprétation du volcan est alors fortement influencée par la théologie et les écrits de l’Antiquité. On voit cependant que cet intérêt s’accompagne d’une forme de démarche scientifique pour comprendre et analyser le phénomène…

La vogue des volcans s’explique, tout d’abord, par le désir de résoudre l’une des plus anciennes énigmes du monde. D’autre part, à la fin du XVIIIe siècle, le «grand Tour» effectué en vue de s’instruire s’est prolongé jusqu’à Naples et la Sicile. De ce fait, le Vésuve, les Champs Phlégréens et l’Etna étaient devenus familiers à nombre de voyageurs, aristocrates, savants, artistes peintres. Les éruptions nocturnes, notamment, fascinaient.

Le Vésuve le 14 mai 1771 par Pierre Jacques Volaire (1729-1799). Galerie d’art d’ État. Karlsruh

La question des tempêtes, du vent, des nuages restent longtemps une énigme. On décrit les phénomènes, on les répertorie sans les expliquer. Ils continuent de susciter la crainte. Une crainte atténuée par l’invention du paratonnerre par Benjamin Franklin en 1752…

L’influence de la découverte du paratonnerre par Benjamin Franklin a, pour la première fois, prouvé que l’homme pouvait agir sur les phénomènes atmosphériques. Mais la compréhension de ce qui s’opère au sein de ce que le grand savant Alexander von Humboldt considérait comme «l’océan aérien» est postérieure. Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que s’est révélée la dynamique atmosphérique et que les cartes précises du ciel en mouvement ont été établies, grâce à nombre de réseaux d’observateurs. C’est alors que les notions de cyclones, d’anticyclones, de dépressions se sont imposées, que les vents ont été mesurés. L’échelle de Beaufort les concernant est encore appliquée. Tous ces progrès ont grandement amélioré l’exactitude de la prévision météorologique.

Vous évoquez ce terrible ouragan de 1788 dont on a retrouvé traces dans les archives en différents lieux. Y a-t-il une corrélation entre cet évènement et «la grande peur» de 1789 dont on connaît les suites?

C’est la spécialité d’Anouchka Vasak qui, à la suite de méticuleuses études, a mis en corrélation l’itinéraire du terrible ouragan de juillet 1788 et celui des évènements violents de l’été 1789 que l’on a désigné sous le vocable de «grande peur» ; ce qui conduit à se demander s’il a existé une relation entre la Révolution et la météorologie, autre que symbolique.

Un demi-siècle plus tard, vers 1850, les connaissances sur la Terre ont-elles progressé?

Entre 1755 et 1850, les connaissances concernant la Terre ont certes progressé, mais dans une assez faible mesure ; c’est alors que l’on a compris la morphologie glaciaire et soupçonné la série des glaciations. On estime que l’âge de la Terre était beaucoup plus considérable qu’on ne le considérait auparavant. La stratigraphie c’est-à-dire l’empilement des couches géologiques était mieux connue; surtout, la datation de celles-ci, grâce aux fossiles animaux et végétaux qu’elles contenaient, permettait de définir les âges successifs de la Terre.

Et les premiers vols en ballon ouvrent la voie à de toutes nouvelles sensations, et finalement bien éloignées des légendes et mythes sur le vol icarien…

Il s’agit là d’une invention qui a modifié l’histoire humaine. Elle s’est opérée en très peu de temps, à partir de 1783 ; et elle a passionné les contemporains. Alors, commence la conquête de l’air, s’imposent les vues à vol d’oiseau, à très haute altitude. Une gamme de sensations et d’émotions nouvelles ont accompagné cette révolution, ainsi que nombre d’observations scientifiques. Cela dit, la notion de très haute atmosphère, celle de la stratosphère ne s’est imposée qu’à l’aube de XXe siècle.

Vous racontez dans votre ouvrage que, dans la deuxième partie du XIXe siècle, les connaissances tant sur les abysses que sur les phénomènes météorologiques vont progresser grâce à… un «câble sous-marin»?

