<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La peste noire, une catastrophe à l’origine de nos politiques de santé publique, XIVe -XVe siècles
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Photo : Blason avec portrait et costume de protection contre la peste. Peinture à l'huile. Théodor Zwinger III (1658-1724).
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La peste noire, une catastrophe à l’origine de nos politiques de santé publique, XIVe -XVe siècles

par | Épidémies : les leçons de l'histoire, Moyen Âge, N°7 Histoire Magazine

L’histoire de l’humanité est celle d’une coexistence permanente entre les hommes et des micro-organismes qui peuvent parfois acquérir un pouvoir pathogène pour l’espèce humaine et se répandre en son sein.

Après un long silence épidémique, la réapparition de la peste au XIVe siècle, qui amorce la naissance de la seconde pandémie en Europe, revêt un caractère nouveau et exceptionnel, car jamais auparavant un tel cataclysme ne s’est manifesté sur une si longue durée ni sur une si vaste échelle géographique. Cette « Grande mortalité » — les expressions « Peste noire » comme « Mort noire » sont plus tardives — désigne cinq terribles années de désolation entre 1347 à 1352/1353 qui entraînent une formidable dépression démographique et modifient plus ou moins profondément les comportements sociaux. La violence et la soudaineté du mal, sa progression inexorable suivant les lignes de force du commerce eurasiatique, l’inefficacité des soins et le nombre élevé des victimes — elle tue, semble-t-il, en cinq ans la moitié de la population urbaine européenne —, traumatisent pour longtemps les contemporains. Cette « pestilence » représente donc un des événements catastrophiques majeurs de l’Europe médiévale, qu’elle soit chrétienne ou musulmane.

Ce n’est pas la première fois que la peste frappe le territoire. Apparue au VIe siècle sous le règne de l’empereur Justinien, elle se manifeste épisodiquement autour du bassin méditerranéen jusqu’au VIIIe siècle, avant de disparaître totalement, s’effaçant par là même de la mémoire des hommes. Tout au long de cette seconde pandémie — qui prend fin au XVIIIe siècle —, les poussées pesteuses qui affligent tel ou tel lieu sont généralement brèves, saisonnières avec parfois des résurgences graves, heureusement de plus en plus espacées dans le temps, pouvant emporter une grande partie d’une population urbaine et s’étendant à de vastes territoires, parfois même à plusieurs pays comme dans les années 1627/1628 – 1631/1632.

La maladie est due à une bactérie, Yersina pestis, qui se manifeste essentiellement sous deux formes clinique, bubonique — la plus courante — et pulmonaire. Le rôle de la puce du rat est essentiel dans l’épidémisation de la maladie, car c’est elle qui en est porteuse. Or les rats sont alors partout. Abondamment étudiées depuis des décennies, les grandes pestes médiévales ont suscité ces dernières années un vif intérêt qui doit beaucoup aux préoccupations actuelles touchant la santé publique. De nos jours, son souvenir se ravive même avec vigueur lors de comparaisons excessives et souvent inappropriées avec l’actuelle pandémie de covid 19. Car la peste a laissé une empreinte profonde dans l’imaginaire des hommes. Toutes les catastrophes modernes sont comparées, ramenées à elle. Ne craint-on pas comme la peste telle ou telle épidémie, pour peu qu’elle ait une certaine ampleur géographique ou une relative létalité, à laquelle nous ne sommes plus habitués ?

La récurrence élevée des épidémies pesteuses au Moyen Âge conduit les gouvernements à édicter des règlements sanitaires et à se doter des moyens pour les appliquer, en instituant une police sanitaire, en créant des structures sanitaires particulières au temps de peste.

La peste au croisement des savoirs religieux et profanes

Comment les populations et gouvernements réagissent-ils à l’approche d’un fléau qui souvent est annoncé de ville en ville, par courrier et surtout oralement ? Dès l’approche de l’épidémie, les autorités interrogent les savants. La peste est due, pense-t-on, à la corruption de l’air, elle-même provoquée par une mauvaise conjonction astrale.

