Article publié dans Histoire Magazine N°9
Quel visage offre l’Europe en 1789, alors que la France entre en Révolution ?
Jean Tulard : C’est l’Europe des Lumières, des philosophes et du cosmopolitisme. Autrichien, Mozart joue en Italie. En France, on ne sait plus très bien qu’elle est sa nationalité. Diderot est le conseiller de Catherine II de Russie, Voltaire, celui de Frédéric II, roi de Prusse. L’académie des sciences de Berlin accueille des savants français… C’est aussi une Europe française. Notre langue française y est dominante. Comme le souligne le fameux discours sur l’universalité de la langue française de Rivarol. C’est une Europe qui abolit la notion de nation. La France révolutionnaire s’engage dans la guerre et très vite se trouve face à une première coalition. C’est la victoire de Valmy (20 septembre 1792) face aux Prussiens. La « Grande Nation » et le système des Républiques sœurs se constituent.
Comment sont accueillies les idées portées par la Révolution en Europe continentale? Les structures anciennes de l’Europe paraissent avoir vécu, l’Angleterre ne fait plus école, partout une bourgeoisie est en mouvement, championne d’un message révolutionnaire qui condamne les féodalités…
Jean Tulard : Hors de France, tous les pays vont très mal accueillir la Révolution française. L’Angleterre peut-être avec plus de nuances. Elle qui a toujours rêvé d’assurer sa prédominance sur le continent le voit se déchirer avec la Révolution qui apparaît. Les Anglais sont au départ assez prudents. Mais il est évident que l’Autriche, à cause de Marie-Antoinette, que la Prusse, que les États italiens, le pape sont des adversaires de la Révolution. Dès 1792, va se créer une Première Coalition entre l’Autriche et la Prusse, qui va être élargie par l’Angleterre à partir de 1793. C’est donc l’Europe entière qui va se coaliser contre la France. La France contre tous ! Mais la France va tout de même l’emporter. Pourquoi ? Pour une raison fort simple. N’oublions pas qu’à Valmy en septembre 1792, les soldats de Dumouriez sont en face des Prussiens du duc de Brunswick. Lors de cette bataille, ces généraux qui s’affrontent sont tous deux des francs-maçons, c’est-à-dire des hommes des Lumières, des philosophes et qui ont tout pour s’entendre.
Ce qui va changer le cours des choses, ce sont les soldats qui vont crier « vive la nation ! ». Et voilà que le mot « nation » reparaît avec la Révolution française, avec la France qui se déclare « la grande nation » et fait voler en éclat le cosmopolitisme qui était de mode encore en 1789. La nation !
La «nation» est un mot qui va dominer toute cette période?
Jean Tulard : Oui, toute cette période jusqu’en 1799. La Révolution française impose l’idée de la grande nation. Et lorsque le Directoire essaye de mettre la main sur un certain nombre de pays par des victoires des armées françaises, on crée les républiques sœurs, des républiques sur le modèle de la République française. C’est la république parthénopéenne à Naples, la république Cisalpine à Milan, c’est la république Cisrhénane qui ne durera pas en Allemagne et la république batave en Hollande. À l’exception de la Belgique, qui est annexée et découpée en département, il y a un système de républiques sœurs, mais qui conserve cette idée de nation.
