Livre : Révolution impériale : l’Europe des Bonaparte 1789 – 1815

6 janvier 2022 | N°9 Histoire Magazine, Napoléon

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Livre : Révolution impériale : l’Europe des Bonaparte 1789 – 1815

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Article publié dans Histoire Magazine N°9

Après un ouvrage marquant sur Napoléon et Joseph Bonaparte (Tallandier, 2010), une vaste biographie de Murat (Perrin, 2015) et un important essai sur Napoléon & les siens (Perrin, 2018), Vincent Haegele continue son tour d’horizon de l’Europe napoléonienne en revenant sur la question de la « Révolution impériale » menée par Napoléon, c’est-à-dire sur le rôle du « système » mis en place par l’empereur, héritier et continuateur de la Révolution française. L’ouvrage se lit ainsi comme une histoire de l’Europe à l’échelle globale à l’heure de la diffusion des idées, des idéaux et des valeurs de 1789, comme un panorama de la
« très grande France » ou encore comme une relecture de la carrière météorique de Bonaparte d’Ajaccio à Sainte-Hélène, et de la manière dont ses victoires militaires, mais aussi ses décisions politiques et diplomatiques ont profondément bouleversé le jeu européen, peut-être plus encore que le cycle de guerres « messianiques » enclenché en 1792 par la Convention.

Le rêve de Bonaparte fut d’abord local — la Corse — puis italien, ensuite seulement français puis enfin européen. La construction de cette ambition est marquée par plusieurs tournants symboliques, tel son départ humiliant de Corse début 1793, sa rencontre intellectuelle avec les écrits de Joseph de Maistre à Milan en 1796, et enfin le Congrès diplomatique manqué de Rastatt (1797-1799). Sur ce dernier thème, le récit qu’en donne V. Haegele est caractéristique de sa démarche et de sa méthode, profondément marqué par l’érudition chartiste, pour qui toute recherche est à la fois une enquête et une quête de sources, manuscrites ou imprimées, de préférence inédites. L’assassinat sans précédent des diplomates français est ainsi évoqué à nouveaux frais grâce à des documents méconnus, tout comme, d’ailleurs, un peu plus loin dans le récit, l’assassinat du tsar Paul Ier quelques années plus tard, vu au travers des dessous-de table de la diplomatie comme une conjuration partagée par une Europe parfaitement informée, mais attentiste, laissant par prudence le tsar fantasque se faire étrangler par les sicaires de son propre fils.