Dans ce monde, où l’essentiel des connaissances médicales provient des corpus hippocratico-galéniques, complétés par les travaux des savants musulmans de Sicile et de péninsule Ibérique, la théorie « aériste » est à la base de tous les conseils préventifs : s’enfuir vers des régions plus saines, s’enfermer chez soi à l’abri des vents mauvais, respirer des parfums, faire des fumigations ainsi que de grands feux purificateurs.

En même temps, le bon sens populaire a tôt fait de constater le pouvoir éminemment contagieux de la maladie : « Et ladite mort et maladie venait par contacts et contagion ». Toutefois, on ignore alors tout de ses modes de propagation. Les rats et les puces sont si courants que leur rôle dans la contagion n’est pas envisagé. C’est de ces constatations que découlent les premières mesures prophylactiques d’isolement et de quarantaine. La population perçoit, sans en comprendre pour autant les raisons, que le mal se transmet après un contact avec des malades, leurs vêtements ou des cadavres.

Parallèlement, les hommes trouvent d’autres explications et remèdes. Dans cette société chrétienne profondément croyante et superstitieuse, l’origine de ce fléau ne peut donc être que surnaturelle, punition divine ou œuvre du malin. Le Pape le reconnaît dans une Bulle de septembre 1348, en évoquant « la pestilence dont Dieu afflige le peuple chrétien ». Pour l’empereur byzantin, Jean Cantacuzène, il est évident qu’une maladie accompagnée de souffrances et de puanteurs aussi horribles et surtout d’un désespoir aussi profond avant la mort n’est pas « naturelle » et ne peut être qu’un « châtiment du ciel ».

Cette interprétation religieuse des causes de la peste « relève en fait d’une conception d’ensemble de l’ordre du monde », car, comme le souligne Françoise Hildesheimer, « le discours de l’église intervient pour donner à un phénomène inexplicable une signification d’ordre supérieur et fournir des armes spirituelles pour lutter contre lui ». La population cherche alors des intercesseurs et se tourne vers des figures protectrices comme la Vierge Marie, saint Sébastien et au XVe siècle, saint Roch.

Si les rassemblements et les cortèges funèbres sont parfois interdits, en revanche, prières, supplications et processions propitiatoires se multiplient à travers les villes et campagnes d’Occident. Mais le mal est dans le remède, car ces actes de piété favorisent la propagation de la maladie. C’est pour cette raison que rapidement les rassemblements processionnels sont déconseillés et que le Pape dispense même les pèlerins anglais et irlandais du jubilé de 1350. Partout en même temps, on multiplie les signes afin d’apaiser la colère divine. Dans certaines cités, on décide d’interdire les jeux, la boisson, les jurons. Dans les territoires relevant de la couronne d’Aragon, les officiers royaux tentent de prévenir un retour de la peste en y ajoutant l’interdiction du travail du dimanche, de la pêche pour un gain financier les jours fériés et des vêtements ostentatoires.

médecin vêtu d’un costume de protection contre la peste. Gravure au trait d’après JJ Manget.

Une médecine impuissante

Face à ce fléau et la méconnaissance de son étiologie, tous les traitements recommandés par les médecins se révèlent inopérants. Les hommes de l’Art ne peuvent que constater leur impuissance et l’inefficacité des thérapies.

Boccace écrit dans son Décaméron : « Pour soigner ces maladies, il n’y avait ni diagnostic de médecin, ni vertu de médicament qui parut efficace ou portant profit. Au contraire, soit que la nature de la maladie ne le permit pas, soit que l’ignorance des praticiens […] les empêchât de déceler l’origine du mal et partant, d’appliquer le remède approprié, non seulement peu de gens guérissaient, mais presque tous mouraient dans les trois jours de l’apparition des symptômes susdits ».

