Article publié dans Histoire Magazine N°9
La franc-maçonnerie survit tant bien mal à la tourmente révolutionnaire. Période au cours de laquelle on trouve aussi bien des frères parmi les royalistes, dont certains exilés, que parmi les Girondins ou les jacobins. Face à cette situation, de nombreuses loges maçonniques se mettent en sommeil. Celles en activité, ou créées sous la Révolution, portent allégeance au pouvoir en place, se transformant en clubs révolutionnaires, n’ayant de maçonnique que le nom. À Toulouse, elles se constituent en « Loges républicaines de France sous la protection des lois ». Une loge « Danton » est créée à Sénart. Il faut attendre la fin de la Terreur pour voir un timide réveil de la franc-maçonnerie.
Que va faire Bonaparte de ce réseau solidement constitué sur l’ensemble du pays qu’il connaît bien, son père ayant été initié ? Si à ce jour les historiens sont toujours divisés sur son éventuelle appartenance à la franc-maçonnerie, on sait que depuis le 18 Brumaire, Bonaparte la considère comme un foyer de jacobins capable de représenter un danger pour l’État. Il n’ignore pas ce rapport de la préfecture de police du 3 prairial an VIII (23 mai 1800) qui stipule que « les sociétés de francs-maçons sont devenues depuis quelque temps les points de réunion des factieux de tous les partis. » Dans la réalité, les loges reconstituées s’occupent peu de politique privilégiant les travaux sur le symbolisme et les initiations de nouveaux frères.
Il est vrai que l’adhésion de la franc-maçonnerie au nouveau régime n’est pas immédiate. Le coup d’État du 18 brumaire est perçu comme contraire à la constitution et aux libertés. Mais le message de Bonaparte en faveur du rétablissement de l’ordre et de la paix rassure de nombreux frères, surtout après la paix avec l’Autriche de 1801, puis avec l’Angleterre, en 1802. La maçonnerie tient désormais lieu de parti bonapartiste. En effet, par les origines sociales de leurs membres, les loges correspondent au vœu de Napoléon d’établir son pouvoir sur le soutien des notables.
Il convient alors pour Napoléon de s’assurer de la bienveillance des frères à l’Empire. Raison pour laquelle, les obédiences sont étroitement surveillées par des proches. En septembre 1803, Murat est nommé Grand Surveillant et le naturaliste Lacépède, Grand Chancelier de la Légion d’honneur, Second Grand Surveillant. Tandis que l’année suivante, deux frères de Bonaparte sont placés à la tête du Grand Orient de France, Joseph comme Grand Maître avec Louis pour adjoint. Pour le remercier du travail accompli, Joseph Bonaparte nomme Roëttiers de Montaleau comme son représentant particulier.
Afin de faire taire toute velléité d’indépendance maçonnique, Napoléon soutient Cambacérès, comme Grand Maître adjoint du GODF, et approuve sa nomination à la tête du Suprême Conseil, en 1806. Grâce à Cambacérès, Napoléon espère récupérer à son profit ces frères qui peuvent lui permettre de véhiculer ses réformes politiques. Initié en 1772, il devient le fédérateur et le protecteur de la maçonnerie durant le Premier Empire. Il est très apprécié des frères pour son goût de la conciliation et du compromis et nul ne s’oppose à l’accumulation de ses titres maçonniques, toutes les obédiences lui proposant de se placer sous sa protection. Lors de ses voyages en province il rencontre des notables maçons et participe aux travaux de loges au cours desquels il se renseigne sur l’état de l’opinion envers le régime impérial.
En dix ans, le GODF passe de 300 loges en 1804 à 1 219 en 1814. Les loges reconstituées se vident du substrat catholique et une étude de 1811 montre que la population maçonnique a bien changé de celle de l’Ancien Régime, même si une partie de l’ancienne noblesse ralliée à l’Empire, en place dans l’administration nouvelle, fréquente toujours les loges. S’y ajoute une bourgeoisie postrévolutionnaire composée de militaires, fonctionnaires et nouveaux propriétaires. En revanche, petits négociants, ouvriers, artisans et artistes peinent à être initiés. L’ère napoléonienne est celle de l’entrée en maçonnerie de nombreux préfets, fonctionnaires et représentants des élites culturelles et économiques, qui constituent la colonne vertébrale du régime. Ce soutien inconditionnel à l’Empire est visible lorsque des loges comme « Les Neuf Sœurs », auxquelles ont appartenu de nombreux philosophes des Lumières, qualifient, en 1808, Napoléon de « héros auquel la Grande Architecte semble avoir confié la direction exclusive de la Grande Loge terrestre. » Propos dithyrambiques que l’on retrouve dans L’Hymne héroïque, composé par la loge « Thémis » de Caen, en 1805 ; dans les couplets rédigés « en l’honneur des victoires du Grand Napoléon » par des frères de Toulouse, ainsi que les Cantiques pour la paix et pour Napoléon d’une loge de Reims, en 1806 ; ou encore les paroles intitulées « Le Grand Saint-Napoléon » de frères de Saumur, en 1809. Sans compter les loges qui font entrer le buste de l’Empereur dans leurs temples comme à Charleville.
