Champ de bataille napoléonien, la Vendée? Il s’en est fallu de peu : affecté à deux reprises sur le théâtre d’opérations de l’Ouest, le général Bonaparte s’est désisté à chaque fois. Mais il en a retiré les leçons, et nombre des maréchaux et généraux de l’empereur des Français ont combattu les « géants de la Vendée », expression due à leur chef.
Article publié dans Histoire Magazine N°9
Rencontre improbable, fascination certaine
Napoléon connaissait très bien l’histoire du soulèvement de 1793. Il en parlait souvent, et ne cachait pas son admiration. Ainsi lorsqu’il évoque le passage de la Loire, prélude à la « virée de galerne » : « Mes ingénieurs sont gens habiles, mais à Saint-Florent les Vendéens furent des sylphes. » L’abbé Bernier, ancien aumônier de la Grande armée catholique et royale rallié au Premier consul, affirmait : « Quand je lui raconte les batailles et les traits de courage dont maintes fois j’ai été le témoin, sa figure s’anime. On croirait qu’il est jaloux de ces héros qu’il n’a pas commandés. Et plus d’une fois, il s’est écrié devant moi : ” je serais fier d’être vendéen !” ». Le chimiste Chaptal, qui fut ministre de l’Intérieur sous le Consulat, raconte de son côté dans ses « Souvenirs sur Napoléon » : « Il parlait avec admiration des premiers temps de la guerre de Vendée. Alors, disait-il, les paysans étaient des soldats qui n’écoutaient que leur courage et leur fanatisme. Ils étonnaient et déconcertaient la troupe de ligne (…) Les paysans, armés de bâtons, s’emparaient de l’artillerie (…) Mais lorsqu’ils ont commencé à se battre en ligne, ils ont eu l’infériorité sur les troupes réglées parce que, dès ce moment, la supériorité de la tactique a décidé de la victoire. »
Dans le « Mémorial de Sainte-Hélène », Emmanuel de Las Cases raconte l’une de ces longues soirées de discussion qu’affectionnait l’ancien maître de la France dans sa retraite forcée de Longwood : « La Vendée, ses troubles, les chefs qu’elle a montrés ont été un des sujets remarquables de la conversation. » Toute la soirée, il va disserter sur « cet épisode marquant de notre Révolution, lequel, s’il présente de grands malheurs, n’immole pas du moins notre gloire » : « On s’y égorge, mais on ne s’y dégrade point, on y reçoit des secours de l’étranger, mais on n’a pas la honte d’être sous sa bannière et d’en recevoir un salaire journalier pour n’être que l’exécuteur de ses volontés. »
« Charette était le seul dont il fit un cas particulier », affirme Las Cases, qui partagea dans sa jeunesse les mêmes cours que celui-ci à l’école des gardes-marine de Brest. Est-ce parce qu’il a pour interlocuteur son ancien condisciple que Napoléon manifeste à Sainte-Hélène une prédilection pour le « roi de la Vendée » ? Ou bien le mémorialiste a-t-il voulu se mettre luimême en valeur en ne mentionnant que son ancien camarade ? Reportons-nous encore une fois au Mémorial : « Si les dates, les portraits sont exacts, disait-il (Napoléon), Charette est le seul grand caractère, le véritable héros de cet épisode marquant (…) ». Et de se livrer à un long commentaire sur le personnage, établissant un parallèle avec Kléber, évoquant le charisme exercé sur les hommes qu’il commanda sur terre ou sur mer : « Oui, a-t-il continué (il s’agit toujours de Napoléon), …
…Charette me laisse l’impression d’un grand caractère, je le vois faire des choses d’une énergie, d’une audace peu communes. Il laisse percer du génie. »
D’autres témoins attestent que Napoléon connaissait de réputation et appréciait d’autres chefs vendéens. Ainsi Bausset, qui fut préfet du palais aux Tuileries, raconte dans ses « Mémoires anecdotiques sur l’intérieur du palais » que l’empereur « avait reconnu tant de noblesse, de talent, de magnanimité dans la conduite et dans le caractère du comte de Bonchamps que jamais il n’en parlait qu’avec les plus honorables expressions ». Un autre secrétaire de Napoléon, Méneval, évoque dans ses mémoires l’entretien accordé par l’empereur à la veuve de Bonchamps afin d’« honorer la mémoire de cet honorable guerrier ».