Ils tentent, pourtant, de trouver des explications médicales au mal qui les frappe, nous en voulons pour preuve les nombreux « régimes du temps peste », souvent rédigés par des médecins de renom à la demande des gouvernements. Enfin, relevons, comme le souligne Marylin Nicoud, « la quête de médecins à laquelle se sont livrées les communes italiennes en temps de peste et les avantages qu’elles leur ont accordés pour penser qu’en dépit de leurs insuffisances, ils étaient encore considérés comme d’indispensables garants de la santé publique ».

Partout en terres musulmanes ou chrétiennes, de nombreux traités de peste sont rédigés à partir de 1348 par des médecins. Malheureusement, les moyens curatifs proposés sont totalement inefficaces, souvent inaccessibles aux plus pauvres, extrêmement douloureux et fréquemment dangereux, comme l’incision des bubons, technique alors couramment pratiquée. Les seules chances de salut résident en fait dans la préservation.

La naissance d’institutions sanitaires et des mesures d’hygiène publique

La peste étant à juste titre considérée comme venant de l’extérieur, les autorités, notamment dans les villes d’Italie du Nord particulièrement exposées par leur trafic commercial, réagissent et instaurent, avec plus ou moins de rapidité et de réussite, des mesures rationnelles, préventives et souvent coercitives, visant à empêcher la venue de la peste ou à la circonscrire lorsqu’elle se manifeste. Des mesures « d’hygiène publique » sont immédiatement prises ou réactivées, un peu partout où frappe la maladie. Même le roi de France tente de réagir en promulguant en 1352 une ordonnance établissant pour le royaume des règles sanitaires afin d’éviter une nouvelle hécatombe après la triste expérience de la Peste noire. Malheureusement, la réalité politique, financière, mais aussi la méconnaissance des règles d’hygiène les plus élémentaires, feront de ces tentatives des échecs constants. Enfin, gardons toujours à l’esprit que toutes ces mesures sont prises non pas pour combattre un péril microbien, d’ailleurs méconnu, mais pour éviter, conformément aux croyances médicales du temps, la « corruption » de l’air, donc un risque de contagion provenant des mauvaises odeurs exhalées par tous les détritus qui polluent les villes et villages. Parallèlement, les magistrats en charge des cités, comme à Venise ou Florence, où la forte densité de la population dans des espaces restreints favorise la propagation, installent rapidement des comités spéciaux pour gérer l’urgence. Ainsi, le 30 mars 1348, la Sérénissime République de Venise, malgré « son splendide isolement lagunaire », établit pour la première fois en Occident un conseil sanitaire, constitué par trois nobles chargés de travailler « pro conservatione sanitatis », puis des règlements sanitaires visant à préserver la santé des populations sont créés ou étoffés. Au mois d’avril, Florence prend des mesures similaires. Les officiers florentins sont chargés de surveiller les marchés, de vérifier la provenance des marchandises et des marchands, etc.

La même année, en Toscane, dans la cité de Pistoia à proximité de Florence, le marché de la laine est placé sous contrôle, de peur que quelque chose de « collant » susceptible de répandre la maladie ne se prenne dans les mailles des étoffes. Au mois de juin est organisé un corps de fossoyeurs ou « enterreurs ».

Hôpital Saint-Louis, 10e arrondissement de Paris, actuel n°40 rue Bichat. L’hôpital fut édifié en 1607, à la demande d’Henri IV, suite aux problèmes occasionnés par la peste de 1565. Eauforte. Vers 1635. Jean Boisseau, éditeur. Musée Carnavalet.

Deux mois plus tard, à Orvieto, on trouve mention d’un médecin spécialement chargé de la « surveillance sanitaire civile », car la permanence des risques graves que fait courir la peste justifie de pourvoir en permanence la cité d’un médecin public, astreint à présence, rémunéré par celle-ci et ne pouvant se soustraire à l’obligation de soins. Il est à noter que dans cette ville, presque tous les membres du Conseil des Sept, instance politique la plus élevée de la cité, décèdent de la peste ; or, mis à part un intermède de quelques semaines, le Conseil continue à remplir ses fonctions.

