<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Loupvent – Découvrir la mer vers 1530
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Loupvent – Découvrir la mer vers 1530

par | Antiquité, N°12 Histoire Magazine

Dom Loupvent, moine bénédictin de l’abbaye de Saint-Mihiel, aurait pu demeurer toute sa vie sur les bords de la Meuse à prier et célébrer la messe. Mais, en 1530, il décide de se rendre en pèlerinage à Jérusalem. Le voyage lui semble terrifiant car un obstacle se dresse entre lui et le Saint Sépulcre : la Méditerranée. Le journal qu’il laisse de son périple est un témoignage exceptionnel pour suivre un Européen sur les flots au temps de la Renaissance.

Article publié dans Histoire Magazine N°12

La mer, dom Loupvent la voit pour la première fois à Venise. La Sérénissime est le point où convergent tous les pèlerins :« c’est là qu’il trouvera le plus facilement un bateau, étant donné qu’une fois par an, les Vénitiens affrètent une galère ou une nave pour le transport des pèlerins. Laquelle ne part jamais au plus tôt avant le lendemain de la fête du Saint-Sacrement ». Le contrat qu’il passe avecJean Dauphin, patron de laSanta Maria, prévoit tout, des modalités de paiement, jusqu’à la nature des repas et des espaces dévolus aux passagers. Loupvent se procure l’indispensable équipement pour un tel voyage. Un coffre « où vous pourrez enfermer vos affaires personnelles, et qui pourra vous servir d’oreiller pour la nuit, un petit matelas de bourre et deux petits draps », ainsi que de « l’huile d’aristoloche longue » contre les poux et « une certaine poudre […] au cas où vous en auriez besoin pour aller à la selle, et également pour vous guérir lorsque vous êtes soumis à la tyrannie galopante de votre ventre ». Il n’oublie pas des vivres : vin de Frioul, baril d’eau douce, parmesan, biscottes, jambon, saucisson et confiture.Enfin, vient le grand jour : moment de l’embarquement !

La Santa Maria est une grosse nave haute sur l’eau qui charge dans ses cales environ 400 tonnes de fret de coton, laine ou de grains, en plus des 200 passagers.

D’importantes superstructures per-mettent de loger équipage et passagers. Loupvent a la chance d’avoir un petit espace clos de « planches de sapin ».Il prend ses repas dans une grande salle où des tables sont dressées matin, midi et soir. Il passe 85 jours de mer, sans compter les escales, pour un parcours de moins de 3 000 milles en trajet direct, soit une vitesse moyenne horaire inférieure àun nœud et demi. Un voyage aller commencé le 22 juin pour arriver à Jaffa le 2août ; un retour entre le 31 août et le 20 novembre.

Le port de Rovigno en Istrie, détail d’un dessin accompagnant le manuscrit de dom Loupvent. Bibliothèque bénédictine de Saint Mihiel, manuscrit Z0

Loupvent s’extasie sur le travail des matelots, bergamas, « gondoliers »,maître d’équipage, calfateur, charpentier, hommes chargés du service des ancres, nocher, pilote, patron : « tous à leur poste, experts à hisser les voiles, grosses ou petites, à bander les cordes, à détacher les ancres de la profondeur de la mer, à relever la corde d’évitage ».Leurs conditions de vie sont déplorables.Le 24 juillet, l’un d’eux, ivre, tombe « du haut de la grande voile [il fut] cassé de partout [mais] n’en mourut point ». Un autre décède après trois jours d’agonie,«  on le cousit dans une vieille couverture de gros tissu que l’on avait remplie de sable, et on lui fit faire un plongeon dans la mer. Il eut droit de notre part à un Pater Noster et à un Ave Maria». Mais Loupvent ne les plaint pas. Ce sont de « méchants garnements ». Il s’offusque de « deux coquins italiens en train de se livrer à la sodomie  ». Le capitaine trompe les passagers sur la nourriture, entre dans de terribles colères et refuse des escales salutaires. C’est une « mou-ton cornu […] fourbe, pervers, bâtard de capitaine, traître à l’égal de Judas, digne d’un renard ».

