<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Sainte Hélène : sortir du monde , demeurer dans l’histoire

15 décembre 2021 | N°9 Histoire Magazine, Napoléon

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Sainte Hélène : sortir du monde , demeurer dans l’histoire

par | N°9 Histoire Magazine, Napoléon

L’histoire n’était pas écrite d’avance. Son déroulement aurait pu changer à tout moment, et le destin de l’Empereur en être modifié. Son empreinte laissée dans l’histoire aurait- elle eu la même aura? Nul ne peut le dire. Ce qui est sûr est que, seul contre tous, Napoléon s’obstine, à Sainte-Hélène. Tout se ligue contre lui, des officiers de sa cour au gouvernement britannique sans parler de la situation internationale et de sa santé déclinante. Mais poussé à la sortie, il tente de demeurer dans l’Histoire.

Article publié dans Histoire Magazine N°9

Pour quelles raisons les Anglais choisissent- ils d’envoyer Napoléon à Sainte-Hélène?
Pierre Branda : La première raison est sécuritaire. Ils pensent à juste titre qu’en l’envoyant si loin, il lui sera plus difficile de s’évader. Ils pensent aussi qu’on l’oubliera assez vite, compte tenu de son éloignement, mais c’est là une grave erreur de jugement. En outre, les Anglais redoutent de voir aboutir favorablement un recours de Napoléon devant les juridictions anglaises, ne maîtrisant pas complètement l’appareil judiciaire. Or, l’île appartenant à la Compagnie des Indes, de là-bas il ne pourra pas contester son exil devant un tribunal, ni recruter un avocat sur place. Le Premier ministre Liverpool redoute également qu’en l’assignant à résidence ou en l’emprisonnant en Angleterre, il fasse figure de martyr, et finisse par être considéré positivement par son peuple. C’est d’ailleurs ce qui arrivera, mais du fait de son exil lointain, de sa captivité, et ensuite de « la légende ». En ce sens, ils se sont totalement trompés

Est-ce une décision qu’ils prennent seuls ? Quelle était la position des Alliés quant à cet exil et cette destination?
Pierre Branda : Le Premier ministre Lord Liverpool prend cette décision de manière totalement solitaire, sans doute, a-t-il consulté autour de lui, mais sans influence sur son choix, pour les raisons évoquées. C’est un ultraconservateur, adversaire de la France. Il estime que seule l’Angleterre peut s’occuper du « cas Napoléon » et ne fait pas confiance à ses alliés, notamment à la Russie qui l’année précédente avait envoyé Napoléon à l’île d’Elbe, avec le résultat que l’on connaît. Il ne pense pas Louis XVIII capable de prendre en charge la captivité de Napoléon. Il n’y a donc pour lui qu’une solution : que son pays s’en occupe seul, sans rendre de compte à personne de cette détention. Ils la prennent financièrement en intégralité à leur charge, pour n’avoir aucun compte à rendre à leurs alliés, et ainsi les maintenir à l’écart. Tout au plus accepteront-ils des commissaires observateurs diligentés par les alliés.

Napoléon aurait pu choisir de fuir aux Amériques, mais il n’en fait rien. Il se livre aux Anglais et leur fait même d’une certaine façon une proposition de service…
Pierre Branda : Il aurait pu en effet trouver une solution militaire, ou clandestine pour s’échapper, mais il fait un autre choix. Il veut partir, en premier lieu, sans faire verser le sang français, et écarte d’emblée la solution militaire. Il tient à partir comme un empereur, et non comme un fuyard. Il se résout à ne pas tenter l’aventure, et donc pour lui, la seule solution qui vaille est de faire ce geste chevaleresque pour amener son adversaire à le traiter dignement. Dans sa lettre au Prince régent, il écrit : « En butte aux factions qui divisent mon pays et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, j’ai terminé ma carrière politique et je vais, comme Thémistocle, m’asseoir sur le foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale, comme le plus puissant et le plus généreux de mes ennemis. » Thémistocle est un général grec qui s’était rendu aux Perses, l’analogie est évidente, mais c’est qu’il avait ensuite servi les Perses, administré leurs armées et des provinces de leur empire. Était-ce une offre de service déguisée ? C’est possible. Mais Napoléon passait pour un personnage décidément imprévisible et capable de tout, ce que redoutaient précisément les Anglais. Cela les a sans doute confortés dans leur choix de Sainte-Hélène.

