Article publié dans Histoire Magazine N°2
Automne 1840. Le général Berthezène fait paraître une rétractation complète, avec excuses, des accusations de trahison qu’il a portées contre le maréchal Grouchy pour sa conduite en 1815. Elles lui valaient une poursuite pour délit de diffamation et outrage. Grouchy a en apparence gagné. Il n’en est rien. Avec la complicité de ses ennemis et la complaisance de la chambre des Pairs, Berthezène a une fois encore acculé le vieux maréchal à se justifier et accru son isolement.
Grouchy se bat depuis 25 ans contre tous. Contre le roi, qui l’a proscrit et exilé aux Etats-Unis, afin de pouvoir vivre libre dans son pays et retrouver son bâton de maréchal. Contre ses anciens frères d’armes, pour faire éclater son innocence dans la défaite de 1815. Il est pour eux le bouc émissaire commode de leurs fautes et ils sont puissants, Soult, le ministre président du Conseil, et Gérard, l’ancien subordonné apathique du 4ème corps. Contre les défenseurs autoproclamés de l’Empereur, les Savary et autre Marmont, qui satisfont leur animosité personnelle à son égard par des calomnies qui étendent à sa carrière le procès sur 1815.
Convaincu d’être dans son droit et de défendre la vérité, Grouchy montre une combativité et une obstination d’autant plus grande qu’en face, on lui oppose mensonges et non-dits. L’opinion suit avec avidité les épisodes littéraires et judiciaires de la confrontation. Et il gagne. En 1817, le conseil de guerre se déclare incompétent pour le juger. En 1820, il revient en France. En 1832, il est admis à la chambre des Pairs. En 1836, il récupère son bâton. Mais il ne réussira pas à faire éclater la vérité de Waterloo. Grouchy est un soldat, mais ni un diplomate, ni un courtisan ; il manque de souplesse et de sens politique. Il ne fait rien pour se concilier ses adversaires. Sans complexes, ses écrits s’en prennent ouvertement à ceux dont il attend des gestes, et à Louis-Philippe lui-même, un de ses soutiens les plus décisifs.
Au début, sa responsabilité sur 1815 est cependant loin de faire l’unanimité : « Attaqué et critiqué au moins avec inconvenance, le comte Grouchy répond par des faits et par des pièces officielles. » « Que Napoléon ait commis une si grande faute en détachant de son armée et à une grande distance un corps aussi considérable que celui du général Grouchy, c’est ce qu’il serait difficile de contester. »1
Les éditeurs Sarrut et Sainte-Edme lui sont acquis et ne ménagent pas Gérard.
Ça ne sert à rien. Louis XVIII, puis Charles X et leurs entourages vouent à l’ancien marquis une rancune inexpiable. La légende noire du maréchal naît dans les années 1820-1830, quand les témoins oculaires se font plus rares. En 1847, le ministre Trézel supprime l’éloge funèbre lors de ses funérailles aux Invalides. Grouchy entre dans la postérité comme le maréchal maudit. Ingratitude de la France pour ses meilleurs serviteurs. 1766. Emmanuel de Grouchy naît pour commander : bonne noblesse d’épée, famille introduite à la Cour, dans les cercles philosophiques, deux sœurs qui marqueront leur temps, Sophie de Condorcet et Charlotte Cabanis. Une éducation éclairée et, en 1785, une première affectation très privilégiée, aux Gardes écossais, dans la Maison Militaire du Roi, qu’il quitte lieutenant-colonel, pour un régiment, en 1792. Il a 25 ans. Il a été un spectateur direct de la chute du vieux monde, le sien, mais, alors que les Gardes émigrent, il rallie la Révolution, par idéal, par fidélité à son pays et à sa légitimité politique. Ce sera toute sa vie sa ligne de conduite.
Peu après, il est général. « Sa politesse et la grâce de ses manières le rendaient agréable à tout le monde. Le général républicain avait su conserver toutes les grâces du courtisan de Versailles»2 . Il restera cet homme du monde séduisant et cultivé, à la vie sentimentale animée. Après 1800, les cicatrices des blessures de Novi le défigurent, il a le crâne balafré mais il n’en est pas moins attirant. « Il était grand, tête haute, le visage osseux, les pommettes des joues étonnamment saillantes, les yeux noirs très écartés et comme éblouis. Quand on l’avait vu une fois, on ne pouvait l’oublier. »3
Ses réseaux sont proches du pouvoir : son beau-frère Pontécoulant, les ministres Aubert-Dubayet et Carnot, puis Moreau et plus tard, Belliard et Murat, le Prince Eugène, Joseph Bonaparte et, jusqu’aux Amériques, la franc-maçonnerie. Il en a bien besoin pour compenser les jaloux et les rancuniers, tel Savary qui le menace de mort à Madrid.
Il fait des erreurs : Il s’oppose publiquement au Consulat. Il est un moment empêtré dans les intrigues de Moreau en 1802. En 1814 et en 1815, il aurait pu choisir une ligne plus sobre face à Louis XVIII. Chez lui, pas de demi-mesures, telle cette lettre de démission (qui sera refusée) à Joubert : « La raideur de mon caractère jointe à la pureté de mes principes se réunissent pour que je vous demande tout autre emploi dans l’armée que le commandement du Piémont. »4 Le ministre Dupont subit ses foudres en 1814 et doit rapporter la mesure qu’il avait prise à son encontre. Cette liberté de ton a sa contrepartie, plusieurs traversées du désert, en 1802, en 1808, en 1813, et une vieillesse aigrie.