Outre la diplomatie vue par les papiers les plus secrets, V. Haegele explore les prémisses de la reconstruction européenne voulue par le Premier consul avant d’être amplifiée par l’empereur, avec l’exemple remarquable d’une expérience sans lendemain et systématiquement laissée de côté par les historiens, celle de l’éphémère royaume d’Étrurie et de son fantomatique, mais émouvant souverain Louis Ier de Bourbon, mis en place et instrumentalisé par le vainqueur de Marengo. Mais l’Europe napoléonienne se dessine aussi en creux, par les ambitions et les projets des adversaires et des rivaux du nouvel Alexandre, notamment à Londres, mais aussi en Allemagne, où le Saint Empire romain germanique, déjà moribond, avait été profondément bouleversé par les guerres révolutionnaires, avant d’envisager une renaissance, passant obligatoirement par une unification de l’Allemagne sous un seul sceptre. Là aussi, les ambitions du nouvel empereur s’opposent frontalement à celles de la Maison de Prusse, des Habsbourg ou même des Romanov, toujours tentés d’étendre leur influence vers l’Ouest : la campagne victorieuse de 1805 face à l’Autriche et à la Russie est ainsi étudiée avec une grande finesse grâce aux archives du futur maréchal Clarke, chargé de l’administration de la capitale autrichienne occupée. L’occupation de la Prusse, le dépeçage des pays vaincus et la distribution des royaumes entraînent une « révolution administrative », de nombreux membres de la famille Bonaparte étant couronnés par leur chef de famille et placés à la tête de monarchies vassales autour desquelles le projet politique napoléonien se construit à partir de 1806, dans une course effrénée à l’ambition, marquée par des contrariétés et des humiliations permanentes, l’empereur exigeant de sa famille de renoncer à leur indépendance tout en refusant de les laisser construire leur propre légitimité.
Cette Europe en passe de devenir entièrement française, heurtant les intérêts d’anciennes dynasties, meurtrissant les peuples dans leurs désirs d’indépendance comme dans leur sentiment religieux, finit par cependant lasser — on le voit par les résistances qu’elle suscite en Allemagne, en Italie et surtout en Espagne — avant de s’effondrer sur elle-même après la désastreuse campagne de Russie. Les revers militaires, la démesure du Blocus continental et la fragilité des rouages familiaux de ce « système » n’expliquent pas seuls la tragédie finale, l’Europe tout entière rejetant l’influence française tout en ayant paradoxalement absorbé une partie de l’héritage de la Révolution — principalement le Code civil et la rationalisation administrative, fruit des grandes réformes du Consulat, moins la liberté et l’égalité civique de 1789. La lutte contre « l’esprit révolutionnaire » que Napoléon a fini par incarner, comme la défense à tout crin des anciennes légitimités, n’est qu’un alibi commode venant justifier les bouleversements géopolitiques qui souvent ne servent que les intérêts des souverains et de leurs ministres. Toute l’habileté de V. Haegele est de faire à chaque fois un pas de côté, en étudiant non pas des événements célèbres et mille fois ressassés, mais d’autres, voisins et simultanés, moins connus et souvent plus éclairants sur les mécanismes à l’œuvre, les jeux de pouvoir, l’évolution des idées politiques ou les fluctuations des opinions, comme le montrent les passages consacrés à Corfou, ou encore le chapitre final sur la fin de l’Italie napoléonienne : le rêve napoléonien se brise par où il avait commencé, dans la péninsule.

Il y a un peu de la pensée d’Albert Sorel chez V. Haegele, par la profondeur de ses analyses sur les oppositions européennes à la domination française, mais sans l’admiration aveugle qui caractérisait une bonne partie de l’école historique du XIXe siècle. Au contraire, les contradictions internes du « système » ainsi mises en lumière font ressortir les ambiguïtés de la pensée de l’empereur, homme de l’Ancien Régime, marqué par des cadres de pensée relevant du XVIIIe siècle, incarnant pourtant un avenir qu’il suscite, mais qui en partie lui échappe : le héraut de la Révolution était un « self-made-man » paradoxalement fasciné par les anciennes légitimités qu’il tenta souvent de singer, mais aussi un faiseur de rois. La Révolution avait mis à bas l’ordre européen créé par le traité de Westphalie sans rien reconstruire, mais Napoléon a échoué à imposer sa propre vision d’une stabilité géopolitique. Son échec pose les conditions d’un nouvel ordre, celui du Congrès de Vienne.

Le legs administratif et institutionnel du Premier consul est incontestable et bénéficie encore à la France, on le comprend en refermant le livre, mais c’est l’échec de Napoléon qui marque l’histoire de l’Europe — en bien ou en mal, et sans doute jusqu’à notre époque — et non l’épopée brillante, mais illusoire de son éphémère Empire. On ne peut que songer à Taine, qui dans les Origines de la France contemporaine évoque longuement la part d’italianité, le génie et la vision politique de Napoléon, mais aussi le rêve et la démesure caractérisant son ambition, qui faisaient de lui « un frère posthume de Dante et de Michel-Ange ». Et Taine de conclure que Napoléon incarne avec eux « un des trois esprits souverains de la Renaissance italienne, seulement, les deux premiers opéraient sur le papier ou le marbre, c’est sur l’homme vivant, sur la chair sensible et souffrante que celui-ci a travaillé ».

Révolution impériale : l’Europe des Bonaparte 1789-1815
De Vincent Haegele
Editions Passés Composés, Paris. 2021. 600 pages. 26 €

À propos de l’auteur
Charles-Eloi VIAL

Charles-Eloi VIAL

Historien, docteur en histoire, archiviste paléographe, conservateur à la Bibliothèque nationale de France.
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