L’Empereur ne nomme que très peu d’officiers généraux. Après la promotion de 1804, seulement quatre vice-amiraux sont nommés, dont trois en 1809. En 1811, ce sont Bruix, Thévenard, Truguet, Villaret-Joyeuse, Martin, Rosily, Decrès, Ganteaume,Missiessy, Allemand, Kikkert et Emériau. Il n’y aura plus de vice amiraux nommés jusqu’à la première Restauration, et il n’y en aura aucun pendant les Cent-Jours.
Article publié dans Histoire Magazine N°12
Quand Bonaparte prend le pouvoir en 1799 au moment du coup d’État, laMarine ne compte sur le papier que peu d’officiers généraux : huit vice-amiraux et seize contre-amiraux. En 1800, lorsqueForfait réorganise totalement la Marine, il y a théoriquement 1354 officiers en service, dont seulement six vice-amiraux: Bruix, Thévenard, Truguet, Villaret-Joyeuse, Martin, et Rosily.
Les trois premiers ont déjà été ministres de la Marine, Truguet également ambassadeur, et Villaret-Joyeuse élu député au Conseil des Cinq-Cents.
En 1804 quatre nouveaux vice-amiraux sont promus, Decrès, Villeneuve,Ganteaume et Ver Huell en Hollande, précédemment contre-amiraux. Ils sont dix en 1813, neuf en 1816. Martin,Truguet et Rosily sont les seuls à être déjà à ce grade au moment du coup d’État de brumaire et le resteront après la Restauration. À la fin du règne impérial, quelques contre-amiraux de l’Em-pire sont maintenant vice-amiraux :Missiessy, Emériau, Allemand. Latouche-Tréville est mort en 1804, Bruix en 1805,Villeneuve en 1806, Villaret-Joyeuseen 1812, Thévenard prend sa retraite en 1810. À partir de 1805, quelques officiers généraux vont être nommés enHollande, comme Ver Huell ou Kikkert, complétant utilement les effectifs.
Quant aux contre-amiraux, l’effectif passe de seize en 1800, à vingt-deuxen 1813, dont quinze seront nommés sous l’Empire: Bouvet, Leissègues,Lacrosse, Bedout, Dordelin, Linois,Dumano ir-Lepel ley, Wi l laumez ,Gourdon, Cosmao-Kerjulien, Lhermitte,Verdooren, Buyskes, Baudin, Ruych,L’Hermite, Troude, Violette, Baste,Hamelin, Duperré et Jacob.
Le manque d’officiers généraux se fait cruellement sentir au début du règne de Napoléon. Si Forfait a pour tâche de réformer la Marine et de la réorganiser dans son ensemble, Decrès, en héritant de son œuvre, s’acharne à convaincre l’Empereur que la Marine ne peut se faire sans les marins. Napoléon, qui a un goût du secret quasi obsessionnel, a du mal à leur accorder sa confiance.
Il ne tient généralement pas ses amiraux informés de ses vues stratégiques, refuse de prendre en considération les objections qu’on oppose parfois à ses idées.
Parallèlement à cela, sa vision ne prend pas en compte les spécificités de la marine, le temps nécessaire dévolu à la construction des navires, et à la formation des équipages : il change souvent ses plans, considère qu’un fantassin sur un vaisseau devient un automatiquement marin. «Il n’y a rien à faire avec ces gens-là», écrira-t-il un jour rageusement à Marmont. L’Empereur veut une Marine qui ressemble à une armée, et des marins qui soient des militaires. Quant à son encadrement, il se heurte à des officiers qui pour leur grande majorité, sont issus du «Grand Corps», des aristocrates de l’Ancien Régime.
