D’abord défaite, puis victoire, par surprise plutôt que par coup de génie du Premier Consul, Napoléon n’aura de cesse d’en réécrire le récit, du bulletin de l’armée de réserve, à la dictée de Sainte-Hélène. Histoire d’une bataille devenue légendaire …
Article publié dans Histoire Magazine N°9
Apparemment, tout commence assez mal…
Jean Tulard : En effet. La bataille de marengo est une drôle de bataille ! Bonaparte a franchi le Grand-Saint-Bernard, est arrivé en Italie, et là il ne sait plus très bien où sont les forces autrichiennes. Il les perd de vue après un premier combat remporté par Lannes. Le 14 juin au matin, alors que les soldats dorment à Marengo même, voilà que les Autrichiens dont on avait perdu trace, surgissent tout à coup et attaquent les Français au matin. Les Français sont surpris, ne sont pas préparés et sont donc forcés de battre en retraite, après une résistance bien organisée, notamment par le futur maréchal Victor. Et, progressivement, cette retraite se transforme en déroute. Donc, à midi, Bonaparte est battu bien qu’il ne soit pas intervenu lui-même. Il est dans son quartier général. Il faut qu’il en revienne. Dans tous les cas, il a été surpris faute d’avoir éclairé le terrain et d’avoir pu situer les forces du baron Michael Friedrich Benedikt von Melas. À midi, tout est fini, il est battu.
Les conséquences sont énormes ! Car nous sommes le 14 juin 1800. Le coup d’État de Brumaire était de novembre. Le pouvoir de Bonaparte, Premier Consul est encore très faible. Il n’a pas eu le temps de le consolider. Il a certes commencé ses réformes, mais sa situation est encore très fragile.
Quand les premiers courriers arrivent, et annoncent la défaite du Premier Consul, un même renversement de situation se prépare à Paris. Fouché, ministre de la Police et Talleyrand, ministre des Relations extérieures, vont immédiatement songer à le remplacer, …
…à installer peut-être, on n’en est pas certain, un triumvirat avec Sieyès ; lequel, très prudent, laisse la place à un de ses conseillers sénateur, Clément de Ris. À midi, tout est perdu pour Bonaparte. Il va être remplacé. D’autant qu’en Allemagne se déroulent des opérations menées par le général Moreau, un rival en gloire, et qui est en train de remporter une victoire éclatante.
Comment Bonaparte se sort-il d’affaire ?
Jean Tulard : Au dernier moment surgit le général Desaix qui, parce que Napoléon avait dispersé ses forces, revient sur le champ de bataille au moment où les Autrichiens se considérant comme vainqueurs, poursuivent mollement les Français et commencent déjà à fêter leur victoire.
L’arrivée de Desaix provoque un effet de surprise, et les Autrichiens à leur tour battent en retraite et entrent en déroute. À 17 heures, Bonaparte vaincu à midi est maintenant vainqueur, et les courriers partent pour annoncer la nouvelle à Paris. Quand ils les reçoivent, bien évidemment les deux « traîtres » Talleyrand et Fouché s’empressent de brûler tout ce qu’il pourrait y avoir de compromettant, c’est moins sûr pour le troisième acolyte, Clément de Ris, ce qui pourrait peut-être expliquer plus tard son enlèvement — c’est Balzac qui le dit ! (dans Une ténébreuse affaire). La situation s’est complètement transformée et la victoire de Marengo consolide le pouvoir du Premier Consul et va lui permettre de dire au prétendant Louis XVIII : « il n’est pas question que vous remontiez sur le trône. Je ne serai pas le général Monck, je suis Premier Consul, c’est moi qui ai le pouvoir ».
Au départ de cette bataille de Marengo, le général Victor subit le choc et c’est Desaix qui la transforme en victoire. Mais il est tué dans la charge.
De ce fait, Bonaparte n’a plus de rival et devient le vainqueur éclatant de la bataille, alors que, bien qu’étant présent, il n’a pas donné sa mesure de grand général. Il va donc falloir maintenant « construire » cette bataille de Marengo.
Cette victoire, sur le fil, est-elle si décisive que cela, d’un point de vue militaire ?
Jean Tulard : Sur le Rhin, Moreau remporte une victoire éclatante en décembre 1800, à Hohenlinden. Elle va obliger l’Autriche à capituler. Le vrai vainqueur est Moreau. C’est sur le Rhin que tout s’est joué. Mais il faut désormais pour Bonaparte faire oublier cette victoire de Moreau et grossir celle de Marengo.