Ces mesures deviendront rapidement permanentes et seront reprises et développées un peu partout dans la péninsule italienne au cours des XIVe et XVe siècles, puis serviront de modèles dans l’Europe entière.

Un peu partout, on cesse ou ralentit, dans la mesure du possible, les foires et marchés, ainsi que les échanges commerciaux. À ces mesures internes s’impose donc rapidement la nécessité de contrôler les abords des cités. Les axes de circulation sont surveillés et l’on crée « un vaste dispositif de points de garde et de contrôle le long des voies de transit et aux lieux d’accès aux villes ».

À Milan, dont l’influence dans la lutte contre la peste sera sensible dans toute l’Italie septentrionale, Bernarbo Visconti fait barricader en 1373 les portes et fenêtres de maisons où sont des pestiférés et leur famille. Un an plus tard, alors que Gênes et Venise ferment leur port aux bateaux venant de localités infectées, Visconti prend un « décret à faire respecter non seulement à Milan et dans les autres villes, mais aussi dans les bourgs, les châteaux forts et les campagnes. Il s’agissait d’éviter la contagion ». Les podestats locaux sont alors tenus de prendre des dispositions afin que chaque « ancien » de la paroisse dresse quotidiennement la liste des malades et que chaque « medicus, ciroychus, barberius, herborarius signalent à un inquisitor et executor désigné à cet effet les noms des malades confiés à ses soins, en particulier ceux qui pourraient avoir la peste ». Toujours dans le duché de Milan à la fin du XIVe siècle, les premières désinfections publiques de marchandises sont pratiquées. En 1399, le duc Gian Galeazzo Visconti crée l’office de commissaire à la santé pour répondre à une importante résurgence pesteuse qui afflige alors la ville et le duché. La même année, le duc ordonne que la vente d’étoffes et de vêtements d’occasion ne soit permise qu’après que ceux-ci aient été préalablement lavés et exposés au soleil ou au feu. Trois ans plus tard, Gian Maria Visconti ordonne les premières fumigations à base de vapeurs et de parfums.

Tournée vers la mer Adriatique, la prospère cité de Raguse — actuelle Dubrovnik — décrète en 1377, « un isolement d’un mois bientôt porté à quarante jours à Venise, en accord avec la doctrine hippocratique qui considère que le quarantième jour est le dernier jour possible pour les maladies aiguës comme la peste ». C’est encore à Venise qu’en 1423, des voyageurs, venant de zones infectées, sont refoulés et isolés dans un hôpital, le lazaret. Le Conseil majeur décide que cette quarantaine se fera sur une île de la lagune où se dresse le monastère augustin de Sainte-Marie-de Nazareth. Le personnel soignant provient de l’hôpital des lépreux situé dans la lagune. Il s’agit du premier établissement en Europe destiné à mettre en quarantaine les pestiférés. En 1486, un second lazaret est installé sur l’île de Saint-Erasme. Tandis que la gestion de l’ancien, destiné à des malades, reste confiée à des religieux, celle du nouveau lazaret revient essentiellement à des civils. Ces derniers ont pour principales missions de contrôler les marchandises et équipages et de pratiquer si nécessaire « l’exposition au soleil, à l’air, à des fumigations de substances odorantes des cargaisons de laine, de soie ou de lin ainsi que l’immersion de l’argent et des pierres précieuses dans du vinaigre ».

Cette même année 1486, toujours à Venise, le magistrat de santé est institué. Ses missions, très lourdes de responsabilités, nous sont données par S. Carbonne qui écrit : « Les provéditeurs et les supraprovéditeurs contrôlaient les lazarets, la propreté de la ville, la salubrité des citernes, les canaux antérieurs, le bon ordre et la propreté des auberges, les comestibles, les viandes, les vins, les poissons, les boucheries, les habitations des pauvres, les débardeurs du port, examinaient les attestations de santé des bateaux et procédaient à la quarantaine des bâtiments soupçonnés et à la purification des marchandises et de la correspondance, préposés à la répression de la mendicité, ils expulsaient les mendiants étrangers et prenaient des mesures contre ceux de la ville ; ils surveillaient la prostitution, […], le commerce des hardes et des vieux objets, l’exercice de la médecine, de l’obstétrique, de l’art du barbier ; ils prenaient toute mesure concernant la dissection des cadavres et leur sépulture ; ils surveillaient aussi les cimetières et avaient compétence en matière de dénonciation immédiate des premiers cas suspects, de recensement et de tenue du registre des décès ».

