Article publié par Histoire Magazine N°9
Pour présenter cet ouvrage, donnons d’emblée la parole à son auteure, Maria Pia Donato : « Ce livre parle du rêve d’archives universelles et des guerres pour les posséder, d’un empire en quête de racines et de l’une des plus colossales confiscations de mémoire historique jamais tentées en Europe ». Après la victoire de Wagram, le 6 juillet 1809, contre la cinquième coalition, l’Autriche reconnaît la suprématie de Napoléon en Europe. Celui-ci décide alors de mettre la main sur toutes les archives du Vatican et celles de feu le Saint- Empire germanique. L’hôtel de Soubise, à Paris, devient bientôt le réceptacle des confiscations. Ce fantasme de bibliothèque universelle prendra fin avec la chute de l’Empire. En attendant, la tentative de mise sous séquestre et de contrôle de l’Histoire va battre son plein.
Peu après la capitulation de Vienne, le 5 mai 1809, Dominique Vivant- Denon avait rappliqué en Autriche afin de rafler des œuvres d’art, tableaux, médaillons, bronzes, ivoires sculptés, vases chinois, etc. En octobre, des tonnes de documents, plans et cartes sont saisies ici et là sur ordres des chefs de l’armée d’occupation. La plupart de ces soustractions, y compris celles ayant trait à des intérêts privés, partent pour Paris. La main mise sur les archives d’outre Rhin permet à Napoléon d’asseoir son pouvoir sur les états de la Confédération de Vienne, de renforcer son contrôle sur la noblesse germanique et cerise sur le gâteau, de monnayer les demandes de copies conformes. Enfin, précise l’historienne, « il va sans dire que les archives du Reich avaient une valeur incalculable pour qui prétendait revendiquer l’héritage symbolique de Charlemagne et enraciner dans l’histoire millénaire un empire qui venait tout juste de naître de la Révolution ».
Les états romains, annexés à l’Empire depuis le 17 mai, feront eux aussi l’objet de réquisitions diverses et variées, documents comptables et administratifs, actes juridiques, comptes rendus d’assemblées civiles et ecclésiastiques, cachets, etc. Ainsi, le 31 décembre, les gendarmes du général Radet, opèrent une véritable razzia sur Rome, mettant sous scellés des tonnes de papiers, en liasses, brochés ou reliés. Dans la foulée, les tribunaux ecclésiastiques sont transférés à Reims. Trois ans d’archives et les prélats officiants sont du voyage. Le 10 janvier 1810, le général de Miollis reçoit l’ordre « de faire emballer toutes les archives du Saint-Siège et de les faire envoyer en France sous bonne escorte ». Celles-ci prennent à leur tour la route de Reims. L’empereur se dit qu’il trouvera bien là-dedans de quoi obliger le pape à confirmer l’investiture canonique des évêques qu’il a fait nommer. Finalement, le grand maître des Archives de l’Empire, Pierre Daunou intervient pour modifier la destination du convoi. Désormais, les caisses s’en vont à Paris.
Pendant ce temps, au Vatican, Miollis et ses déménageurs confisquent tout ce qui leur semble utile, entre autres des sceaux en or et la tiare du pape. Pie VII avait déjà excommunié l’empereur l’année précédente, le 11 juin. Relégué à Savone, il rumine son indignation, refusant d’accéder à la moindre demande de Napoléon.
Ce dernier lorgne ensuite sur l’Archivo de Simancas, en Espagne. Le général Kellermann, qui gouverne la province de Valladolid, a pour mission de retrouver les Archives générales des Indes et, dès que ce sera fait, de les expédier à Bayonne.
Au printemps 1811, seules 212 caisses arrivent de Simancas. Il en reste près de mille à rapatrier. Malgré la contre offensive anglo-portugaise, Daunou rêve de siphonner les archives de Valence, Barcelone, Séville et Madrid. Pour tromper son impatience, il réceptionne avec plaisir 412 caisses d’archives savoyardes entre l’hiver 1811 et l’été 1812…
La Révolution s’était notamment distinguée par des confiscations dans les couvents et les demeures d’immigrés, s’appropriant leurs œuvres d’art, objets scientifiques, bibliothèques, collections de minéraux, de plantes et d’animaux, vivants ou empaillés. Cette pratique s’appuyait sur une théorie « selon laquelle les objets de sciences et arts ne pourraient délivrer tout leur potentiel de connaissance et d’émancipation que dans la France régénérée ». Celle-ci reste valable pour les territoires conquis que l’on dépouille soigneusement de tout ce qui peut concourir à faire de cette France « la nation enseignante de l’Europe », selon la brillante expression de l’abbé Grégoire. Maria Pia Donato nous rappelle que les « clauses relatives à la cession d’œuvres furent ajoutées aux traités d’armistice signés avec les États vaincus ».
Daunou est aux vieux papiers ce que Vivant-Denon est aux œuvres d’art. Cet ancien prêtre, nommé Garde des Archives en 1804, se livre corps et âme à sa mission. Pour lui, la Politique et l’Histoire sont intimement liées, et pas d’histoire sans politique. Donc… Mais d’après notre historienne, « les archives de l’empire, institution à deux visages, finirent par servir beaucoup plus au pouvoir qu’à la science ». Fin août 1811, Daunou part faire son marché en Italie. Il enlève tout ce qui lui plaît, à l’exception de quelques fonds, très bien classés, mais trop volumineux comme les archives génoises de l’Office de Saint-Georges, ou encore les trois quarts des archives parmesanes, ainsi que jugées non essentielles, les archives florentines des Offices. Notons d’ailleurs qu’à Florence, aristocrates et fonctionnaires s’ingénieront à faire en sorte que les 13 598 liasses, cartons et volumes sélectionnés par Daunou restent sagement dans les armoires de la Conservation générale.