Quant à Henri de La Rochejaquelein, rappelant qu’il avait été à vingt ans généralissime de la grande armée catholique et royale et mort au combat à vingt et un, Napoléon s’interrogeait devant l’un de ses proches : « Qui sait ce qu’il fût devenu ? »
Les « géants de la Vendée », Napoléon Bonaparte eût pu les connaître autrement que par ses lectures ou que par des témoignages, autrement que par le voyage-éclair qu’il fit en 1808, rencontrant au passage des vétérans de la « Grande guerre ». Il eût pu en effet les rencontrer les armes à la main. Et de fait, l’affrontement entre le futur empereur des Français et le « roi de la Vendée » ou avec Stofflet a failli avoir lieu. Sous la Convention thermidorienne, le général Bonaparte cherche une nouvelle affectation. Bourrienne, son ami à l’époque et son secrétaire, raconte : « Le gouvernement d’alors avait voulu l’envoyer dans la Vendée comme général de brigade d’infanterie. Deux motifs déterminèrent le jeune Bonaparte à refuser d’y aller. Il regardait ce théâtre comme peu digne de ses talents et ce changement comme une espèce d’outrage. Le second motif, et le plus puissant, c’est qu’il ne voulait pas changer d’arme. C’est le seul qu’il alléguait officiellement. » Irrités, les nouveaux maîtres du Comité de salut public prennent un arrêté en date du 29 fructidor an II (15 septembre 1794) selon lequel « le général de brigade Bonaparte sera rayé de la liste des officiers généraux employés, attendu son refus de se rendre au poste qui lui a été assigné ». À Sainte-Hélène, l’empereur déchu donnera sa version de l’évènement : « Revenant sur la guerre de Vendée, raconte Las Cases, il a rappelé qu’il avait été tiré de l’armée des Alpes pour passer à celle de la Vendée et qu’il avait préféré donner sa démission à poursuivre un service dans lequel, d’après les impulsions du temps, il n’eût pu concourir qu’à du mal, sans pouvoir personnellement prétendre à aucun bien. »
Une autre source, britannique celle-ci et sujette à caution, indique qu’en mai 1795 Bonaparte est nommé à nouveau en Vendée, toujours comme général de brigade d’infanterie, placé sous le commandement de Hoche, dont le prestige l’aurait empêché de se distinguer. Accompagné de Marmont et Junot, il va à Paris notifier son refus : « Jamais mon épée contre le peuple », aurait-il dit à Letourneur, membre du Comité de salut public, qui aurait menacé de le faire fusiller.
Cette fascination pour la Vendée explique sans doute l’antipathie instinctive qu’a éprouvée Bonaparte à l’encontre du général Turreau. Napoléon ne voulut jamais confier à l’inventeur des « colonnes massacreuses » un commandement militaire important, malgré ses avances. Ambassadeur aux États-Unis de 1803 à 1813, Turreau ne revient dans l’armée, sous les ordres du maréchal Augereau (ancien de Vendée lui aussi), que pour assurer la défense de la place bavaroise de Würzburg, où il capitule en mai 1814, puis, pendant les Cent-Jours, le commandement de troupes au sud de la Seine, loin des théâtres d’opérations. De même, des généraux ayant dirigé l’une des colonnes infernales et encore en activité sous le Consulat ou l’Empire aucun ne fait carrière sous Napoléon, à l’exception curieusement de l’un d’entre eux, l’un des plus féroces, le général Amey, dont le nom figure, comme celui de Turreau, sur l’arc de triomphe de l’Étoile.
Des anciens de la Vendée à la Guerre d’Espagne
En revanche, Bonaparte emmène avec lui en Égypte plusieurs généraux ayant commandé pendant les guerres de Vendée. Au premier rang d’entre eux, Kleber, à qui il confie le commandement de l’armée d’Orient en 1799, lorsqu’il décide d’abandonner celle-ci à la menace anglaise et turque pour aller courir fortune en France. Couvert de gloire lors du siège de Mayence, qui ne se rendit aux Prussiens, en juillet 1793, qu’avec les honneurs militaires, et contraint par cette capitulation à ne pas servir contre une armée étrangère durant un an, le Strasbourgeois fut l’un des chefs de l’« armée de Mayence » envoyée combattre les Vendéens en septembre 1793. Défait à Torfou par Charette et Bonchamps, le 18 septembre, il a pris sa revanche à Cholet, un mois plus tard. Assisté de Marceau, …
…Kleber subit défaite sur défaite pendant la Virée de galerne, devant Henri de La Rochejaquelein, avant de détruire définitivement la Grande armée catholique et royale, au Mans puis à Savenay, en décembre 1793.
Admirant lui aussi les Vendéens, réprouvant les méthodes expéditives des représentants en mission — notamment Carrier — et le plan de Turreau de destruction de la Vendée — préféré à son propre plan de pacification — Kleber a quitté l’armée de l’Ouest en mai 1794, après avoir été envoyé en Bretagne afin de ne pas participer aux colonnes infernales.