La perspective d’un exil à Sainte-Hélène est une très grande déception pour Napoléon…
Pierre Branda : Oui, fort de l’expérience de l’année précédente, il pensait recevoir un traitement digne, et ne s’y attendait absolument pas. Il protestera en vain et finira par accepter ce choix, tout en continuant d’espérer un sort meilleur. En voguant vers Sainte-Hélène, il essaye d’imaginer une autre suite à cette histoire, où il ne serait pas traité comme un simple général, prisonnier de guerre. Il fera dès lors tout pour combattre le traitement qu’on lui a réservé.

Perspective de l’île de Sainte Hélène appartenant à la Compagnie anglaise pour les Indes orientales. Mc Gill University.

À bord du Bellérophon, à l’approche des côtes anglaises, Napoléon mesure sa popularité auprès des Anglais…
Pierre Branda : Quand il approche des côtes, il est acclamé par une foule très nombreuse, certains portent  même des signes distinctifs du bonapartisme à la boutonnière, la violette. Cela se vérifiera par la suite. Les livres et expositions consacrés à Napoléon remportent un énorme succès. Il y a un véritable engouement pour sa personne qui s’explique par la fracture au sein de la société britannique, entre nationalités (écossaise, irlandaise, anglaise, galloise), entre politiques (libéraux et conservateurs), entre marine et armée de terre, entre une oligarchie qui possède tout et dirige la politique et le reste de la population cantonnée à des rôles secondaires. Napoléon représente la Révolution française, l’égalité. Les libéraux vont en faire leur champion.

Les moyens mis en jeu pour la déportation de Napoléon sont à la hauteur de leur détestation du personnage, et de la France…
Pierre Branda :

Tant le Premier ministre Lord Liverpool que le secrétaire d’État pour la guerre et les colonies Lord Henri Bathurst sont décidés à le déporter dans l’Atlantique sud et à y consacrer beaucoup de moyens.

En définitive, c’est tout l’Atlantique sud qui est consacré à la détention de Napoléon. Leur flotte est mobilisée. Ils prennent possession des îles environnantes, Ascension et Tristan da Cunha, distantes tout de même de 1 125 kilomètres pour la première et de 2 429 kms pour la seconde, pour éviter qu’elles servent de bases arrière et favoriser tôt ou tard « l’évasion du général Bonaparte ». 3 000 hommes de troupe sont envoyés, 500 canons, on y construit des fortifications, l’île entière est transformée en prison. Jamais dans l’histoire, autant de moyens n’auront été déployés pour garder un seul homme. Napoléon et ses compagnons ne comprendront pas la peur qu’il inspire et justifie un tel déploiement de forces.

Il part à Sainte-Hélène accompagné d’une petite cour…
Pierre Branda : Elle est composée de trois officiers et leur famille, Gourgaud, Bertrand, Montholon, son secrétaire Las Cases et son fils, et une douzaine de domestiques, représentant environ une cinquantaine de personnes. Ils font partie de sa Maison. Bertrand depuis longtemps, d’autre plus récemment, comme Las Cases et Montholon. Ils l’aident à faire face aux Anglais et à continuer à afficher un petit train de cour. Durant sa captivité, il ne recevra pas moins de 500 personnes en audience privée, l’île restant un point d’escale pour les navires britanniques. Son premier acte de résistance est de conserver l’étiquette, rester un empereur, face aux Anglais déterminés à le traiter en général déchu.

Napoléon dictant ses mémoires à Las Cases à Sainte-Hélène en 1816. Par William Quiller Orchardson

Qu’emporte-t-il avec lui à Sainte-Hélène?
Pierre Branda : Peu de choses. Quelques objets, des lits de camp, peu de meubles, un peu de vaisselle, du linge, des souvenirs, et des livres. À Longwood, il est logé entouré de mobilier anglais récupéré sur l’île.
Il dispose de trois pièces réservées dans cette maison et essaye de maintenir un semblant de cour. Il a emporté 500 livres avec lui, mais, il ne cessera d’en faire venir du continent. Il en aurait voulu 60 000, mais n’en aura qu’un peu moins de 4 000. C’est un lecteur compulsif. Dès que des caisses de livres lui parviennent, il les ouvre frénétiquement, jette les ouvrages à terre, les passe en revue. C’est son domestique Saint-Denis qui assure le rôle de bibliothécaire. Il lit de tout, tout le temps.