Flagellants faisant pénitence pendant la peste noire (1347-1352)

Les États italiens furent donc de remarquables innovateurs en matière de lutte contre la peste avec la pérennisation de magistratures sanitaires qui perdent leur caractère opportuniste pour devenir des rouages permanents des administrations. À Florence, les Octo custodie (8 gardes) sont institués en 1378 et une magistrature permanente apparaît en juin 1527 ; à Gênes, un Office pour la préservation de la santé est constitué en 1449 pour devenir permanent en 1480, et d’autres cités comme Turin suivent le même exemple. Tout cela est parfaitement souligné par l’historien Carlo Maria Cipolla lorsqu’il écrit qu’à la fin du XVe siècle ils [les États] « avaient mis sur pied une organisation sanitaire d’avant-garde, bien avant le reste de l’Europe ». En revanche, il est surprenant de constater que l’instauration de ces mesures de grande sagesse, qui seront à la base des politiques sanitaires mises en place en Occident tout au long des XVIe XVIIIe siècles, ne suit pas la progression de la Peste noire. Pour exemple, bien que le phénomène de contagion soit parfaitement identifié dans les principautés musulmanes de la péninsule Ibérique, M. Melhaoui souligne que jusqu’à la découverte de nouvelles archives, « le problème de l’instauration éventuelle d’établissements d’accueil des pestiférés en Occident musulman reste entier ».

Le corps social à l’épreuve

Étant donné ses ravages démographiques, la Peste noire a des conséquences sociales et psychologiques incommensurables. La méconnaissance du mal et la peur qu’il suscite entraînent la réapparition de mouvements d’hystérie collective, comme celui des flagellants qui renaît en Italie où il s’était déjà manifesté au XIIIe siècle.

La violence de l’épidémie et les difficultés à en expliquer les causes poussent aussi à rechercher des coupables, des exutoires à l’angoisse commune, dans un monde où la méfiance et la suspicion à l’égard de l’Autre sont exacerbées, surtout si cet autre est étranger à la communauté. Dans une étude sur la violence au Moyen Âge, l’historien américain David Nirenberg souligne la fracture engendrée ici par la Peste noire. Sa rapidité à tuer, l’impossibilité de trouver un remède efficace, la terreur qu’elle suscite déclenchent « des attaques contre des groupes aussi divers que les juifs, les clercs, les étrangers, les mendiants, les pèlerins et les musulmans » auxquels nous pouvons rajouter les lépreux. Quels que soient les moteurs et les racines profondes dans lesquels ces actes de violence et de rejet se nourrissent, ces groupes sont fréquemment accusés de disséminer la peste, d’introduire le mal dans une communauté en souillant les portes du pus des pestiférés, en empoisonnant les puits, ou encore en entretenant des rapports avec le Diable. De nombreux échanges épistolaires entre quelques villes des royaumes de France et d’Aragon nous éclairent parfaitement sur l’impuissance des autorités à expliquer la propagation de la peste, si ce n’est par des actes délétères, commis par des individus marginaux ou considérés comme tels. D’ailleurs, le viguier de Narbonne, André Benoît, n’écrit-il pas aux jurés de Gérone que dans les environs de Narbonne « un quart de la population est morte et que de nombreux empoisonneurs, dont beaucoup sont des mendiants et des pauvres, ont été capturés avec leur poudre empoisonnée » ?