Tel un papillon attiré par la lumière, l’archiviste de Napoléon fonce sur tout ce qui relève de l’Histoire, de la Politique en général et de la Diplomatie en particulier.
À Sienne, il s’empare d’une kyrielle de cartulaires et de milliers de parchemins à caractère diplomatique. À Pise, il déniche dans la Chartreuse de Calci une splendide « collection diplomatique », 3 500 parchemins en parfait état. Mais comme à Florence, les Pisans tenteront tous les recours pour s’opposer à la saisie, et ce jusqu’à la capitulation de Napoléon. Même déconvenue à Pérouse où le maire refuse d’obtempérer tant qu’il ne recevra pas un décret signé de la main même de l’empereur, se doutant bien que ce dernier a d’autres chats à fouetter.
De leur côté, les archivistes hollandais se montrent aussi teigneux, voire plus, que leurs collègues florentins, pisans et pérugins réunis. Daunou devra ainsi se passer des archives des Provinces-Unies. Cela dit, à Paris, l’hôtel de Soubise est plein à craquer. Aux 120 000 liasses et cartons d’origine « française », sont venus s’ajouter en moins de deux ans près de 220 000 articles prélevés dans le reste de l’Empire. Une organisation éléphantesque s’est mise en place pour inventorier, classer, ficher, cataloguer et ranger les arrivages. Près du Champ-de-Mars, la première pierre d’un Palais des Archives a été posée le 15 août 1812, afin de répondre à l’engorgement de l’hôtel de Soubise, mais les travaux piétineront et ce monument dédié à la mémoire des peuples européens ne verra jamais le jour.
Daunou et le bibliothécaire personnel de Napoléon, Antoine-Alexandre Barbier, consacrent un temps considérable, sur ordre de leur souverain, à tenter de débusquer dans les archives romaines de quoi noircir Pie VII. Alors que Daunou estime qu’il faudra au moins « dix mille ans » pour exécuter cet ordre, Barbier s’est tout particulièrement attelé à un chantier de taille,…
…éplucher ce qui a trait de près ou de loin à l’Inquisition depuis le 25 mars 1199 et la célèbre bulle Vergentis in Senium d’Innocent III. Au printemps 1811, il a déjà présenté à l’empereur un dossier sur l’affaire Galilée, mais sa publication restera lettre morte, l’astronome n’ayant jamais été torturé (!) et surtout parce que le pape finira par signer le Concordat de Fontainebleau en janvier 1813. Les archives du procès Galilée, elles, mettront 30 ans à retourner à Rome.
Peu après Waterloo, l’hôtel de Soubise est occupé par des dragons prussiens. L’Autriche rapatrie assez vite 2000 caisses de documents prélevés dans ses fonds. Sienne retrouve ses archives. La Savoie, les siennes. Etc. Mais certains états ont du mal à se voir restituer leur dû. Ainsi l’Espagne, où le général Franco n’obtiendra qu’en 1941 le retour d’une partie des archives de Simancas. Ou encore Gênes, qui ne récupérera jamais les pièces saisies en 1809, faute d’inventaire.
Un premier convoi d’archives secrètes prend la route de la Ville éternelle en octobre 1815. Entre juillet 1816 et mars 1817, le commissaire pontifical Giulio Cesare Ginnasi expédie un millier de caisses à Rome. Pour limiter les frais de port, son collègue Marino Marini vend tout ce qui lui semble secondaire et fait brûler les documents abîmés.
Certaines archives ne seront pas restituées. D’autres vont s’égarer. Apparemment, des caisses de papiers appartenant aux Génois atterrirent à Turin qui refusa de les rendre à ses propriétaires. Il y eut aussi des contestations entre cités spoliées. Par ailleurs, des légions de couvents fermés par les Français ne retrouvèrent jamais leurs fonds.
Après la vague de récupérations, les états concernés durent regrouper, trier, épurer et reclasser leurs archives. À l’intérieur même des cités, il y eut d’interminables conflits entre les corps administratifs reconstitués, civils ou ecclésiastiques, chacun réclamant sa part des restitutions…
À Paris, quelques années plus tard, Jules Michelet, chef de la section historique des Archives de France, s’intéressant de près à Boniface VIII, ne disposera que des fiches de Daunou, faute de pouvoir consulter les documents vaticans repartis là où Miollis les avait pris. Il faudra attendre Léon XIII, en 1881, pour que les Archives secrètes soient accessibles aux chercheurs. C’est lui aussi qui confiera aux Bénédictins la publication des registres de Clément V, le pape qui s’était incliné devant Philippe le Bel en condamnant les Templiers. Y figuraient en annexe les « Mémoires historiques de l’occupation et restitution des Archives du Saint-Siège », de Marino Marini : « il ne s’agissait peut-être pas d’un acte de réparation, mais assurément d’un monument à la mémoire du temps où Napoléon confisqua l’histoire », conclut Maria Pia Donato. Ajoutons enfin que son essai vient combler un vide dans le domaine des études napoléoniennes et qu’il est passionnant de bout en bout.
LES ARCHIVES DU MONDE Quand Napoléon confisqua l’histoire
De Maria Pia Donato et Carol Walter
Collection Hors collection , PUF, octobre 2020, 276 pages, 21 €.