Sur le soldat, les appréciations divergent. Ses ennemis font de Grouchy un général hésitant et incapable. Marmont : « Grouchy est le plus mauvais chef à mettre à la tête d’une armée. Il est sans résolution et incapable de prendre un parti : c’est ce qu’il y a de pire à la guerre. ». Ses bonnes manières sont mises sur le compte d’un caractère faible. Le mal est fait. Thiers et Victor Hugo fixent pour la postérité une image démentie par beaucoup. Moreau : « J’ai besoin d’hommes de votre trempe ». Bertin : «C’est un de ces hommes de tête comme on en voit peu ; on connait, dans des occasions comme celles-ci [Retraite de Russie], les véritables gens d’honneur, les véritables braves. »
Qu’en est-il vraiment ? Divisionnaire en 1795, à 29 ans, 14 blessures, Grouchy est de pratiquement toutes les campagnes de 1792 à 1815.
On connait le dragon d’Eylau, de Friedland, de La Moskova, le seul qui puisse se vanter d’avoir reçu la reddition de Blücher, en 1806. Comme Murat, il est capable de conduire des masses de cavalerie au feu, et son courage en fait l’égal des grands sabreurs. Il fait aussi preuve de belles qualités manœuvrières. Avec lui, la manœuvre précède toujours le choc. Il a le coup d’œil et le sens du terrain, celui qui obtient l’impact le plus
décisif et met en déroute les carrés ennemis. « La science de l’à-propos est le génie de la guerre ! », dit de Brack.
Mieux, la palette de ses compétences et de ses expériences va bien au-delà. Entre 1795 et 1800, il est un brillant divisionnaire d’infanterie, en Allemagne et en Italie. Il sert sous les meilleurs généraux, et commande, à Novi ou Hohenlinden, des formations équivalentes aux corps de Bernadotte ou Davout à Austerlitz.
La Vendée, puis le Piémont, en font un expert des opérations de contre-insurrection et de pacification. Chef d’état-major de Canclaux, Hoche, Joubert et Moreau, il signe les stratégies décisives. Le Directoire lui confie des responsabilités territoriales dans lesquelles il montre des qualités d’administrateur et de politique. En 1798, il est le négociateur machiavélique qui pousse le roi Charles-Emmanuel à l’abdication puis, comme gouverneur du Piémont, il est un des fondateurs de la République Cisalpine. Murat s’en souviendra en le nommant gouverneur de Madrid en 1808.
Sous l’Empire, ce n’était pas couru d’avance. En 1800, il n’est qu’un officier de l’armée du Rhin, inconnu de Bonaparte, républicain et opposé au régime. En plus, il a la mauvaise habitude de refuser les affectations qui ne lui conviennent pas. Mais Murat puis le prince Eugène le réclament, et Napoléon lui confie progressivement le commandement de la cavalerie, rien moins que le poste de Murat, dont il prendra la suite en 1814 et 1815. L’Empereur n’est pas avare en titres et récompenses à son égard. A Tilsit, il est nommé grand-cordon de la Légion d’honneur et reçoit les revenus d’un domaine polonais. « L’Empereur, écrivit Grouchy, a fait pour ma division le double de ce qu’on a fait pour les autres » En 1809, il est comte d’Empire puis colonel-général des chasseurs après Wagram, étape déterminante avant la septième étoile qui vient logiquement en 1815. Napoléon lui accorde des dotations financières en 1807, 1808, 1809, et 1810. Des 124 généraux de division de l’almanach impérial de 1805, on ne peut pas dire qu’il ait été un mal loti.
Grouchy jouit alors d’un prestige qui dément sa réputation ultérieure et auprès de l’Empereur d’une confiance qu’il manifeste en 1812, quand il en fait le chef de l’Escadron sacré en Russie, puis en 1815 quand il le charge de réduire le soulèvement du duc d’Angoulême, ce dont il s’acquitte sans verser de sang. Grouchy sera jusqu’au bout fidèle au régime impérial, à Paris, en juillet 1815. Il refusera de capituler ; on ne le lui pardonnera pas.
Belgique 1815. Là encore, les faits sont sans ambiguïté. On rend Grouchy responsable d’une manœuvre à laquelle il s’est opposé. La séparation de l’armée le coupe de l’Empereur dès le 17 juin. Après, les distances et la position des Prussiens entre les ailes françaises interdisent tout accès à Waterloo. Il n’en remporte pas moins une belle victoire à Wavre dont il profite en ramenant intacte son armée à Paris, malgré Wellington et Blücher. Une belle démonstration de ses qualités de général en chef, en somme.
La réalité offre du maréchal une image plus riche que la caricature de sa légende noire. En révélant les manipulations qui l’ont créée, les démentis qu’elle lui inflige confortent plus le mythe impérial qu’elle ne le mine. Le mot de la fin sera de Jomini : « On a été fort injuste envers le brave de Hohenlinden et de Friedland ». Il est temps d’inscrire à jamais le nom de Grouchy aux fastes de mémoire à côté de ceux de ses frères d’armes.