<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les ennemis des philosophes des Lumières
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Photo : Intérieur du Café Procope par Binet. Ce lieu parisien où se rencontraient les philosophes se situe au 13 Rue de l’Ancienne Comédie, 6e arr. Paris.
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Les ennemis des philosophes des Lumières

par | Marie-Antoinette, N°1 Histoire Magazine, XVIIIème siècle

Article publié dans Histoire Magazine N°1

La tradition scolaire et même universitaire a accolé le mot « Lumières » au XVIIIe siècle, jusqu’à faire de ce couple un tout insécable, en dépit des recherches désormais bien avancées sur les opposants aux Lumières. Certes, à regarder l’histoire longue, ce sont bien les Lumières qui ont fini par l’emporter, objectera-ton, à juste titre, et il est donc tout à fait légitime que les manuels scolaires fassent la part belle aux Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau. Ceux-ci sont incontestablement les plus grands esprits de leur temps et les écrivains les plus talentueux. Il est pourtant indispensable d’étudier
leurs adversaires, car ceux-ci offrent un front très divers, ayant déterré la hache de guerre pour défendre la religion attaquée par les philosophes modernes. On admettra que les génies ne sont pas légion parmi les antiphilosophes, mais il faut rappeler que l’étincelant Voltaire, le champion de la cause philosophique, ne fut pas toujours très exigeant, dans son choix de jeunes recrues destinées à le seconder dans son combat contre « l’Infâme ». Les preuves de fidélité au maître l’emportèrent souvent sur les autres critères. Il est une autre raison de se pencher sur les ennemis des philosophes : la production de leurs œuvres et leur réception représentent un fait culturel incontournable. Certains de leurs écrits bénéficièrent d’un succès notable auprès du public, notamment quand ils s’adressaient aux cercles mondains de la capitale. Les merveilles de la Nature, de l’abbé Pluche, inconnu des non spécialistes, fut en son temps un « best-seller » en dépit des incessantes moqueries de Voltaire à son égard. Les défenseurs de la religion étaient bien sûr des ecclésiastiques, mais les milieux philosophiques en comptaient aussi beaucoup parmi eux. Il y eut également, en grand nombre, des laïcs de toute provenance, notamment de jeunes écrivains, venus à Paris de leur province natale et ayant choisi par conviction ou par opportunisme de rejoindre les bataillons antiphilosophiques. Dans les vingt dernières années de l’Ancien Régime, une seconde génération de philosophes avait atteint la consécration. Accueillis à bras ouverts dans les salons parisiens, les Marmontel et les Suard avaient obtenu sinécures et honneurs. Or les nouveaux arrivants, sans ressources et sans protecteurs, trouvaient souvent porte close quand ils cherchaient le soutien de ces nouvelles vedettes: les « Rousseau du ruisseau », selon l’heureuse expression de R. Darnton, devenaient alors, par dépit, les adversaires des « philosophes de l’establishment ». En s’embourgeoisant, ceux-ci avaient adopté des positions plus modérées et atténué considérablement leurs critiques contre l’ordre établi.

Gardons-nous aussi de penser, comme on l’a trop longtemps fait, que les ennemis des philosophes, furent toujours des contre-révolutionnaires acharnés et les philosophes des esprits acquis d’avance à la cause révolutionnaire.

Les positions adoptées sous l’Ancien Régime n’augurent pas toujours de celles qui survinrent durant la Révolution.

Parmi les écrits émanant directement du clergé, signalons les mandements ecclésiastiques : sur un ton comminatoire, un évêque dresse une liste d’ouvrages récemment publiés qu’il condamne solennellement, avant d’en interdire la lecture aux fidèles de son diocèse. Il est difficile de savoir si ces foudroyantes diatribes eurent l’effet escompté ou si, à l’inverse, elles n’incitèrent pas leurs lecteurs à aller tout droit à la source pour connaître la nature des plaisirs intellectuels qu’on voulait tant leur dissimuler. Mais la plus grande partie des écrits antiphilosophiques prirent d’autres formes. Afin de gagner les suffrages de lecteurs cherchant en priorité l’amusement, les ennemis des philosophes abandonnèrent les lourds traités doctrinaux qui leur étaient familiers pour se mettre au goût du jour. Ils n’hésitèrent pas, pour combattre l’esprit philosophique, à écrire des pièces de théâtre et des romans, alors que ce genre littéraire était encore, en principe, condamné par l’Eglise ! Mme Leprince de Beaumont et Mme de Genlis, la préceptrice des enfants du duc d’Orléans, eurent même recours aux livres pour enfants. En 1757, alors que des conflits de tout ordre déchirent la société (la lutte des parlementaires jansénistes contre les Jésuites, celle des responsables de l’Encyclopédie contre leurs adversaires), l’attentat de Damiens contre Louis XV accroît encore un peu plus les tensions. C’est alors que le pouvoir royal, voulant rétablir l’ordre, encourage et sans doute soutient un pamphlet antiphilosophique intitulé Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs lancé par l’avocat Jean-Nicolas Moreau. A la différence des antiphilosophes besogneux, l’auteur possède cette fois une plume alerte. Il raconte, comme l’aurait fait Voltaire dans un conte oriental, qu’il a été fait prisonnier par la tribu des « Cacouacs »
qui désigne, bien sûr, les philosophes. Pour entrer dans le prestigieux cénacle, il faut subir une initiation. Un vieillard respectable qui ressemble fortement à Voltaire ouvre alors un coffret magique et se met à souffler sur les yeux ébahis du néophyte une poudre à l’effet mystérieux. Chacun comprendra aisément que la nouvelle philosophie est de la « poudre aux yeux ». Trois ans plus tard, Palissot donne une pièce qui fait scandale à la Comédie-Française : Les Philosophes. Diderot, le responsable de l’Encyclopédie, y est moqué sous les traits de Dortidius, et Rousseau, à travers le personnage de Crispin, est montré « marchant à quatre pattes » et mangeant de la laitue parce qu’il avait prêché le retour nécessaire à la nature ! Enfin, très éloignés de ces pamphlets qui ne visent qu’à faire rire, de multiples traités apologétiques s’appliquent de manière systématique, durant tout le siècle, à démontrer que la religion chrétienne détient seule la Vérité. La philosophie moderne est alors parfois décrite comme une gangrène qui ronge les chairs et comme un poison susceptible de contaminer des lecteurs non préparés à accueillir une pensée ébranlant les fondements mêmes de la société. Au siècle précédent, la situation était autre, parce que les livres de philosophie ne s’adressaient qu’à un public très limité de spécialistes. La multiplication des ouvrages imprimés dans un espace public de plus en plus ouvert et diversifié modifie de fond en comble, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’accès à la lecture et, pourrait on ajouter, la manière même de lire. Cette nouvelle donne inquiète de nombreux esprits.