Promiscuité et ennui minent la vie des passagers. Ils essaient de se distraire.Tous les matins, ils célèbrent un office et font des prières. Puis certains jouent aux cartes ou aux dés. Des imprévus rompent le désœuvrement. Chassagne, un chanoine, s’enivre et laisse tomber son bréviaire dans l’eau, provoquant le rire de tous les passagers.

Un matin, ce sont cinquante dauphins qui accompagnent la nave : « Beau spectacle que ce ballet ! ». La joie est de courte durée. Le mal de mer et les maladies frappent. Les passagers s’affaiblissent.

Le jour du départ, le menu est parfait : « on nous servit à chacun un trait, autrement dit un verre, de savoureux malvoisie, accompagné d’un petit morceau de pain grillé pour nous rafraîchir l’estomac [Au repas],on nous servit un fort honnête menu : bon minestrone, pot-au-feu de bœuf, dont la préparation laissait à désirer ;il manquait de sel et il était sans grand goût ni saveur, du fromage sec, du pain blanc frais et tendre ». Mais très vite les vivres manquent. Bientôt, il doit se contenter de « trois petits pains de deux deniers chacun et des oignons à volonté ». La houle meurtrit les chairs et le manque d’hygiène détraque les intestins. Loupvent note : « tenez pour assuré qu’il n’y avait pas de tout mon corps un seul membre capable de me tenir debout, tant ma maladie m’avait cassé, eu égard au fait que je n’étais nullement formé à pareille situation et manière de vivre ».La disette, l’ennui et les blessures tendent les relations humaines. Les querelles éclatent à tout moment. Heureusement, les escales permettent de refaire les pro-visions et de se reposer.

Les îles rencontrées font resurgir des souvenirs classiques. Loupvent cite Ovide, Strabon ou Virgile. Cythère, est l’île où Pâris, fils du roi Priam, enleva la belleHélène, fille de Ménélas. Céphalonie doit son nom à « Cephalus, compagnon d’Amphitryon ». Chypre est le berceau de Vénus, « c’est la raison pour laquelle les habitants ont un fort penchant pour la luxure et la débauche, tant les hommes que les femmes ». Loupvent mentionne une vingtaine d’îles. Quatre sont de terribles passages, telle Paxos avec ses «rochers dissimulés sous la surface de lamer ». Mais pour celui qui supporte si mal la navigation, elles sont surtout des havres savoureux. Strophade était d’une« fertilité inégalée » et Chypre «  fort renommée principalement pour ses métaux. Le sol est propice à la culture de la vigne ».

Les plaisirs sont de courte durée. La peur est presque permanente. Elle vient d’abord de la crainte des musulmans :« nous redoutions les galères des Turcs chargées de pirates, qui journellement patrouillaient sur la mer à la recherche de voyageurs à dévaliser. Chacun de nous se devait de faire le guet et se pré-parer activement à recourir aux armes pour se défendre virilement, au cas où il y aurait rencontre et combat avec les pirates. » Cependant, en cas d’attaque, il n’y a qu’une solution : « Il ne nous restait plus qu’à nous recommander à Notre-Seigneur ». La moindre voile à l’horizon fait sortir les armes. L’équipage le fait le 17 septembre lorsque des navires sont aperçus à l’horizon. L’épouvante s’évanouit quand on s’aperçoit qu’il s’agit d’une flotte de galères chrétiennes partie protéger les intérêts vénitiens.

Quand ce ne sont pas les hommes qui sont craints, ce sont les flots. Nulle poésie sous la plume de notre voyageur mais un spectacle incontrôlable. Le vent «va où il veut, quand il veut et comme il veut ». Quand il est favorable, c’est que notre «  bon Sauveur Jésus » le veut.Mais il l’est si peu souvent. Les périodes de calme signifient retard et disette. Le 23 octobre, « il n’y eut pas le moindre vent. Nous étions totalement immobilisés au beau mitan d’une mer calme et sans mouvement, au point de paraître gelée, tellement elle était unie comme de la glace. Ce qui était l’annonce pour nos maîtres mariniers de bord que nous aurions à affronter dans peu de temps une méchante tempête. »

