<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les prémices de la marine royale : batailles navales et guerre de course pendant la guerre de Cent Ans
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Les prémices de la marine royale : batailles navales et guerre de course pendant la guerre de Cent Ans

par | Moyen Âge, N°12 Histoire Magazine

La guerre sur mer au Moyen Âge est une histoire encore mal connue. Pourtant, entre les grandes batailles navales de l’Antiquité et les grandes armadas des Temps modernes, des hommes se sont battus sur la mer. Des tentatives de débarquement, en passant par les raids ou la guerre de courses, les expériences furent nombreuses, plus ou moins heureuses. La lecture du conflit qui a opposé les deux plus puissantes monarchies d’Europe : la France et l’Angleterre nous permet de revisiter cette page d’histoire, souvent négligée au profit des grandes batailles terrestres.

Article publié dans Histoire Magazine N°12

I- Les débuts de la guerre sur mer

Philippe II Auguste fut sans doute le premier roi de France à accorder une attention nouvelle à la stratégie navale. Dans les premières années du XIIIe siècle, pressé d’agir par le pape contre Jean sans Terre, Philippe Auguste organisa un débarquement en Angleterre qui ne verra jamais le jour. Il déploya en revanche sa flotte contre un allié de l’Angleterre, le comte de Flandres, mais la bataille navale de Damme en 1213 fut un échec. Après la victoire de Bouvine (1214), Philippe Auguste prête cependant main-forte à son fils Louis, auquel les Barons anglais ont offert la couronne d’Angleterre. Le roi de France rassembla une nouvelle flotte (près de 100 embarcations escortées par 10 galées transportant des hommes de guerre) qu’il confia à un aventurier, mercenaire des mers : Eustache le Moine, un cadet noble du Boulonnais. Eustache avait fait construire une sorte de château de bois flottant duquel tiraient des archers. Le 24 août 1217, l’affrontement au large des côtes du Kent («la bataille Sandwich ou des Cinq-ports») fut une véritable déroute pour les Français, méchamment éperonnés par les navires anglais.

Eustache fut décapité sur les planches de son navire, et un mois plus tard, Louis VIII renonça à la couronne d’Angleterre.

Son héritier, saint Louis, plutôt porté par les rêves de croisades fit construire le premier port de guerre de l’histoire de France sur la Méditerranée à Aigues Mortes, avec le succès qu’on lui connaît.

II- L’invention du Clos des Galées

Mais l’hostilité latente entre la France et l’Angleterre reprit sous le règne de Philippe le Bel, qui rassembla à plusieurs reprises des flottes, le plus souvent louées aux Génois, pour harceler les côtes anglaises. En 1292, il décide de construire un nouvel arsenal pour garantir une certaine autonomie militaire et navale au royaume. Son choix se porta sur la rive gauche de la Seine, en face de Rouen, et devint le «Clos des Galées». Le site stratégique, protégé par des fossés et des palissades, était situé à proximité des forêts, des ressources minières et des forges susceptibles de lui fournir les matériaux indispensables. Conçu comme un centre de construction préindustriel, il allait soutenir l’effort de guerre durant tout le XIVe siècle. Il pouvait alors rivaliser en importance avec l’arsenal de Londres. L’entreprise avait été menée à bien grâce à l’aide des constructeurs génois qui lui avaient donné la même disposition que les arsenaux de Méditerranée (ateliers, hagards, cales). Si le chantier naval était au cœur du dispositif, le Clos servait aussi à approvisionner en armes, en vivres et en gens de mer, les flottes qui y trouvaient une base logistique.

Philippe IV Le Bel (1268-1314)

Le roi d’Angleterre organisa de son côté une défense des côtes, sans grand résultat. En 1296, la flotte commandée par le Normand Jean d’Harcourt et Mathieu de Montmorency lança une offensive contre le port de Douvres qui fut incendié. L’année suivante une paix fut signée, mais l’hostilité latente entre les deux royaumes restait palpable. Le conflit se déplaça sur un autre territoire, en Flandres où les Anglais possédaient des intérêts économiques majeurs. Les deux grandes puissances allaient encore s’affronter par acteurs interposés. Tandis que les Anglais soutenaient les bourgeois révoltés contre le comte de Flandre, les Français se portaient au secours de leur allié. En 1304, les révoltés flamands vinrent mettre le siège devant l’embouchure de l’Escaut. Philippe le Bel dépêcha sa flotte, renforcée de navires génois et espagnols. C’est d’ailleurs à un Génois que le roi de France confia la charge d’amiral : Rainier Grimaldi, qui infligea une défaite aux Flamands (bataille de Zierikzee). Mais la guerre navale allait redoubler d’activité avec la reprise d’une nouvelle guerre des trônes, lors du basculement dynastique des Capétiens au profit des Valois. En 1328, Édouard III d’Angleterre ne revendiqua pas immédiatement la couronne de France, mais les hostilités reprirent de manière larvée entre les deux royaumes, bien avant l’ouverture officielle de la guerre de Cent Ans.