Des marins compétents et expérimentés
Les amiraux en place en 1800 sont des marins compétents. Tous ont été faits contre-amiraux ou vice-amiraux juste après la Révolution. Tous ou presque ont fait leurs preuves pendant la Guerre d’Amérique, ils ont l’expérience de lamer, du commandement et du combat.Ils sont courageux, victorieux et pour la plupart, décorés. Latouche-Tréville est l’un des héros du conflit : n’est-il pas celui qui a transporté le jeune La Fayette sur l’Hermione? Il a déjà commandé en escadre. Truguet, Bruix et Villaret-Joyeuse n’ont plus rien à prouver; les anciens ministres de la Marine et l’ancien député sont tous des marins confirmés. Decrès, Ganteaume et Villeneuve ont servi eux aussi durant le règne deLouis XVI, puis lors de l’expédition d’Égypte. Rosily dirige le département des Cartes et Plans, mais il a trente-cinq ans d’expérience de la mer! Quant à Missiessy, c’est autant un marin expérimenté qu’un ingénieur constructeur; il est directeur adjoint de l’École desConstructions navales et a produit des traités de construction qui font autorité. Vence et Ganteaume sont à part : le premier est un ancien corsaire qui a pratiqué pour le gouvernement américain puis le gouvernement français durant laGuerre d’Indépendance, le second n’est pas noble. Vence fait partie des très rares marins non nobles à devenir officier de marine, puis amiral sous la Révolution.Car tous les marins nobles se connaissent, tous ont servi ensemble ou sous les ordres les uns des autres. Ce sont des professionnels, certains sont réputés chanceux par Bonaparte lui-même qui les a vus à l’œuvre. Vence prépare l’expédition d’Égypte et Bonaparte lui rend visite tous les jours à Toulon. C’est à Rosily qu’il demande des rapports pour préparer l’expédition. Il emploie les marins selon leurs compétences et leurs opinions. Decrès, Ganteaume,Villeneuve et Bruix sont favorisés. Decrès est de plus un politique accompli, au contraire de Forfait, son prédécesseur; mais celui-ci est un excellent ingénieur.Plusieurs de ces officiers sont favorables aux évolutions politiques du Consulat.
Au cours du règne, les nominations de nouveaux amiraux se font sur la recommandation du ministre, qui entend favoriser les jeunes talents, mais surtout écarter les officiers incompétents ou inexpérimentés qu’il remplace petit à petit. Le ministre tente de convaincre l’Empereur de former les hommes, et d’employer des officiers selon leurs compétences; il veut les former à la mer, car«le métier de la mer ne s’apprend pas dans les écoles. C’est à force de naviguer que l’on acquiert ce coup d’œil, cette résolution, ce genre d’expérience enfin qui caractérise le marin», écrit-il à l’Empereur en 1802. Decrès a cette volonté d’exercer les officiers, et de les stimuler par des pro-motions qu’ils doivent mériter et non pas exiger. Napoléon aussi désire des marins aguerris, expérimentés, entraînés. Il écrit en 1805 : «il faudra que je choisisse désormais mes amiraux parmi les jeunes officiers de 32 ans[…]Les contre-amiraux que j’ai faits sont des hommes qui ne peuvent me rendre de grands services; il me faudrait des hommes d’un mérite supérieur. Ne sera-t-il donc pas possible de trouver dans la marine un homme entreprenant.» Pourtant, il ne nomme aucun contre-amiral avant 1805 ni aucun vice-amiral avant 1809.
La force de certains de ces hommes est d’être chanceux.
Latouche-Tréville et Allemand sont courageux et savent profiter de l’occasion. Le premier est adoré des hommes, humilie Nelson deux fois en douze jours, …
…le second croise avec son «escadre invisible» entre septembre et décembre 1805, échappant aux escadres britanniques et capturant 52 prises et1200 prisonniers. Allemand, qui n’est à ce moment que capitaine de vaisseau, est très rapidement promu contre-amiral par l’Empereur en 1806, puis vice-amiral en 1809.
Faiblesses
L’empereur a en mer des officiers compétents auxquels il ne fait pourtant pas confiance au point de leur cacher ses plans. En1801, il dissimule sciemment à Latouche-Tréville que l’invasion de l’Angleterre est un bluff; il le laisse se bercer d’illusions, pour que l’illusion soit complète de l’autre côté de la Manche.
Le stratagème fonctionne, au point que Nelson en personne est envoyé pour pilonner et détruire la flottille comme trois ans auparavant à Aboukir. Mais Latouche le repousse par deux fois au mois d’août 1801.
Cependant tous les amiraux ne sont pas sur le modèle du vice-amiral et Napoléon laisse à ses officiers très peu d’espace pour prendre des initiatives, annihilant de facto de possibles occasions favorables à ses plans.
Il cache àVilleneuve les finalités de l’expédition aux Antilles, qu’il dévoile pourtant à Ganteaume, qui restera bloqué à Brest. L’Empereur n’hésite pas non plus à écarter de l’avancement pourtant méritéLucas et Missiessy. Le premier a le tort de défendre Villeneuve après la bataille de Trafalgar, quand il revient de sa captivité en Angleterre. Celui que Napoléon considérait comme «un brave homme» et qui est décoré de la Légion d’honneur, est maintenant écarté d’une promotion comme contre-amiral qu’il n’obtiendra jamais. Le second, après une mission aux Antilles particulièrement réussie au printemps 1805, rentre à Rochefort,et appareille quelques jours avant que ses ordres ne lui arrivent à la Martinique. Il est très fraîchement accueilli, reste plusieurs années sans commandement avant d’être promu en 1809.
