Les règnes de Marc-Aurèle et de Commode ont été marqués par des épidémies de peste. Dans quelles circonstances apparaissent-elles ?
Yann Le Bohec: Il faut d’abord préciser que le mot «peste», dans ce cas, est mal venu. Le latin pestis désigne, en effet, toutes sortes d’épidémies, souvent le choléra. Pour la «peste» de Marc Aurèle, les Romains en localisaient l’origine à Séleucie-du-Tigre, ville située près du golfe Persique, à l’endroit où le Tigre se rapproche de l’Euphrate. Un sacrilège y a été commis en 166 par un général romain, Avidius Cassius, qui a saccagé le temple d’Apollon. Il ne pouvait rester impuni et ce dieu, dispensateur de santé (entre autres spécialités), s’est vengé en diffusant cette épidémie. Bien entendu, il est probable qu’elle ait pris naissance en Inde, voire en Chine, et qu’elle a été apportée par des marchands.
L’épidémie frappe durement l’Empire, laissant un souvenir pérenne dans l’histoire. Pourquoi celle-ci plus que les autres ?
Yann Le Bohec: Elle a duré très longtemps, depuis 166 et au moins jusqu’en 180, et elle a touché toutes les régions de l’empire, l’Égypte, l’Anatolie, les provinces danubiennes et l’Italie puis la Gaule. Il semble qu’elle a épargné l’Afrique et la péninsule Ibérique. Le nombre total de morts est inconnu, mais il devait être assez élevé pour frapper les esprits.
Comment expliquait-on ces épidémies à l’aune de la médecine antique ?
Yann Le Bohec: Les anciens ne connaissaient ni la biologie, ni les microbes, ni les virus ; de ce fait, ils comprenaient mal comment la contagion s’effectuait, même s’ils la constataient. Par ailleurs, leur corps médical était de niveaux très divers. À côté d’un Galien, qui avait développé son savoir sur l’anatomie, la plupart des «médecins», même auprès des armées, étaient du niveau des guérisseurs actuels : tout leur art reposait sur l’empirisme.
Les anciens ne connaissaient ni la biologie, ni les microbes, ni les virus ; de ce fait, ils comprenaient mal comment la contagion s’effectuait, même s’ils la constataient
A-t-on pu déduire la nature de l’agent pathogène à partir de descriptions faites par les différents narrateurs ?
Yann Le Bohec: Les modernes ne sont pas unanimes pour définir des maladies rarement analysées par la science, à partir des rares ossements retrouvés (dans un monde largement acquis à l’incinération) et de quelques descriptions plus ou moins précises. Galien, qui en fut témoin, a parlé de «bile noire» et on en a déduit qu’il s’agissait probablement d’une variante de la variole, la variola maior.
Quelles étaient les mesures de soin entreprises ?
Yann Le Bohec: Ne sachant pas la vraie cause, biologique, les anciens ne pouvaient pas appliquer de vrais remèdes. Ils proposaient des bains, des tisanes, et d’autres «remèdes de bonnes femmes», comme on disait quand j’étais enfant. Les malades pouvaient passer à deux degrés supérieurs, si l’on peut dire : la magie et la religion. La religion présentait un grand intérêt : le malade promettait un don au dieu et il ne s’acquittait que s’il était guéri. Avec un médecin, il fallait payer… Encore que… Des fidèles allaient dans les sanctuaires d’Esculape, fils d’Apollon ; ils y passaient une nuit et des prêtres, interprétant leurs songes, leur conseillaient un traitement, souvent à base d’hydrothérapie. Les Romains du Principat avaient à leur disposition une Sainte Trinité médicale, en qui ils se fiaient davantage que dans les médecins «officiels» ; elle était composée d’Apollon, Esculape et Hygie-Salus, «la Bonne Santé».
Quelles en seront les conséquences?
Yann Le Bohec: Elles peuvent être résumées en deux expressions : mortalité élevée et religiosité exacerbée (dans ce cas, à l’égard d’Apollon).
On a un temps attribué aux épidémies le déclin de l’Empire romain d’Occident ? Qu’en est-il ?
Yann Le Bohec: Vous faites allusion à la thèse que vient de développer Kyle Harper qui a expliqué la chute de l’Empire romain par la conjonction d’un refroidissement climatique et d’épidémies. Mais la chronologie montre que les crises politico-militaires ne correspondent pas aux changements climatiques ni aux épidémies. Et puis, ces malheurs touchaient aussi bien les barbares que les Romains.
Le IIIe siècle sous le règne de Trajan Dèce se voit lui aussi affecté par une très importante épidémie…
Yann Le Bohec: Cette épidémie, qui s’est répandue au milieu du IIIe siècle, est aussi appelée «peste de s. Cyprien», parce que ce sont cet évêque et son biographe, Pontius, qui l’ont le mieux décrite. Elle serait venue d’Éthiopie et se serait répandue par Alexandrie. Là encore, une origine extrême-orientale n’est pas à exclure. Elle aussi a duré environ quinze ans, depuis 249 au plus tôt, jusqu’en 260, voire 270, et elle a touché tout le bassin méditerranéen, cette fois Afrique incluse. Les anciens l’attribuaient à une «corruption de l’air» ; les modernes hésitent entre une grippe et une fièvre hémorragique virale (Kyle Harper).
Est-elle vécue aussi comme une vengeance divine?
Yann Le Bohec: Les passions religieuses de cette époque étaient exacerbées. Les polythéistes accusaient les chrétiens d’être responsables du drame, et les chrétiens adressaient le même reproche aux polythéistes. Il faut à ce propos relire deux traités de s. Cyprien, le De mortalitate et l’Ad Demetrianum.
Yann Le Bohec est historien, professeur émérite de l’université Paris IV-Sorbonne est le plus grand spécialiste de l’histoire militaire romaine.