Pourquoi ce choix de la maison de Longwood?
Pierre Branda : C’est la partie la plus mal commode de l’île, exposée à l’alizé austral, venteux et humide. C’est un choix délibéré des Anglais, non pas en raison des conditions climatiques, mais parce qu’il s’agissait de la maison du gouverneur en second de l’île, située sur un plateau assez vaste, permettant à Napoléon d’aller et venir et de disposer d’un espace de promenade assez important sans pour autant être suivi par un officier anglais. Il lui offre un espace de liberté. De plus le plateau voisin permet d’accueillir la garnison.

Comment occupe-t-il son temps?
Pierre Branda : La lecture, le travail, la réflexion, les promenades. Il se raconte beaucoup, et chacun de ses compagnons prenant note de ce qu’il dit, on dispose d’un corpus important relatant au jour le jour, l’actualité, le récit de son épopée, ses réflexions sur le passé et le futur tel qu’il l’imagine.

Cherche-t-il à s’échapper de Sainte-Hélène?
Pierre Branda : Non, il n’est pas tenté par une action indigne de son statut. Il ne souhaite pas prendre le risque d’un coup de force lors duquel il pourrait mourir et ses compagnons risquer d’être blessés ou tués, et lui-même n’envisage pas de partir misérablement, caché. Une tentative aurait peu de chance d’aboutir favorablement. Il espère davantage trouver une échappatoire par une solution politique, par un changement de gouvernement en Angleterre, qui constituerait la seule solution satisfaisante. Malheureusement pour lui, celui-ci ne chutera qu’en 1830, bien après sa mort. Aussi cherchera-t-il à influer sur l’opinion publique en Angleterre, par tous les moyens à distance, et notamment par ses écrits.

Comment parvient-il à diffuser ses écrits en Angleterre?
Pierre Branda : Malgré l’important dispositif militaire, il reçoit de nombreux visiteurs, capitaines de bateaux marins, voyageurs. Chaque visiteur de Longwood est une occasion de créer un courant de sympathie en sa faveur auprès des Anglais. Certains acceptent contre de fortes rémunérations d’amener des manuscrits, des lettres en Angleterre.

Par ce canal, Napoléon réussit à publier des ouvrages clandestins, trois livres et deux pamphlets qui expriment à la fois ses idées politiques, historiques, ses plaintes au sujet de sa détention.
C’est une véritable prouesse !

Il relate, avec misérabilisme les conditions auxquelles il est soumis, sa déportation contre son gré alors qu’il s’était rendu librement, la réduction des frais de bouche, le dispositif de surveillance mis en place par Hudson Lowe pour peser sur une opinion publique qu’il sait plutôt favorable à sa personne. Cela doit contribuer, avec d’autres menées politiques à faire partir le gouvernement de Lord Liverpool. Dans un des récits, il endosse même le personnage d’un capitaine de bateau avec des situations fictives. Une œuvre de pure fiction ! Hélas, malgré le succès éditorial de ses publications anonymes, le gouvernement de Lord Liverpool se maintiendra. Il n’en demeure pas moins que c’est une extraordinaire prouesse alors qu’il est le prisonnier le mieux gardé au monde.

Napoléon dicte ses mémoires à Montholon et Gourgaud.Bertrand et Las Cases en arrière.

Comment se passe sa relation avec le gouverneur de l’île, Hudson Lowe?
Pierre Branda : Elle est très difficile. Les deux hommes ne parviendront jamais à se comprendre. Napoléon essaye d’établir un contact direct avec lui, ce à quoi se refuse Hudson Lowe, qui a été choisi pour son inflexibilité. Les Anglais craignent autant un retournement de leurs propres troupes qu’un danger venu de l’extérieur. Le gouverneur de Sainte Hélène ne doit en aucun cas être trop proche de Napoléon, et finir par le traiter plus dignement qu’il le faut. Les instructions reçues du gouvernement anglais d’intransigeance exigée, et les tentatives de rapprochement de Napoléon auront raison de l’entente entre les deux hommes. Napoléon refusera de le recevoir après une dernière entrevue en 1816.