Les tempêtes sont terribles. Un gros coup de vent frappe dans la nuit du 30juin. Il terrifie Loupvent : « coups de claquements de tonnerre, éclairs de feu fondant du ciel, pluie, trombes de grêle, qui faisaient chanceler notre nave à ce point ». Les voiles sont amenées et le bateau ancré mais les pèlerins croient leur fin proche : « le seul recours, dans un tel moment, n’étant plus qu’à s’en remettre à la grâce, à la protection et à la miséricorde de Dieu. » Au bout de deux heures, le vent se calme et la nave reprend sa route. Nouveau danger le 3 juillet ; il faut abattre un mât pour que le navire ne soit pas basculé. Encore une alerte le 6 juillet, Loupvent se sent perdu : « En pareil moment, nous ne pouvions être comparés qu’à des vers prisonniers des pattes des poules ». Mais ils finissent par arriver en Terre Sainte. En entamant le retour, l’équipage ne craint rien. SainteHélène aurait jeté un clou du Christ dans la mer ce qui, depuis, empêche les tempêtes entre Jaffa et la Crète. Mais, à partir du 24 octobre, il se prépare à des vents terribles. La première volée a lieu le 28, toutes les armes sont plantées dans les mats pour que leurs fers détournent les éclairs. Le 1er novembre, le navire fuit devant la fureur de la nature pour se réfugier dans le golf de Morée. Le 5, la catastrophe attendue arrive : « le balancement de la nave était si fort et si violent qu’il n’y eut ni caisse ni coffre qui ne fût projeté à terre. Nous, les pèlerins, nous étions à ce point éperdus, et non sans cause, que nous cherchions des prêtres partout, impatients d’obtenir notre tour pour nous confesser. Ce grain dura bien dix-huit heures. » Le 16 novembre, au milieu de la pluie, des éclairs, du tonnerre, du sifflement et du hurlement du vent, le mât se brise en trois morceaux. Loupvent se tourne vers le Ciel et crie à chacun : « Rendez-vous auprès deDieu ». Et il semble avoir entendu leurs prières puisqu’il « donna mission à Neptune d’avoir à dépêcher des messagers à Eole, pour lui intimer l’ordre de cesser ses violences », étrange amalgame sous la plume de notre moine qui mêle christianisme et antiquité. Mais le navire s’échoue ; des barques viennent chercher les passagers.

L’île de Candie (Crète), détail d’un dessin accompagnant le manuscrit de dom Loupvent. Bibliothèque bénédictine de Saint-Mihiel, manuscrit Z0.

Le 20 novembre, Loupvent revient àVenise : « À peine fûmes-nous descendus de notre embarcation que nous nous mîmes à louer Dieu, notre Créateur, et à Lui rendre grâces pour tous les grands bienfaits, profit et sauvegarde qu’il avait bien voulu nous ménager lors des passes périlleuses nombreuses que nous avions traversées, et à Le remercier de nous avoir pris sous Sa protection pour nous conduire et nous mener de bout en bout tout au long de notre voyage. » Dieu a été le secours permanent pour ceux qui craignent les flots, les pirates, les naufrages et la disette.

Après avoir traversé deux fois la Méditerranée, Loupvent rentre dans son abbaye lorraine. Plus jamais il ne reverra la mer. Mais cette découverte l’a transformé. La mer lui fait découvrir des métiers jusque-là inconnus, elle le charme par ses couleurs et ses odeurs, elle l’épouvante par ses colères. Elle est pensée en fonction de la culture antique, avec Poséidon et Eole, et des légendes chrétiennes. Elle est un espace de terreur et de fascination.

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À propos de l’auteur
Philippe Martin

Philippe Martin

Philippe Martin est professeur d'histoire à l'université Lyon 2 Lumière. Il dirige l'ISERL (Institut Supérieur d'Etudes des Religions et de la Laïcité) et le GIS-Religions du CNRS. En 2007, avec Jean Lanher, il a étudié et publié le récit écrit par dom Loupvent. Il a notamment publié Le théâtre divin. Histoire de la Messe, xvie-xixe siècle. et récemment Les religions face aux épidémies de la peste à la covid-19 aux éditions du Cerf en 2020.
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