La découverte d’un dossier oublié dans un grenier a permis de mettre à jour une filiation naturelle de l’Empereur jusque-là ignorée. Bruno Fuligni a mené l’enquête sur ce qui constitue
une nouvelle énigme de l’histoire. Entretien…
Article publié dans Histoire Magazine N°9
Qui est cette jeune femme qui fait son apparition à l’été 1815 et se prétend la fille de Napoléon?
Bruno Fuligni : Elle s’appelle Charlotte Chappuis. Âgée de vingt ans, elle demande aide et protection au général baron de Steininger, l’officier qui commande les troupes autrichiennes devant Besançon. Elle a peur pour sa vie, et se tourner vers l’Autriche est intelligent, puisque Marie-Louise et l’Aiglon sont en quelque sorte ses parents par alliance…
Charlotte arrive au pire moment alors que Napoléon Bonaparte est aux mains des Anglais…
Bruno Fuligni : En effet. A priori, il n’a jamais su qu’une jeune femme se disait sa fille : sinon, comment aurait-il pu croire qu’il était stérile, durant son mariage avec Joséphine, et jusqu’à la naissance de ses fils naturels, le comte Léon en 1806 et Walewski en 1810 ?
Charlotte, quant à elle, est née en 1795, mais ne s’est pas manifestée sous l’Empire, ignorant peut-être longtemps le secret de sa naissance. La mère, Antoinette Cattin, qui avait épousé le moine défroqué Chappuis, semble avoir été une fille légère, voire une fille à soldats. Le jeune Bonaparte l’aurait rencontrée en Bourgogne, quand il n’était que lieutenant d’artillerie. Fille illégitime, Charlotte serait aussi l’aînée des enfants de Bonaparte.
Pour quelles raisons se sent-elle menacée?
Bruno Fuligni : Les Prussiens n’ont-ils pas juré d’exterminer la race des Bonaparte ? Il y a en outre les exactions des cosaques russes et la politique des royalistes « ultra », qui ne peuvent laisser prospérer une résurgence impériale dans l’est de la France. Le pouvoir de Louis XVIII est encore très fragile en 1815 et les armées étrangères qui sont normalement ses alliées se comportent très mal : les villageois, terrorisés, se cachent dans les forêts, délaissent les moissons, pour échapper aux soudards qui pillent et violent sans retenue. Dans cette période très sombre, une sorte de Jeanne d’Arc bonapartiste ne risquerait-elle pas de susciter un mouvement de révolte dans le royaume ? Bien sûr, Charlotte ne peut elle-même prétendre à la couronne impériale… Mais si elle tombait enceinte, un sénatusconsulte de 1813 l’autoriserait à demander la régence pour son fils… Elle représente donc un enjeu politique.
L’information de son existence va rapidement remonter jusqu’à Fouché. Que décide-t-il ?
Bruno Fuligni : Le rapport d’un agent secret, signé sous le pseudonyme de Mutinus, arrive en effet sur le bureau de Fouché, ministre de la Police générale, quelques jours avant sa chute. On ne sait si ce fut lui ou son successeur Decazes qui donna des instructions, mais Charlotte, que les Autrichiens remettent aux Français, est mise au secret. Elle n’est pas traduite en justice, n’est pas condamnée pour tentative d’escroquerie : elle est détenue arbitrairement, en cellule individuelle, sans aucun contact avec l’extérieur. Un Masque de fer au féminin !
Vous disposez de lettres de Charlotte Chappuis, écrites pendant sa détention arbitraire. C’est une jeune femme pleine de ressources…
Bruno Fuligni : Il s’agit de lettres qu’elle tenta de faire parvenir clandestinement à ses amis et qui furent interceptées. Elles nous révèlent une jeune femme cultivée, sensible, écrivant avec style, nourrie de philosophie et très anticléricale. C’est à la lecture de ces lettres que j’ai décidé de publier un livre, tant elles sont émouvantes et belles.
Lorsque le duc de Decazes succède à Fouché, sa politique reste la même vis-à-vis de cette supposée fille naturelle…
Bruno Fuligni : Decazes demande même qu’un « interrogatoire dirigé » oblige Charlotte à reconnaître qu’elle n’est pas fille de Napoléon. Elle cède, sous la torture, et cette épreuve l’a provisoirement brisée, comme le montre l’une de ses lettres, dans laquelle elle évoque des pensées de suicide. Mais elle peut enfin sortir de sa cellule. Or, dès qu’elle recouvre sa liberté, elle attire de nouveau les nostalgiques de l’Empire et, par un clin d’œil de l’Histoire, vit ses CentJours : au bout de trois mois, dénoncée pour bonapartisme, elle est de nouveau arrêtée et emprisonnée.
Charlotte connaît des aventures rocambolesques, parvient à gagner sa liberté et à faire un beau mariage…
Bruno Fuligni : Enfermée à Dole, elle arrive tout de même à susciter deux demandes en mariage, dont l’une d’un cousin de Champagnole qu’agrée l’administration. Charlotte sort donc pour aller se marier avec ce garçon un peu benêt, mais, à peine en liberté, séduit un riche maître de forges qui l’enlève et l’épouse en Suisse. Elle devient Madame Muller, mère de famille respectée, bourgeoise influente et fortunée, que plus personne ne fera enfermer. Elle vivra jusqu’en 1880.
