Sylvie Dutot dirige courageusement Histoire Magazine, un titre de référence qui se démarque pas ses sujets iconoclastes, ses plumes prestigieuses et une identité bien à lui. Malgré les embûches, les difficultés inhérentes au secteur de la presse, la directrice de publication poursuit son aventure sans faillir.
Alors que la « grande presse », guidée par une bien-pensance de plus en plus prégnante, des titres, trop rares, comme Histoire Magazine, tentent de survivre en misant tout sur la liberté de ton, la pluralité des sujets, et l’exigence de proposer des décryptages de qualité.
Quel bilan faites-vous 3 ans après le lancement d’Histoire Magazine ?
Ces trois dernières années n’ont été simples pour personne et en particulier pour Histoire Magazine. Après une tentative du Figaro d’empêcher la diffusion du magazine, le groupe de presse auprès duquel je sous-traitais l’impression et la diffusion a cherché à faire main basse sur le titre, en bloquant la distribution. J’ai cherché des investisseurs pour m’épauler à ce moment-là, mais personne ne croyait à mes chances face aux vélléités de ce patron de presse très influent sur la place. Étant juriste de formation, j’étais convaincue du contraire. Sans mon avocat, Pascal André Gérinier, qui a réussi un tour de force en bouclant l’affaire au TGI de Nanterre en moins de trois mois avec une procédure accélérée, j’aurais sans doute perdu le magazine. Mais une fois récupérés le titre et la distribution, nous entrions dans la période noire du confinement, et là, c’était une autre histoire. Le magazine a pu poursuivre son chemin, avec de très beaux numéros, sur les épidémies, la Seconde Guerre mondiale, Napoléon, les esclavages, etc.
Histoire Magazine, c’est un magazine généraliste, qui aborde tous les sujets, toutes les époques, avec une spécificité : dénicher l’historien sur un sujet donné, qui apporte l’éclairage, l’analyse la plus pertinente. Les signatures prestigieuses et cette qualité rédactionnelle présentes au fil des numéros, font notre marque. On a une approche et un style uniques que l’on peut résumer ainsi : le magazine qui donne la parole aux historiens. Aux meilleurs historiens. C’est plus qu’un slogan, c’est une philosophie de travail, visant à rendre accessible le fruit de la recherche historique à un lecteur non spécialiste. C’est ce qui permet d’apporter ce supplément d’âme, cette passion partagée de l’histoire et de sa transmission.
Êtes-vous confiante pour l’avenir d’une presse pédagogique, passionnée et exigeante ?
Pédagogique, passionnée et exigeante… j’aime à penser que vous avez défini ce qu’est Histoire Magazine ! Pour répondre à votre question, je dirais oui, mais. Oui, je suis confiante parce que les lecteurs parfois tombés par hasard sur notre magazine viennent spontanément nous témoigner leur surprise, sur le contenu qu’ils y découvrent. C’est encourageant. On ne mène pas une telle aventure éditoriale sans le sentiment de combler un espace vacant dans le paysage de la presse histoire. Et aussi, parce que l’on traite de l’histoire en dehors de toutes les influences actuelles, de toutes les soumissions aux lobbies, sans parti pris idéologique, et qu’on ne donne pas dans la bien-pensance qui pollue et paralyse toute la vie intellectuelle en France.
Mais… être un titre indépendant, sans aucune subvention, face à des magazines dans le même créneau qui appartiennent à de grands groupes de presse ou des milliardaires est très compliqué.
À cette difficulté s’ajoute la hausse des prix du papier et des transports de ces dernières semaines qui a fait fondre nos marges.
Je dois constater qu’Histoire magazine qui aurait vocation à être lu dans les établissements scolaires et d’enseignement supérieur y est presque totalement absent au profit pour le moment de revues très marquées idéologiquement, qui vont jusqu’à donner des consignes de vote à peine voilées. Mais qui s’en étonne.
Vous êtes-vous fixé de nouveaux objectifs ? Et comment toucher de nouveaux lecteurs sur des titres comme le vôtre ?
Notre principal objectif est de combler notre déficit de notoriété. Le produit est bon. Il faut le faire savoir. C’est une question de survie. Dans les kiosques et les maisons de la presse, l’acheteur est susceptible de se trouver devant 89 titres de presse histoire. Comment sortir du lot, lorsque le marketing pour la presse est formaté pour des groupes de presse et pas pour des titres indépendants ? Et les médias nationaux fonctionnent avec un entre-soi dont nous sommes exclus, sinon à de rares exceptions.
Histoire Magazine est devenu bimestriel, c’est aussi un nouveau défi à relever, celui de la régularité et de la présence constante en kiosque.