Par ailleurs, ses volte-face répétées, comme en 1805, alors que les hommes sont en mer, donnent à l’Empereur le sentiment que ses ordres ne sont pas suivis ou qu’on lui désobéit, alors même que les nouvelles instructions ne sont pas encore par-venues à leur destinataire et que les précédentes sont toujours valables : les ordres de Villeneuve en juillet 1805 incluent le repli sur Cadix en cas de circonstances exceptionnelles. Mais quand il s’y replie effectivement, après la bataille des Quinze-Vingt, et après avoir débloqué le Ferrol, l’Empereur a déjà changé ses plans. Il n’apprend la présence de l’amiral à Cadix que le 4 septembre et le critique vertement de n’être pas dans le Pas-de-Calais alors qu’il a suivi strictement ses ordres…
Une autre faiblesse, un handicap pourrait-on dire, est la faculté du ministre Decrès à écarter les hommes qui pourraient lui faire de l’ombre, ou qu’il déteste simplement. Bruix est en mauvaise santé, mais Decrès le croit simulateur; il déteste également Latouche-Tréville, considère Truguet comme un incapable, et cette animosité s’étend aux protégés des deux amiraux. Quant à Forfait, s’il reconnaît ses qualités d’ingénieur, il n’oublie pas qu’il a dû servir sous ses ordres quand celui-ci le précédait auMinistère alors que l’ingénieur n’avait aucune expérience de lamer; les rôles sont maintenant inversés, et Decrès n’hésite pas à salir sa réputation auprès de l’Empereur : «le rapport que M.Forfait s’est permis de vous faire est mensonger et perfide, lui qui n’a jamais quitté le rivage et qui n’a jamais entendu le sifflement d’un boulet.» écrit-il en 1804 . Forfait est petit à petit écarté, puis disgracié en 1806. Il meurt dans la misère en 1807.
Bruix et Latouche sont pourtant des marins de valeur, qui meurent de maladie au moment où l’Empereur met sur pied l’invasion de l’Angleterre. Il avait confié le com-mandement de l’escadre de Toulon à Latouche-Tréville qui meurt d’épuisement en août 1804, et celui de la flot-tille à Bruix, qui succombe à la tuberculose à 45 ans.
Villeneuve remplace Latouche à la tête de l’escadre, mais le choix est en partie dicté par le peu d’amiraux disponibles. Thévenard est proche de la retraite, Villaret-Joyeuse est à laMartinique, Rosily n’a pas navigué depuis au moins dix ans.Seuls Villeneuve, Ganteaume et Martin sont disponibles en dehors de Truguet que le ministre n’apprécie pas. Martina la faveur des autres officiers, mais pas celle de Decrès qui conseille Villeneuve à l’Empereur. Celui-ci est un marin très réservé, compétent et lucide, mais ce n’est pas l’homme de la situation. Il exécute les ordres, mais ne va pas au-delà, et sans manquer de courage dans le combat, n’a pas la fougue de son prédécesseur ou celle du contre-amiral Allemand.
Allemand est un excellent marin, intrépide et chanceux. Ses exploits en 1805 à la tête de «l’escadre invisible» sont sur toutes les lèvres, et si sa nomination comme contre-amiral est méritée, elle est cependant assortie des réserves du ministre qui le trouve grossier, vulgaire, brutal et querelleur. Car l’amiral est ingérable. Sa promotion est vue par le ministre comme un camouflet impérial. En 1809, quand Allemand devient vice-amiral, son action désastreuse à l’île d’Aix devrait logiquement le faire passer en conseil de guerre, mais Decrès le défend contre toute attente; demander un procès serait déplaire à l’Empereur et risquer sa place au Ministère. Il finit par être mis à la retraite d’office en 1813 après avoir refusé de commander en second en Hollande.
Plus que des marins incompétents, le règne impérial a eu à son service des amiraux dévoués, mais malmenés par l’Empereur et son ministre. Le premier voulait une Marine qui soit inter-changeable avec l’armée de terre, montrant ainsi une méconnaissance absolue des hommes qui composaient ses forces.Le second, bien que totalement dévoué à la Marine, dont il est issu et qu’il connaît parfaitement, avait envers les amiraux un comportement ambigu; tantôt il desservait les hommes compétents, tantôt il les favorisait. Enfin, les officiers généraux étaient tous issus de la Marine royale alors que les généraux de l’armée de terre étaient de jeunes hommes sortis du rang par une conjonction de chance et de leur seul mérite.