Dès 1336, c’est en mer que se jouèrent les premières offensives françaises contre l’Angleterre. Le Clos des Galées tournait à plein régime.

Philippe VI de Valois (1293-1350)

Philippe VI qui avait caressé un temps le projet de mener une nouvelle croisade avait fait construire des galères à Rouen, à La Rochelle et à Marseille. Si le projet fut abandonné, le roi disposait d’une petite marine de guerre (26 galées) qu’il allait mettre à profit dans sa lutte contre l’Angleterre. Le roi pouvait également compter sur d’autres embarcations, comme les bateaux de commerce ou ceux qui servaient à des opérations de piraterie dans les ports de Dieppe, Calais ou Boulogne. En août 1336, quatre navires français s’élancèrent contre deux petits ports du sud de l’Angleterre : Orford et Walton, tandis qu’une flotte plus importante était dirigée sur l’île de Wight. Plusieurs bateaux anglais furent arraisonnés et leur équipage tué. Édouard III qui avait négligé sa flotte ne disposait que de 2 navires de guerre. Très vite, il prit la mesure du danger et relança la fabrication de galères par la fédération des Cinq Ports. Deux amiraux étaient chargés de quadriller les côtes, pour y organiser la surveillance. En face 1338, Philippe VI qui disposait peut-être d’une force navale de 200 bateaux (galères, nefs) se lança dans un nouveau projet de débarquement.

III- La bataille de l’Escluse (24 juin 1340) : Édouard III « souverains des mers»

Quelques mois après la déclaration de guerre ouverte avec l’Angleterre, Philippe VI relança les hostilités en envoyant son amiral Nicolas Béhuchet devant Portsmouth. La ville qui n’était nullement protégée est entièrement incendiée. Puis ce fut au tour de l’île de Jersey d’être pillée par des équipages français. L’amiral Béhuchet aidé de Hue Quièret s’empara de l’île de Guernesey en septembre 1338, avant de diriger leur flotte vers le port de Southampton. La ville, riche en entrepôts de laine, fut pillée 2 jours durant et en partie incendiée (5-6 octobre 1338). Entre 1338 et 1339, plusieurs raids frappèrent encore les côtes anglaises tantôt par des flottes commandées par des Normands, tantôt par des Génois. Les ports de Plymouth et Hastings furent pillés. Mais la contre-attaque anglaise ne tarda pas à s’organiser. À l’été 1339, l’amiral Robert Morley et John Crabbe, un ancien pirate flamand, attaquèrent les ports français de Dieppe et du Tréport, qui furent incendiés dans l’opération. Cette violente contre-offensive entraîna la défection des Génois. Les dix-huit navires et bateaux de commerce français, laissés à Boulogne sans surveillance, furent détruits dans la foulée. Le projet de débarquement en Angleterre fut annulé. C’est une ordonnance rédigée en 1339 qui en dévoile les principales lignes. Il s’agissait d’une opération de très grande ampleur, car le roi de France exigeait de mobiliser près de 45000 hommes pour le «passage d’Angleterre»! Jean, le duc de Normandie, qui était aussi l’héritier du trône, devait diriger les manœuvres. Il lui revenait de réunir les hommes et les navires sur les côtes normandes. La composition des équipages avait été précisément établie : 1000 hommes d’armes et 40000 hommes de pied, dont 5000 arbalétriers. L’ordonnance fut transmise par des espions en Angleterre et l’archevêque de Canterbury en fit une lecture publique à Londres. Le projet avorté fut habilement utilisé pour exciter la haine des Anglais contre «les machinations des Français». Surtout, le roi Édouard III préparait sa revanche et fit accélérer la construction de navire. En juin 1440, une offensive sur mer fut lancée par les Anglais au large des côtes flamandes.