Si bien qu’au départ de Napoléon, en 1812, pour la campagne de Russie, Cambacérès gérant une France privée de militaires pour la défendre, en cas de soulèvement politique interne, s’adresse avec confiance aux francs-maçons : « Si l’État était en danger, j’appellerais autour de ma personne tous les Enfants de la Veuve, et avec ce bataillon sacré, je prouverai au monde entier que l’Empereur n’a pas de plus fidèles sujets que les francs-maçons. »
Au sein de l’armée, le développement des loges militaires, nées sous l’Ancien régime, connaît une expansion sans précédent, liée aux conquêtes napoléoniennes.
C’est avec la campagne d’Égypte que la pratique revient force et vigueur dans les régiments. Ces loges militaires ne sont attachées à aucune ville, mais « “souchées” sur le régiment dans lequel elles sont créées. Si en 1801 le Grand Orient ne compte que quatre demandes d’agréments de loges militaires, en 1804 l’engouement est tel que 34 unités en possèdent. Au total sous l’Empire ce sont 60 loges militaires qui sont ouvertes parmi les 116 régiments d’infanterie et 7 loges pour les 78 régiments de cavalerie. La franc-maçonnerie compte dans ses rangs dix-huit sur vingt-six maréchaux, parmi lesquels Kellermann, Lefebvre, Masséna, Bernadotte, Murat et Oudinot. Chaque régiment possède environ 24 % de maçons. Selon les grades, le pourcentage oscille à une moyenne de 43,8 % chez les capitaines, à 18,3 % chez les lieutenants et 13,5 % chez les sous-lieutenants.
D’abord fréquentées par des francophiles locaux, ces loges initialement militaires, une fois la pacification effectuée laissent la place à des loges civiles qui servent de lien entre les francs-maçons appelés dans ces régions nouvellement occupées pour y exercer des fonctions administratives ou judiciaires et les élites locales. Et si initialement les Français expatriés fréquentent les loges pour se retrouver entre eux, ils font de nouveaux adeptes dont le nombre va vite les dépasser.
La franc-maçonnerie tente, plus ou moins efficacement, de cimenter et d’assimiler ces élites locales aux idées nouvelles véhiculées par les armées républicaines devenues impériales.
Ces notables, intellectuels et politiques initiés vont permettre une meilleure coopération avec les autorités françaises sur place. Mais d’une zone géographique à l’autre, cette influence maçonnique connaît une adhésion différente. Les régions plus perméables sont la Rhénanie annexée, la Confédération du Rhin, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les cantons suisses. Tandis que les Pays-Bas, l’Espagne et le Portugal sont plus réfractaires à cet entrisme maçonnique français.
L’influence maçonnique a même parfois fini par se retourner contre le pouvoir impérial qui a cru pouvoir l’utiliser à ses propres fins. Napoléon y est présenté comme ayant propagé l’émancipation des peuples et les idées révolutionnaires contre les despotes qu’il a détrônés. Les frères français ne se rendent pas compte que la montée des nationalismes, donc du rejet des puissances étrangères quelles qu’elles soient, est justement en train de naître en loges par cet apprentissage de la liberté et le goût de la révolution chez ceux qu’ils ont initiés. D’ailleurs après la défaite de Napoléon, les empires austro-hongrois et russe ou la monarchie espagnole mettent au pas voire interdisent la franc maçonnerie vue, souvent à juste titre, comme le berceau d’un danger révolutionnaire et nationaliste.
Malgré tous les services qu’elle lui a rendus, Napoléon, à Sainte-Hélène, déclare à un médecin anglais que la franc maçonnerie n’est “qu’un tas d’imbéciles qui s’assemblent pour faire bonne chère et exécuter quelques folies ridicules.” Tandis qu’en 1861, Alexandre Dumas père décrit avec justesse la situation de la Maçonnerie sous l’Empire : “Napoléon la prit sous sa protection ; mais en la protégeant, il la faussa, la détourna de son but, la plia à sa convenance, et en fit un instrument de despotisme. Ce n’est point la première fois que l’on a forgé des chaînes avec des épées.”
Le scandale oublié de laIIIeRépublique
Le Grand Orient de France et l’affaire des fiches
D’Emmanuel Thiébot
Collection Ekho
Ed. Dunod avril 2021 – 360 p. 8.90 €