Si l’on traite des idées pures, l’habitude est de dire que les philosophes des Lumières marquent le triomphe de la raison critique contre l’obscurantisme entretenu par leurs adversaires chrétiens, défendent les libertés individuelles contre la soumission aux autorités religieuses ou étatiques, œuvrent pour l’amélioration de la condition humaine contre le camp de la « réaction » ennemie farouche du « progrès », enfin, et surtout, défendent la tolérance contre des esprits rétrogrades qui n’admettent, dans l’espace public, qu’une seule vérité religieuse et politique. Sans être entièrement fausse, cette vision manichéenne ne rend compte que partiellement d’une situation plus complexe. D’abord, parce que la notion même de Lumières ne renvoie pas à une philosophie à part entière et encore moins à un système philosophique unifié. Il serait illusoire de considérer, comme relatives ou négligeables, les différences de taille qui séparent Voltaire de Rousseau. Celui-ci, souvent cité et instrumentalisé par les adversaires chrétiens des philosophes, attribue à l’ordre divin une place première avant tout usage, par le sujet pensant, d’une raison autonome. Chacun connaît la célèbre déclaration du Vicaire savoyard
dans Emile : « Conscience, conscience, instinct divin ». Il est vrai que Rousseau subit les foudres de l’archevêque de Paris, après la publication de l’ouvrage et qu’il est attaqué par tous les pouvoirs comme le sont aussi les autres philosophes. Mais il entend se distinguer radicalement de ceux-ci, car il critique leur volonté de s’imposer comme les dépositaires exclusifs de la vérité dans un espace public qu’ils auraient créé à leur seul profit. Par ailleurs, ceux-ci sont profondément divisés sur le plan religieux, politique et stratégique. Voltaire récuse totalement l’athéisme et le matérialisme d’un d’Holbach,
en se fondant sur le postulat d’un ordre du monde fixé par un Dieu géomètre. Pour lui les théories pré-évolutionnistes (pourtant clairvoyantes) que l’on trouve chez Diderot sont pure fantaisie et doivent être condamnées au nom de la raison. Déiste, il se montre donc aussi opposé au christianisme qu’à l’athéisme de certains modernes. Il estime par ailleurs que les théories matérialistes des esprits radicaux risquent de nuire à la cause philosophique, en provoquant le désarroi et l’inquiétude des élites qu’il faut s’efforcer de convertir à la philosophie en évitant de les brusquer par des affrontements violents.

Si les Lumières ne constituent pas une philosophie, il serait également erroné d’ériger les anti-Lumières en un mouvement unifié.

Entre un modeste prêtre, prenant la plume loin des fastes intellectuels parisiens pour crier l’indignation que lui inspire l’athéisme jugé provocateur d’un d’Holbach, un théologien parisien tentant de concilier christianisme et philosophie moderne, et un homme de lettres recruté par le pouvoir pour contrer les adversaires de la monarchie absolue, les différences sont immenses. L’antiphilosophie relève aussi, au-delà des conflits doctrinaux, des querelles de coteries et de clans, dans un espace aux frontières indécises. Les philosophes et leurs adversaires s’affrontent dans une lutte sans merci pour la conquête des institutions culturelles. Or les antiphilosophes récusent la figure du philosophe moderne qu’on appellera « l’intellectuel » au siècle suivant. Ils lui reprochent de vouloir embrasser tout le champ du savoir et de se substituer aux autorités légitimes, au lieu de s’en tenir à un domaine bien maîtrisé, comme le ferait le spécialiste incontesté d’une discipline. C’est de fait la frange la plus radicale des antiphilosophes qu’on peut placer à bon droit dans la catégorie des « anti-lumières ». Dans cette mouvance, Joseph de Maistre refuse absolument de retirer leur fondement religieux à l’autorité politique et judiciaire, dénonce la raison individuelle au nom d’une raison supérieure et entend maintenir un ordre fixe qui enserre le sujet dans un ensemble de contraintes immobiles, léguées par la tradition

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À propos de l’auteur
Didier Masseau

Didier Masseau

Didier Masseau est professeur des Universités, spécialiste du XVIIIe siècle et historien des pratiques culturelles. Il a publié également Les ennemis des philosophes chez Albin Michel, Une histoire du bon goût, chez Perrin et Souvenirs 1755-1842 : les femmes régnaient alors, la Révolution les a détrônées. Commentaires des souvenirs d’Elisabeth Vigée-Lebrun.
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