On va donc tout transformer, à commencer par le passage des Alpes. On connaît l’immortel tableau de David avec Bonaparte sur un cheval se cabrant, enfonçant ses éperons dans le flanc, le sabre au côté, avec le vent qui s’engouffre dans le manteau, pointant l’Italie du doigt, pour montrer la route à ses soldats. On est dans la pure invention de David. Bonaparte en vérité, franchit les Alpes sur un mulet, dans des circonstances périlleuses, où l’on manque de tomber dans un ravin. C’est la répétition d’Arcole, et le tableau de Gros qui montre Bonaparte brandissant un sabre d’une main et un drapeau de l’autre, ce n’est pas cela du tout qui s’est passé en réalité. Bonaparte était tombé dans l’eau en franchissant le pont. C’est Augereau qui a brandi le drapeau. Mais Gros a immortalisé la victoire d’Arcole sous les traits de Bonaparte. Par la suite, de la même manière, Bonaparte ne va pas cesser d’embellir cette bataille de Marengo. Il va rédiger un bulletin de l’Armée de réserve, qui raconte la bataille sous un jour très particulier. Il va ensuite faire établir par le peintre Louis-François Lejeune, l’aide de camp de Berthier, témoin direct des combats, un tableau où est représentée l’arrivée de Bonaparte sur le champ de bataille provoquant la débandade des Autrichiens. Il va à nouveau dicter une bataille de Marengo à Sainte-Hélène. Bref, il va la refaire constamment pour faire oublier que cela n’a pas été la grande victoire que l’on aurait pu imaginer. Il y aura également une série de tableaux exposés au Salon sur la victoire de Marengo. C’est le génie de Napoléon d’utiliser la propagande. Il le fera également pour l’œuvre Les pestiférés de Jaffa. Il est montré touchant du doigt un pestiféré : c’est le roi thaumaturge qui guérit avec son doigt. Marengo, c’est véritablement la mise en place de la propagande napoléonienne.
Sur le plan militaire, cette défaite personnelle ne va cesser de l’obséder, pour ne pas reproduire ses erreurs sur d’autres champs de bataille ? Austerlitz par exemple ?
Jean Tulard : Austerlitz est une éclatante victoire. Son génie militaire y est incontestable. Il a en face de lui l’Empereur d’Autriche et le tsar. Austerlitz est peut-être la plus belle des victoires. C’est une armée française. Ce n’est pas encore la Grande Armée formée de contingents belges, italiens, suisses, portugais, espagnols, etc. Tous les maréchaux y sont, Lannes, Soult, Murat, Davout, etc. C’est une victoire écrasante, symbolisée par ce soleil qui se lève et qui révèle à Napoléon que les Autrichiens et les Russes sont tombés dans le piège qu’il leur a tendu.
Marengo va aussi être une source d’inspiration à l’origine de plusieurs légendes…
Jean Tulard : C’est une bataille particulière dans la mesure où la défaite était acquise à midi, et la victoire à 17 h. Cela ne peut qu’inspirer les écrivains et les artistes. Il y a deux œuvres très marquantes. La première est Une ténébreuse affaire, de Balzac. Il imagine qu’à l’annonce de la défaite de Bonaparte à Marengo, Talleyrand, Fouché, ainsi qu’un sénateur qu’il ajoute (Clément de Ris, une créature de Sieyès, qui n’a pas voulu se mouiller) forment un triumvirat (sur le modèle de l’héritage de Rome avec César, Pompée et Crassus) qui va gouverner. À l’annonce de la victoire, Talleyrand et Fouché détruisent les documents compromettants, mais pas de Ris qui les garde, soit par bêtise, soit pour faire chanter Talleyrand et Fouché. Fouché l’aurait fait enlever. L’enlèvement du sénateur de Ris a réellement eu lieu. Balzac imagine qu’il est commandité par Fouché pour récupérer ces papiers compromettants. Cela donne un des meilleurs romans de Balzac.
Vous avez aussi Tosca, où au premier acte, Scarpia, chef de la police de Rome, l’équivalent de Fouché, qui est évidemment hostile à Bonaparte, apprend la nouvelle de la victoire des Autrichiens et fait célébrer un grand Te deum de remerciement pour la défaite de Bonaparte. Au deuxième acte, il interroge l’amant de Tosca, et apprend que c’est Bonaparte qui est victorieux. Son comportement change alors du tout au tout. Dumas s’en inspire également dans Les Compagnons de Jehu. Il y a donc toute une série de légendes fondées sur ce principe de « défaite-victoire ».
Il y eut également des légendes annexes, dont celle du fameux poulet marengo, devenu ensuite le veau de Marengo, et la légende du chien Moustache. Stendhal prétendit même y avoir assisté, mais plus vraisemblablement écoutait-il à Milan un opéra au moment de la bataille. C’est aussi la légende du cheval de Napoléon qui s’appelle Marengo que montait Napoléon à Waterloo et qui sera récupérée par Wellington sur le champ de bataille. Le squelette du cheval sera par la suite exposé dans un musée de Londres, avant d’avoir sa réplique en plastique aujourd’hui au-dessus du tombeau de Napoléon, avec le scandale que l’on devine. Marengo, après Waterloo, est la bataille qui fut la plus riche en termes • littéraires, et inspira toutes les campagnes napoléoniennes.
MARENGO ou l’étrange victoire de Bonaparte par Jean Tulard
Buchet-Chastel mars 2021 208 pages, 19.50 €.