Bonaparte s’empare du pouvoir le 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), dès lors le régime consulaire s’engage dans une politique d’expansion au-delà des frontières dites naturelles, dans le but de se protéger. Mais c’est un engrenage sans fin…
Jean Tulard : Après la victoire de Napoléon à Austerlitz, la grande nation va laisser place au Grand Empire c’est-àdire qu’on assiste à une assimilation de l’Europe au système français. C’est ainsi que Bruxelles, Amsterdam, Hambourg, Genève, Trèves, Gênes, Turin, Florence, Rome, Barcelone sont des villes françaises, avec une administration française, où on parle le français, la langue administrative. Ces villes, Bruxelles, Rome, Barcelone ont une administration française avec des préfets français. Il n’y a pas de différence entre Rome et Limoges, ce sont des villes du Grand Empire, de l’Empire napoléonien. Si vous y ajoutez que Napoléon est médiateur de la Confédération helvétique, c’est-à-dire qu’il dirige la politique de la Suisse, qu’il est roi d’Italie, c’està-dire que les deux villes que je ne vous ai pas énumérées, Milan et Venise, font partie du royaume d’Italie dont napoléon est le roi, si vous imaginez que tous les États allemands sont réunis dans la confédération du Rhin dont le protecteur est Napoléon et que Napoléon a en même temps ajouté à cette Confédération du Rhin le duché de Varsovie, c’est-àdire la Pologne, si vous y ajoutez que Joseph, frère aîné de Napoléon est roi d’Espagne et que Murat, son beau-frère, et Caroline sa sœur sont rois de Naples, que Bernadotte est prince héritier de Suède, et que le roi du Danemark est un fidèle allié de Napoléon, qu’il a sous sa domination la Norvège, si vous y ajoutez que Napoléon épouse MarieLouise, fille de l’Empereur d’Autriche qui non seulement règne sur l’Autriche, mais la Hongrie la Roumanie et la Tchécoslovaquie d’aujourd’hui, et que Napoléon est l’allié du tsar, en 1811 l’Europe est faite, elle est française comme l’avait été celle de 1789.
Vers 1789, c’était le cosmopolitisme, les philosophes français dominaient. Cette fois, c’est un seul homme, Napoléon, qui domine, on est passé du cosmopolitisme à l’empire français. Donc l’Europe est faite. Jamais elle ne sera aussi bien faite, car elle est en plus enfermée dans les limites économiques du blocus continental. Pour ruiner l’Angleterre, Napoléon ferme le continent européen aux marchandises anglaises. Il y a avec le blocus continental l’unité économique de l’Europe face à l’Angleterre qui en est écartée — c’est déjà le Brexit — donc jamais on ne trouvera une Europe aussi parfaite, aussi bien faite.
Quelles sont les raisons de la chute du Grand Empire? Elles ne se sont pas toutes jouées sur le champ de bataille…
Jean Tulard : L’erreur monumentale de Napoléon est d’aller intervenir en Espagne en 1808. Il décide d’un seul trait de plume que les Bourbons d’Espagne ont cessé de régner, et que son frère aîné, Joseph, doit leur succéder.
Il y a un principe lancé par la Révolution : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Or, là il est évident que Napoléon ne s’occupe pas du droit des peuples à disposer d’eux même. Il piétine l’Espagne qu’il considère comme sa propriété et met son frère à sa tête. C’est alors que ressurgit le « mot » qui avait été oublié : « nation ».
La nation espagnole, le peuple espagnol se réveillent et se soulèvent contre Napoléon. La contagion va gagner l’Allemagne avec l’attentat de Frédéric Staps, avec les fameux propos du philosophe Hegel, la diffusion d’un pamphlet Deutschland in seiner tiefen Erniedrigung : L’Allemagne dans son profond abaissement, qui vaut au libraire Palm d’être fusillé, ce qui aura un effet dévastateur sur l’opinion, et la contagion va gagner l’Italie également, sur la question de la langue italienne. Et donc l’empire napoléonien va s’écrouler face à résurgence de la « nation ».