Les exactions contre les juifs sont maintenant assez bien connues. Elles sont particulièrement brutales dans la péninsule Ibérique, à Lérida par exemple, où trois cents d’entre eux sont tués, ainsi que dans l’Empire, où ils vivent nombreux. Des massacres ont lieu notamment à Nuremberg et Francfort. En Provence, quarante d’entre eux sont brûlés à Toulon dans la nuit du 13 au 14 avril 1348. Bien que le Pape Clément VI cherche à les protéger en menaçant d’excommunication, les 4 juillet et 26 septembre 1348, ceux qui assassinent et pillent les juifs, quelques semaines plus tard à Strasbourg, un terrible massacre a lieu. Les nouvelles et rumeurs sur la progression de la maladie, l’angoisse collective régnante, les horreurs de l’épidémie sans doute dépeintes par quelques survivants parviennent de tous côtés à la population strasbourgeoise, créant un climat de panique. On accuse les Juifs d’avoir empoisonné les puits, et le peuple exige leur expulsion ou leur extermination. La municipalité ouvre une enquête et demande des précisions à diverses villes alsaciennes et suisses, au sujet des « aveux » qu’auraient faits (certainement sous l’effet de la torture) quelques juifs emprisonnés. Le 8 février 1349, une réunion se tient à Benfeld, pour décider du sort des juifs de la Basse Alsace. À Strasbourg, le samedi 14 février suivant, jour de la Saint-Valentin, on cerne le quartier juif. Ses habitants sont traînés par la foule au cimetière de la communauté où on les entasse sur un immense bûcher. Seuls quelques-uns en réchappent en abjurant leur foi. Les biens des suppliciés sont partagés, les créances détruites et certains gages rendus à leurs propriétaires. Charles IV, après avoir menacé la ville de représailles, lui accorde, quelques mois plus tard, son pardon. Évidemment, ce massacre de la « Saint-Valentin » n’empêche nullement la peste d’emporter plusieurs milliers de Strasbourgeois.

Excepté les juifs, les pauvres et parfois les pestiférés eux-mêmes sont souvent désignés comme responsables du fléau. On estime en effet que les malheurs qui les touchent sont dus à un châtiment divin pour leurs fautes, les éloignant ainsi de la communauté des fidèles. Mendiants et pauvres étrangers sont parfois chassés dès le début de l’épidémie. À Uzerche, en 1348, on décide tout simplement d’expulser les malades. Peu à peu, le corps social assimile dans un même mal, pauvres et peste. Avec la Peste noire, un changement de perception du pauvre s’amorce, basculement qui ne cessera de s’accentuer.

Aucune des mesures prises par les Conseils de santé n’est populaire. Les populations y opposent fréquemment de nombreuses échappatoires, comme le souligne le grand historien Carlo Cipolla « […] en plus de la guerre impossible qu’ils avaient à mener contre l’ennemi invisible, les membres du Conseil de santé devaient aussi se battre contre l’ignorance, la bêtise, l’égoïsme et la négligence — qui n’étaient pas moins redoutables que les microbes ».

Juifs brulés vifs pendant la Peste Noire. Gravure bois. Nuremberg, Antoine Koberger, 1493. Collection BIU Santé Médecine.

Les conseils, où siègent médecins et édiles, portent essentiellement leur attention sur les mesures préventives telles que l’institution de la quarantaine et le contrôle des voyageurs, en exigeant la présentation de certificats de santé. Ils possèdent un pouvoir étendu et coercitif. En cas de nécessité, ils peuvent confisquer les marchandises soupçonnées comme dangereuses, fermer les marchés, interdire les processions, brûler les meubles et vêtements des « infects », fermer rues et maisons, imposer aux gens le plus strict des confinements chez eux ou dans des établissements pour pestiférés. À Orvieto, en 1348, on prend également des mesures contre le pillage des maisons inoccupées ou abandonnées. De tout temps et quelques soient les lieux, la peur n’affaiblit pas les convoitises.