Tout est parti d’un dossier d’archives. Comment s’est opérée cette découverte?
Bruno Fuligni : Ce dossier fut proposé au catalogue d’un expert reconnu en manuscrits anciens, Jean-Emmanuel Raux, en 2004. Je l’ai acheté comme une curiosité, puis en lisant les lettres et rapports qu’il contenait, j’ai voulu en savoir plus. J’ai appris que ce dossier avait été mis en vente pour le compte d’un collectionneur que j’ai pu interroger : lui-même l’avait acheté à un marchand qui l’avait trouvé en vidant un grenier. Ce dossier est très précieux, car il n’existe presque pas de sources imprimées sur Charlotte Chappuis. Sans ces documents manuscrits qui ont dormi des décennies dans un grenier, on ne saurait quasiment rien de cette affaire.
Est-il plausible, au regard des recherches que vous avez effectuées, que Charlotte Chappuis soit effectivement la fille naturelle de Napoléon?
Bruno Fuligni : Au début j’ai pensé à une imposture, voire à un canular. Or, Charlotte Chappuis a réellement existé : sa naissance figure au registre d’état-civil d’Arnay sur-Arroux, ci-devant Arnay-le-Duc. Neuf mois avant sa naissance, toutefois, Napoléon Bonaparte vit entre Toulon et Nice. S’il est le père, il faut qu’Antoinette l’ait rejoint, ou bien que Charlotte ait survécu à une grande prématurité, car il passe en Bourgogne au printemps 1795. Dernière thèse, très romanesque : Antoinette pourrait n’être qu’une mère adoptive, Napoléon aurait eu Charlotte d’une autre femme.
J’ai conscience que tout cela est diablement balzacien… Mais Charlotte a fait peur au pouvoir au début de la Restauration, la menace d’une résurgence bonapartiste a été prise au sérieux et cette jeune femme n’était pas folle, comme le montrent ses écrits et l’habileté avec laquelle elle a su mener la suite de son existence. Charlotte Chappuis épouse Muller est enter rée à Champagnole, dans un caveau qui existe toujours. Et son cercueil est orné d’abeilles impériales. Un jour, je l’espère, il sera possible d’obtenir l’autorisation de procéder à une expertise ADN, même si cela n’est pas toujours conclusif quand on perd le chromosome Y, qui ne se transmet que de père en fils.
Et il y a ce tableau de famille, la représentant avec mari et enfants, et là, la ressemblance avec son supposé géniteur est troublante…
Bruno Fuligni : Ce tableau m’a donné le vertige, la première fois que je l’ai vu. Charlotte a le regard de Bonaparte. Certains traits, le menton en particulier, évoquent aussi Letizia Bonaparte et les sœurs de Napoléon. Son type latin, ses cheveux très noirs, surprennent chez une femme née en Bourgogne. On peut certes penser que le peintre a accentué la ressemblance pour lui être agréable, mais il s’agit d’un tableau de famille, qui n’était pas destiné à la propagande politique. Elle est représentée avec son mari, ses enfants : difficile de penser qu’elle soit peinte avec un autre visage que le sien.
Existe-t-il encore aujourd’hui des descendants de Charlotte Chappuis-Muller ?
Bruno Fuligni : Je les ai retrouvés. Chez eux, la tradition familiale s’est conservée à travers plus de deux siècles : depuis leur plus tendre enfance, ils savent qu’ils descendent de Napoléon, même s’ils n’en font pas état à l’extérieur et n’ont pas de prétentions dynastiques. La famille conserve quelques objets. Elle a aussi fait don de nombreux papiers familiaux aux archives départementales de la Côte-d’Or, dont des lettres prouvant le soutien du général Delort, qui avait personnellement connu l’Empereur. Et aussi une lettre de 1848 par laquelle s’établit un lien entre Charlotte et Louis- Napoléon Bonaparte, alors candidat à l’élection présidentielle et futur Napoléon III. Elle l’appelait « mon cousin », a soutenu sa campagne et en retour, l’un des fils de Charlotte, Adrien, sera nommé maire de Champagnole par le pouvoir impérial. J’ai retrouvé une photographie d’Adrien Muller : significativement, il pose en majesté, la main sur le ventre, à la manière de son illustre grand-père…
A gauche : brouillon de la main de Charlotte Chappuis :” il m’est doux de verser dans un coeur sensible quelques-unes des pensées qui surchargent le mien”.
Ci contre : Adrien Muller en majesté, posant la main sur le ventre à la manière de Napoléon. Photographie faite sous le Second Empire, avant 1863 au studio Petit et Trinquart à Paris.
La fille de napoléon – une nouvelle énigme de l’histoire
De Bruno Fuligni
éditions Les arènes, février 2021,
272 p., dont cahier photo.19.90 €.