Les centaines de milliers de kilomètres de câbles sous-marins installés durant la seconde moitié du XIXe siècle ont bouleversé la temporalité ressentie par les habitants de la Terre. La nouvelle était désormais instantanée, ainsi que les relations interpersonnelles à grande distance. Cela s’est accompagné, quelque peu difficilement, d’une unification de l’heure sur l’ensemble de la Terre. En outre, la pose des câbles sous-marins a permis et même imposé une meilleure connaissance du sous-sol marin et facilité le progrès de la connaissance de la faune océanique.

Jusqu’alors, le recul des ignorances est essentiellement l’affaire de quelques savants et érudits. A quel moment observe-t-on la vulgarisation des connaissances sur la Terre?

C’est à partir du milieu du XIXe siècle — un peu auparavant dans les pays de l’Europe du Nord de culture protestante — que la quasi-généralisation de l’alphabétisation a permis le triomphe du savoir — lire dans l’ensemble— ou presque— de la population. Dès lors, la diffusion des revues et des livres scientifiques et la vulgarisation des connaissances qui en a résulté ont modifié les représentations de la Terre au sein de larges couches de la population. Toutefois, ce progrès a plus que tout concerné la surface du globe, c’est-à-dire l’effacement des «taches blanches» de la carte ; la découverte de territoires jusqu’alors inexplorés. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, l’enseignement scolaire, en France principalement, s’est focalisé sur l’étude de la «petite patrie», c’est-à-dire du local : paroisse, commune, département… Tout au plus, sous l’influence du géographe Vidal de la Blache, portait-on attention à la «région naturelle». Du même coup, l’étude des lointains se trouvait quelque peu négligée.

« la diffusion des revues et des livres scientifiques et la vulgarisation des connaissances qui en a résulté ont modifié les représentations de la Terre au sein de larges couches de la population. »

Chaque découverte lève le voile sur de nouveaux champs de connaissances non explorés, et sur les menaces de tout ordre qui pèsent sur la Terre. Finalement, l’ignorance était génératrice de terreur pour les hommes, et aujourd’hui, ne pensez-vous pas que cette connaissance «abyssale» est source d’une angoisse plus grande encore?

Je ne pense pas que le recul des ignorances conduise à des angoisses plus profondes que naguère. Cela serait donner raison aux quelques penseurs du XVIIIe siècle qui prônaient l’ignorance. Il me semble, à titre d’exemples, que les habitants de la Terre ont moins peur des comètes que leurs lointains ancêtres. Les tremblements de terre, les ouragans, les éruptions volcaniques sont devenus mieux prévisibles. Cela dit, les médias nous informent, jour après jour, de la survenue des catastrophes lointaines. Mais cela avive-t-il véritablement l’angoisse? Toute crainte n’est pas injustifiée : à titre d’exemple, s’il survenait une tempête solaire du type de celle qui atteignit la Terre en 1859, notre monde s’en trouverait fortement bouleversé.

«La diversité des ignorances gêne l’échange entre les individus», écrivez-vous. Est-ce encore vrai ?

Je ne suis pas sociologue, et en tant qu’historien, je me sens incompétent pour analyser le présent. Toutefois il me semble, pour l’avoir vécu au sein du bocage bas normand des années 1940, que l’ignorance partagée était alors — et en ce milieu — ciment entre les êtres, qu’elle facilitait la communication. Aujourd’hui, le progrès des connaissances est tel — que l’on songe aux nanotech-nologies, à l’intelligence artificielle, à tout ce que permet l’informatique, sans oublier la robotique — que le feuilletage des ignorances s’est épaissi. Il n’est pas interdit de penser que cela gêne paradoxalement à l’heure du téléphone portable — la communication au sein des petites collectivités de naguère : bistrots des villes, cafés des bourgs ruraux, etc., lesquels se trouvent peu à peu déserté.

Alain Corbin est un des plus grands historiens français vivant. Pionnier de l’histoire des représentations, des sensibilité et du corps, il est l’auteur de plusieurs livres à succès dont Les cloches de la terre et Histoire du silence chez Albin Michel.

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Alain Corbin

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