Bataille de L’Ecluse (1340). Cette miniature montre bien que les batailles navales sont souvent un prolongement des batailles terrestres. On se lance des projectiles et des traits, avant de tenter l’abordage pour se battre sur les ponts. Miniature tirée des Chroniques de Jean Froissard. XVe siècle.

Le roi d’Angleterre avait réussi à rassembler 150 vaisseaux, pour transporter une armée d’environ 2000 hommes, essentiellement des archers. En face, Philippe VI alignait une flotte de 200 navires (comprenant 167 navires marchands réquisitionnés), mais elle ne comptait que 150 hommes d’armes et 500 arbalétriers. «Cette armée de mer» prit position au large de l’Escluse, l’avant-port de Bruges, le 8 juin 1340 (fig-ci-dessous). Une dizaine de navires flamands et castillans vinrent en renfort. Plutôt que d’attendre les vaisseaux ennemis en pleine mer, les deux amiraux français choisirent de bloquer l’entrée de l’estuaire avec trois rangées de bateaux. En première ligne, les plus gros navires s’étaient enchaînés. L’affrontement débuta dans l’après-midi du 24 juin 1340. La première ligne des navires anglais, dont le vaisseau du roi («le Cog Thomas») attaqua les Français par éperonnage puis abordage. Les archers anglais envoyèrent d’abord une pluie de flèches sur leurs adversaires, puis les hommes d’armes se battirent au corps à corps sur les ponts. Ce fut un massacre. Les Anglais reçurent de surcroît un appui des Flamands qui s’avancèrent dans le port, si bien qu’ils empêchèrent la fuite des navires français restants. Le combat se prolongea jusqu’à la nuit. Ceux qui fuyaient par la mer à la nage furent tués sur la côte par les Flamands. On compta peut-être 16000 à 18000 morts. Les deux amiraux français y perdirent la vie. Sur les 213 navires français, 190 furent capturés par les Anglais. Édouard III lui-même fut blessé dans l’affrontement. La cuisante défaite eut un écho important, et les Anglais de railler leurs ennemis en déclarant que «les poissons de la Manche parlaient désormais français!». Édouard III revendiqua le titre de «souverain des mers» et fit frapper une monnaie d’or pour commémorer l’évènement. Le roi était figuré sur un navire, épée à la main, avec un écu aux armes de France et d’Angleterre (fig.). La victoire lui apportait aussi des navires supplémentaires qui allaient faciliter les liaisons maritimes entre l’Angleterre et la Guyenne et la Flandre. Si les Français lancèrent quelques raids sur la côte anglaise, et imaginèrent de nouveaux projets de débarquement. Il fallut attendre le règne de Charles V pour voir des avancées sensibles en matière de guerre navale.

IV- Le roi, Jean de Vienne et la naissance de la marine moderne

Charles V, réputé pour son intelligence politique, était aussi un fin stratège. Conscient de la nécessité de repenser la stratégie navale, pour déstabiliser l’Angleterre aussi bien sur terre que sur mer, il allait choisir l’homme de la situation. D’une main aussi sûre que celle qui avait désigné Du Guesclin, son connétable, il nomma Jean de Vienne pour être son nouvel amiral. Par l’ordonnance du 7 décembre 1373, Charles V réforma les missions de l’amiral et fonda l’«amiraulté royale». Ce noble, issu de la Comté de Bourgogne, avait d’abord été nommé gouverneur de Honfleur, où il acquit ses premières expériences maritimes. Placé au même rang que le connétable parmi les grands officiers de la Couronne, l’amiral dirigeait dès lors la politique navale de la France, s’appuyant sur le Clos des Galées pour la construction de la flotte. Il dut aussi assurer la surveillance du littoral, y compris en termes de police, avec l’aide de ses lieutenants, concernant les délits maritimes. Chef des armées navales, Jean de Vienne mena plusieurs opérations dans la Manche, harcelant les côtes anglaises (en 1377, il pille l’île de Wight, les ports de Folkestone, Plymouth et Hastings). En 1378, Jean de Vienne assura la défense de la Basse-Seine contre les Anglais; en 1380 il rançonna Jersey et Guernesey, et ravagea les côtes ouest de l’Angleterre, s’approchant même de Londres. Dans cette guerre sur mer, l’amiral Jean de Vienne devait également encadrer la guerre de course. Les termes qui la désignent alors : « aventure », «course» ou «escumerie», renvoient tous à cette guerre de prédation orchestrée par les amiraux de part et d’autre de la Manche, jusqu’en Atlantique. La même ordonnance de 1377 fixait le butin qui revenait à ces «coursiers des mers» sur tous les bateaux ennemis arraisonnés. L’amiral, au nom du roi, avait le droit de «prendre et recevoir les dixièmes de toutes les prises et conquêtes faites sur la mer et ès grèves contre les ennemis du roi».