Au travers des propos de Hegel que vous évoquez, n’est-ce pas aussi la question du blocus continental qui pose problème…
Jean Tulard : C’est parce qu’à ce moment-là, il n’y a plus assez de production. La production anglaise n’arrive plus en Europe, et la production française ne parvient pas à remplacer la production anglaise. La révolution industrielle fondée sur le machinisme vient seulement de commencer en France alors que l’Angleterre a une avance considérable en ce domaine. Le résultat est que la France, pays dominant, ne peut exporter que ses produits de luxe, que des parfums par exemple, alors qu’on attend des pelles, du coton, des machines. La France n’a pas réussi a se substituer économiquement à l’Angleterre, et par ailleurs il n’y a plus d’importation de produits coloniaux, il n’y a plus n’y sucre ni coton. Lorsque Hegel, grand philosophe, voit Napoléon entrer dans Berlin à cheval, il en éprouve une grande fascination (« J’ai vu l’Empereur — cette âme du monde — sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil homme qui, concentré ici sur un point, assis sur son cheval, s’étend sur le monde et le domine »). Mais lorsqu’il s’aperçoit qu’il n’y a plus de café et seulement ce qu’il appelle un « jus patriotique », il se transforme en patriote allemand contre Napoléon.
En 1815, avec le congrès de Vienne, c’est le retour des rois, et une nouvelle Europe voit le jour…
Jean Tulard : Les vainqueurs de Napoléon vont construire l’Europe du congrès de Vienne en réduisant la France à néant, en rétablissant partout les souverains légitimes qu’il s’agisse de Louis XVIII en France, du pape à Rome, ou des princes italiens. Partout on revient à l’Ancien Régime sans trop se préoccuper de réunir la Belgique catholique à la Hollande protestante, sans trop se préoccuper de la Pologne qui passe sous la domination du tsar Alexandre.
Cette Europe conçue par Metternich sous le signe de la Sainte-Alliance est donc vouée à l’échec ?
Jean Tulard : Nous avons eu l’Europe des Lumières l’Europe de la Révolution française, le Grand Empire, et nous avons l’Europe de Metternich, laquelle s’écroule en 1832, mais surtout en 1848, au cri de « vive la nation ». Ce mot, nation, est le mot est le mot clé de l’Europe pour comprendre toute cette période.
Et aujourd’hui les idées de souveraineté qui secouent certains pays face à l’Europe de Bruxelles — toujours la nation — expliquent qu’il ne peut pas y avoir d’Europe.
Méditant sur son œuvre à Sainte-Hélène, Napoléon a laissé entendre qu’il avait cherché à construire un édifice politique qui eût annihilé les frontières, au profit d’une sorte de communauté, de l’Atlantique au Niémen, de la mer du nord à la Méditerranée, qui préfigure « l’Europe », même si le concept était étranger à celui d’Empire. Que savons-nous de ses intentions?
Jean Tulard : Lorsque Napoléon à Sainte-Hélène méditait sur son œuvre politique, on le sait par Le Mémorial de SainteHélène, sans toutefois savoir qui de Napoléon ou de Las cases en est à l’origine, Napoléon déclare : « j’ai été l’homme qui a voulu faire la nation allemande, la nation italienne », c’est-à-dire faire l’unité de ces pays. Il dit que cela aurait été admirable d’avancer avec un peuple allemand uni, avec un peuple italien uni, mais ce n’est pas vrai ! Cela passe pour vrai, parce que Napoléon à Sainte-Hélène est le prisonnier de la Sainte-Alliance, celle qui combat précisément les mouvements nationaux et les mouvements libéraux, et qu’il peut se réclamer de la Révolution dont il est l’héritier, se réclamer des nations, du principe de la nation. Du moins c’est Las cases qui le lui fait dire. En tout cas, il est prisonnier de cette Alliance et se revendique l’héritier de la Révolution française. Nation et liberté ! La grande force de Napoléon est de les confisquer à Sainte-Hélène, de se poser en champion de la Révolution française, et le Mémorial de Sainte-Hélène sera un chef-d’œuvre de propagande, parfaitement adapté à la situation en 1823, lors de sa parution. L’Europe cosmopolite et française du XVIIe siècle, l’Europe des Républiques sœurs de la Révolution française, le Grand Empire, et l’Europe de Metternich à chaque fois s’écroulent, et à chaque fois sont balayés par ce mot « nation », qui revient hanter les esprits et les peuples.
L’Europe au temps de napoléon sous la direction de Jean Tulard
Les éditions du Cerf novembre 2020 642 pages, 29 €.