Sur le plan éditorial, on a mis en place une nouvelle formule depuis deux numéros, avec des rubriques comme la géopolitique, repère, régions, art, goûts sensibilité qui ouvre à d’autres composantes que l’histoire culinaire telles que l’art de vivre, une rubrique voyage, et une incitation constante à la lecture, avec les pages « la librairie », qui présentent une sélection des livres histoire chroniquée par des historiens de référence dans leur domaine. Et parallèlement, nous donnons également leur chance de publier à de jeunes et prometteurs historiens encore peu connus. Pierre-Yves Rougeyron, qui concentre autour de lui beaucoup de jeunes auteurs et d’historiens de talent vient d’intégrer notre équipe rédactionnelle et nous a assuré de son soutien, animé comme nous de la volonté de continuer à faire exister une histoire « de France », entretenir le sentiment d’une continuité historique et le sentiment collectif et national.
Quelles sont les signatures dans ce nouveau numéro ?
Dans ce numéro qu’on vient de faire paraître, « La folle histoire des élections », se côtoient l’historien Patrice Gueniffey, directeur d’études à l’EHESS, à propos de la Révolution et des élections, Éric Anceau professeur à Paris Sorbonne pour la première élection présidentielle de l’histoire en 1848, Bruno Fuligni (Sciencespo), sur l’art d’être candidat et il a sélectionné des promesses électorales d’anthologie, Maxime Tandonnet, ancien conseiller auprès de la présidence de la République mène une réflexion sur le dévoiement de la Ve République, Anne-Sarah Moalic sur le long combat du droit de vote des femmes, Pierre-Yves Rougeyron du Cercle Aristote, fin analyste de la vie politique française au sujet de l’abstentionnisme, et du RIC, il revient également sur deux élections marquantes de la Ve République, celle de 1965 qui vit s’affronter de Gaulle et Mitterrand, et celle de 1981. Nicolas Roussellier (Sciencespo) sur le(s) Parlementarisme(s), François Delpla, spécialiste d’Hitler et de la Seconde Guerre mondiale, se penche sur la nouvelle édition de Mein Kampf, Romain Bessonnet a recensé les décisions politiques et les événements qui ont mené au conflit Russie-Ukraine, Bruno Fuligni nous promène sur les terres australes, dans les îles de Kerguelen, Olivier Grenouilleau, spécialiste de l’esclavage, qui m’a assisté sur certains numéros, les hellénistes Pascal Charvet et Annie Collognat pour une nouvelle traduction des Dix-Mille de Xénophon, le médiéviste Jacques Paviot, les historiens Thibault Tellier, Philippe Martin, Patrice Brun, Sylvie Bigar la célèbre journaliste américaine gastronomie et voyage qui écrit pour Forbes, le New York Times et le Washington Post, mais aussi Nathalie Helal, Guy Stavridès et Clémentine Portier-Kaltenbach (sur Europe1 l’après-midi) qui m’accompagnent depuis le début.
Lors de votre premier entretien sur Putsch, vous aviez évoqué le fait que certains historiens soient exclus par leurs analyses à contre-courant. Est-ce toujours le cas ? Si oui, est-ce que ce processus s’est accéléré selon vous ?
Oui, le phénomène est amplifié, mais il n’est pas circonscrit à l’histoire. On a assisté ces dernières années à un véritable processus de lavage des cerveaux, de conditionnement à grande échelle, qui affecte tout le monde, toutes les couches de la société. On a muselé la parole, et la pensée par une communication de l’État particulièrement anxiogène relayée par les médias mainstream jusqu’à l’hystérisation. Aujourd’hui on s’interdit de réfléchir à certains sujets, comme l’histoire du covid, et tout ce qui s’y rapporte, parce que tout écart à la pensée imposée peut coûter très cher, et valoir une mise au ban sociale et professionnelle. Il n’y a plus de place pour la pensée rationnelle, les nuances, en dehors de la propagande. Le petit cirque médiatique continue comme si de rien n’était, excluant chaque jour, un peu plus de mots, de sujets devenus tabous, et les analyses toutes faites dispensent le téléspectateur ou le lecteur de la connaissance des tenants et aboutissants. On assiste aux mêmes mécanismes sur la question du conflit Russie-Ukraine, une présentation incomplète, orientée des origines du conflit, dans tous les médias mainstream. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à Romain Bessonnet, spécialiste de l’espace post-soviétique de faire l’inventaire chronologique des décisions politiques et des évènements à partir de 1990 jusqu’à aujourd’hui. Du factuel simplement- donc subversif ?-, à partir duquel chacun se fait son opinion.