Cependant, les populations pauvres n’ont généralement pas les moyens de se contraindre au strict suivi des règlements sanitaires ni à un confinement permanent, et ils n’étaient sûrement pas enclins à collaborer avec une institution qui ne semblait pas avoir grand-chose d’autre à leur offrir que de les évacuer de force vers des établissements pour pestiférés. Quant aux gens fortunés, ils connaissent généralement des conditions d’isolement plus souples, soit dans leur vaste demeure urbaine, soit dans leur propriété hors les murs.

Car si les quarantaines, les hôpitaux de peste et les mesures de désinfection sont promis à un bel avenir, pour beaucoup, se protéger de l’épidémie est synonyme tout simplement de fuite. Nombreux sont ceux qui, conformément aux préceptes médicaux, quittent leur cité sinistrée pour se réfugier en des lieux qu’ils espèrent plus cléments. Malheureusement, cela ne fait que contribuer à la propagation de la maladie. Quant à l’isolement, s’il limite réellement la contamination interhumaine, il reste sans doute relativement inefficace, car les rats et puces sont partout présents et leur rôle dans l’épidémisation de la maladie sous sa forme bubonique est complètement ignoré par les contemporains.

Conclusion

L’arrivée soudaine de la Peste noire entre 1347 et 1352/53 met les pouvoirs de l’époque devant un défi de taille : comment endiguer la maladie et, à défaut de la comprendre et de savoir la combattre, éviter sa propagation ?

L’exemple des politiques sanitaires mises en place par les cités italiennes aux XIVe-XVe siècles fait tache d’huile et aboutit progressivement au XVIe siècle à l’application systématique dans l’ensemble de l’Europe de mesures anti-peste et de structures de santé publique le plus souvent pérennes.

Si la fuite ou l’isolement semblent en être les solutions, les détenteurs de l’autorité publique tentent de mettre en place des mécanismes systématiques pour répondre à l’épidémie. On assiste ainsi à une mise en place précoce et originale de mesures prises pour lutter contre la peste. Des lieux de quarantaine sont créés, les structures hospitalières sont rationalisées et, surtout, des offices de santé sont instaurés. L’exemple des politiques sanitaires mises en place par les cités italiennes aux XIVe-XVe siècles fait tache d’huile et aboutit progressivement au XVIe siècle à l’application systématique dans l’ensemble de l’Europe de mesures anti-peste et de structures de santé publique le plus souvent pérennes.

Ainsi, par la mobilisation rapide des moyens de lutte, il est frappant de constater qu’en dépit de toutes les angoisses individuelles et du profond choc démographique et économique qu’entraîne la peste, les institutions politiques ne sortent pas affaiblies et même souvent renforcées du drame qu’elles ont affronté. Pour autant, elles tendent à stigmatiser une partie de la population, qui sera de plus en plus considérée comme indésirable et cause des malheurs de la société.

Malgré tout, exception faite de mesures spécifiques contraignantes comme les quarantaines, la routine de la vie ordinaire ne semble pas avoir été extrêmement modifiée durant les périodes d’épidémie. En effet, comme le souligne l’historienne Élisabeth Carpentier dans une riche étude sur la Peste noire, les épidémies duraient rarement plus de six mois et elles touchaient une société qui était totalement familiarisée avec la misère, la maladie et une mortalité élevée, une société dans laquelle « les catastrophes rappelaient constamment à chacun la précarité de l’existence ».

La Peste noire est donc à l’origine d’un nouveau système de contrôle de la santé qui fait ses premiers pas au cours des décennies qui suivent l’arrivée de l’épidémie. Mais elle est également révélatrice de la peur le plus souvent irrationnelle qui saisit les populations confrontées à quelque chose qu’elles ne connaissent pas et qu’elles ne peuvent maîtriser, peur dont on voit la résurgence avec l’actuelle pandémie de COVID-19.

Docteur en histoire, auteur de plusieurs travaux consacrés aux épidémies et plus particulièrement à la peste, Stéphane Barry est éditeur – Ed. Mémoring — et fondateur de l’association le Café historique.

Marie Fauré et historienne et archéologue. Auteure de plusieurs ouvrages, elle prépare actuellement une histoire des
Bordelais face à la peste avec Stephane Barry.

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