Les relations se tendent au sein de la petite cour à un moment donné…
Pierre Branda : Oui. C’est un huis clos dans lequel tout le monde s’épie, se jalouse. Le général Gourgaud ne supporte pas que l’on s’approche trop près de Napoléon. Il veut être le favori, et ne le sera pas vraiment, même jamais. Le couple Montholon est un couple de courtisans par excellence, issu de l’Ancien Régime qui ne contredit jamais Napoléon, toujours dévoué. À tel point que l’épouse Albine cède aux avances de Napoléon et devient sa maîtresse. Le couple Montholon est donc favori de Napoléon ce que Gourgaud ne supporte pas. Lui qui dans sa carrière militaire avait sauvé la vie de son maître, l’avait accompagné sur les champs de bataille, considère que la valeur est d’abord militaire, se prouve avec le courage et non pas avec les intrigues, la séduction et les jeux de cour. Il en vient à provoquer Montholon en duel. Chaque jour est une dispute permanente. Cela devient insupportable pour Napoléon qui finalement lui demande de partir.
Gourgaud, très fâché va se venger de la pire des manières.
Il va faire aux commissaires des alliés, aux alliés et au gouvernement britannique un certain nombre de révélations. Il est envoyé à Londres, sans passer par Le Cap, et va fortement discréditer Napoléon. Il déclare qu’il se porte comme un charme, que ses plaintes ne sont pas fondées, ce qui va amener le gouvernement à maintenir Napoléon à Longwood, puis il révèle le fait qu’il communique librement avec l’extérieur, ce qui va renforcer la surveillance sur sa personne. Les confidences de Gourgaud mèneront également au départ d’O Meara le médecin favori de Napoléon, et de tous ceux qui de près ou de loin aidaient Napoléon.

Au congrès d’Aix-La-Chapelle qui réunit les puissances alliées qui doivent décider de l’évacuation du territoire national de la France, trois ans après le congrès de Vienne, il est aussi question de Sainte-Hélène. Et les confidences de Gourgaud serviront à justifier le maintien en détention de Napoléon, les alliés réclamant encore plus de sévérité.

Napoléon avait espéré que ce Congrès le libère, et change son statut. Ce sera au contraire un désastre total pour lui. Après le départ de Gourgaud en 1818, les chances de Napoléon de voir sa captivité allégée ou modifiée sont anéanties. Avec le départ négocié d’Albine de Montholon, Napoléon perd une femme avec laquelle il avait noué une relation avant tout sentimentale et en est très affecté. Il ressent autour de lui un abandon de plus en plus important.

Avec la perte de l’espoir de quitter l’île, Napoléon se laisse aller…
Pierre Branda : Il s’enterre lui-même en quelque sorte, ne sort plus de Longwood, et de ses jardins, son univers est rétréci. Il s’est comme retiré du monde, puisque le monde ne veut plus de lui. Sa santé décline. La maladie est de plus en plus pénible à supporter. Il souffre d’un ulcère et d’une gastrite, provoquant des hémorragies internes de l’estomac qui finissent par l’anémier et l’affaiblir. À partir de 1820, il décline de jour en jour, même s’il connaît parfois de courtes périodes de mieux. À la fin de 1820, il doit avoir de l’aide pour marcher, et au début de l’année 1821, il ne pourra plus quitter sa chambre.

Dans ses derniers jours, ses derniers instants, vers qui, vers quoi vont ses pensées ?
Pierre Branda : Ses quatre amours : Joséphine, son fils, l’armée, la France.
Dans son testament, il proclame son amour pour la France : « Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé. » Il lègue à son fils, qui est aux mains des Autrichiens toutes les reliques de sa gloire auxquelles il était très attaché. Ce dernier n’en prendra jamais possession. Il a aussi, au travers de son testament une pensée pour ses soldats, les soldats de la Grande Armée.

Comment se déroulent ses derniers instants ?
Pierre Branda : Sa vie se trouve abrégée de quelques jours, voire de quelques semaines, par ses médecins, en lui donnant du mercure, un médicament qui se révèle être un poison et qui provoque des hémorragies. Agonisant, il décède, le 5 mai 1821 entouré de sa cour au grand complet. Napoléon a lui-même quelques jours auparavant, dicté à Montholon son avis de décès, destiné à Hudson Lowe, laissant en blanc la date. Sachant que les Anglais ne souhaitaient pas qu’il quitte l’île, il choisit son lieu de sépulture, dans la vallée du géranium, où il est enterré quatre jours plus tard, le 9 mai. Il y restera 19 ans, jusqu’au retour des cendres en 1840. Mais sa légende l’avait déjà précédé.

NAPOLEON A SAINTE HELENE
De Pierre Branda
PERRIN, Janvier 2021,
480 pages, 27 €

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À propos de l’auteur
Pierre Branda

Pierre Branda

Historien, responsable du patrimoine et des finances à la fondation Napoléon, auteur de plusieurs ouvrages relatifs au Premier Empire et de la biographie de Joséphine chez Perrin
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