En 1385, Jean de Vienne dirigea encore une expédition française en Écosse : l’objectif était, par une action coordonnée en Écosse et dans le sud de l’Angleterre, de prendre les Anglais en tenaille.

À la tête de 183 bâtiments, Jean de Vienne débarqua en juin à Dunbar et Leith, mais l’offensive anglaise en Flandre détourna une partie du contingent français, tandis que l’action de l’amiral en Écosse se révéla décevante.

Jean de Vienne rentra en France dès octobre, pour se lancer dans un nouveau projet de débarquement en Angleterre en 1386, presque aussitôt annulé. Le jeune et fougueux Charles VI caressa à nouveau le même projet. À la fin de l’été 1386, une flotte de plusieurs centaines de navires fut rassemblée à l’Escluse pour transporter 15 000 hommes d’armes et de gens de trait. On devait aussi faire traverser une ville de bois pour pouvoir s’installer sur la côte une fois le débarquement effectué. Le roi lui-même devait participer à l’expédition. Mais des dissensions apparurent très vite sur les risques encourus, les discussions repoussèrent tant les manœuvres qu’elles furent reportées à l’année suivante. Des millions de livres tournois avaient été engagés, en vain. L’année suivante on reparla de débarquement, de manière plus modeste, mais les discussions furent sans lendemain. Les années qui suivirent, en dépit de quelques affrontements, ne marquèrent aucune rupture. Surtout, c’est la conquête de la Normandie par Henri V, qui porta un coup d’arrêt à cette politique navale. La prise de Rouen en 1419 fit basculer le Clos des Galées entre les mains anglaises. Au-delà de la situation géopolitique du XVe siècle, la période fut marquée, comme pour la guerre terrestre, par des avancées technologiques importantes. Les premiers canons furent installés sur la proue ou la poupe des navires. Des petites couleuvrines furent également placées sur les rampes latérales pour tirer de travers. C’est un Anglais qui fabriqua dans les premières années du XVe siècle, le premier vaisseau véritablement adapté pour embarquer des canons (le Christopher).

La bataille de Guernesey (1342) bof, fr. 8266, fol. 216, avec Jeanne de Montfort.

Contrairement aux idées reçues, la guerre sur mer ne fut pas une longue page blanche au Moyen Âge. La guerre de Cent Ans apporta des innovations majeures, tant sur le plan stratégique que sur plan technique. Les médiévaux avaient bien conscience que la guerre navale constituait un outil précieux pour ruiner économiquement son adversaire, comme pour saper son moral. Et la guerre de course y a joué un rôle majeur bien avant Surcouf. Plusieurs noms d’amiraux français se sont distingués pour avoir élaboré une stratégie maritime digne de ce nom ( Jean de Vienne, Prigent de Coëtivy, Louis de Culant, Louis Malet de Graville). Mais l’on aurait pu également évoquer les batailles navales des guerres de Bretagne, où des femmes ont pris une part remarquable, souvent négligée. Comme lors de la bataille de Guernesey en 1342, où la comtesse Jeanne de Montfort avait ras- semblé une flotte de guerre et combattu sur l’un de ses vaisseaux.

À propos de l’auteur
Valérie Toureille

Valérie Toureille

Valérie Toureille, est professeur en Histoire du Moyen Âge à CY Cergy-Paris Université. Ses recherches portent sur la société durant la guerre de Cent Ans, en particulier sur les usages de la violence, entre populations civiles et hommes de guerre. Elle a notamment publié Le drame d’Azincourt, histoire d’une étrange défaite (Albin Michel, 2015), Crime et châtiment au Moyen Âge (Seuil, 2013), et une biographie de Jeanne d’Arc (Perrin, 2020).
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