C’est un autre ancien de Vendée, Menou, converti à l’Islam, qui succède à Kleber au commandement en chef en Égypte, avant d’être obligé de signer, en 1801, la capitulation de l’armée d’Orient. Ancien colonel de carabiniers, le ci-devant baron de Menou fut chef d’état-major de l’armée des côtes de La Rochelle qui combat les Vendéens en 1793. Général de division, il commandait la garnison de Saumur en juin 1793, lors de la prise de la ville — au cours de laquelle il fut blessé par Lescure et La Rochejaquelein.
En Égypte, il y a aussi Alexandre Dumas, père du romancier, envoyé en Vendée en 1793 pour réorganiser la Garde nationale, mise à mal par les « Blancs ». En septembre 1794, celui-ci a pris le commandement de l’armée de l’Ouest, mais a démissionné dès novembre, malade. Lors de son commandement en Vendée, il s’est attaché à rompre avec les pratiques de ses prédécesseurs, refusant les exécutions de prisonniers et les massacres de populations civiles. De l’expédition d’Égypte également, Alexandre Berthier, fils d’un géographe du Roi anobli par Louis XV, ingénieur-géographe lui-même et ancien de la guerre d’indépendance américaine. Volontaire en Vendée en mai 1793, il fut chef d’état-major du commandant en chef, le duc de Biron, guillotiné à la suite de ses échecs, se trouvait à Saumur, sous les ordres de Menou, lors de la prise de la ville par les « Blancs », et fut battu par ceux-ci à Vihiers un mois plus tard, ce qui lui valut d’être suspendu.
En dehors de Berthier, d’autres maréchaux d’Empire ont servi en Vendée : le ci-devant marquis de Grouchy, qui participa en juin 1793 à la défense de Nantes contre Cathelineau, puis combattit Charette ; Augereau, aide de camp de l’incapable Rossignol, un orfèvre hébertiste devenu commandant en chef de l’armée des Côtes de Brest d’octobre 1793 à mai 1794 ; Davout, cadet-gentilhomme avant la révolution, qui servit en Vendée comme général de brigade en 1793 et sera lui aussi de l’expédition d’Égypte ; Brune, chargé de rétablir l’ordre en Vendée après le coup d’État de brumaire ; Bernadotte, auteur sous le Consulat d’un rapport sur l’état d’esprit des Vendéens…
Parmi les généraux de Napoléon, bon nombre sont passés par la Vendée ou en sont issus : Cambronne, de 1793 à 1796 ; durant la même période, Hugo, père du poète (« Mon père grand soldat, ma mère vendéenne… »), vétéran des colonnes infernales ; Edouard et Auguste de Colbert de Chabanais ; les Vendéens Bonnamy, ancien des colonnes infernales lui aussi, et Belliard ; Decaen, Tilly, La Bruyère, « Mayençais » ayant accompagné Kléber ; Delaage, qui refusa le commandement d’une colonne infernale ; Grigny, Monnet et Mermet, qui traquèrent inlassablement Charette ; Chabot, l’un des vainqueurs de Cholet… Sans oublier Travot (1767-1836), qui captura Charette et pacifia la Vendée, où il effectua une bonne partie de sa carrière militaire, jusqu’aux Cent-Jours, face à Louis et Henri de La Rochejaquelein, frères de « M. Henri ». Travot, condamné à mort sous la Restauration, gracié et frappé de folie, que Napoléon n’oublia pas dans son testament, léguant cent mille francs « aux enfants du vertueux Travot ».
La guerre d’Espagne elle aussi conserve des traces militaires de la Vendée. Dès le début, elle se réfère à l’exemple vendéen, pour Dieu et le roi.
Les atrocités perpétrées par les troupes napoléoniennes sont assimilées à celles des colonnes de Turreau. Comme l’écrira plus tard un historien navarrais, Francisco Compastegui : « La présence de la Vendée en Espagne s’historicise et devient un miroir dans lequel chercher un reflet. »
Les Français tentent en effet de mettre au point des techniques de contre-guérilla, sous l’autorité de vétérans de la guerre de Vendée. On voit ainsi opérer en Espagne les généraux Amey, Grouchy, Decaen, Travot, Hugo… Ils retrouvent ce qu’ils ont connu avec leurs adversaires de Vendée militaire : fidélité au roi légitime, défense de « la vraie foi », rejet des prêtres ralliés à un régime athée, combats de harcèlement, hostilité active des populations… Comme les jacobins et les « Blancs » en Vendée, les « joséphins » tiennent les villes, les « cabecillas » les campagnes. Les Français vont retrouver le comportement des colonnes de Turreau, viols, pillages, massacres, incendie des villages et des églises, ce qui discrédite un peu plus le roi « usurpateur ». On recourt à la gendarmerie, habituée à ratisser les territoires hostiles, sous les ordres du général Buquet, un ancien de Vendée tout comme son adjoint Foulon, mais ses faibles effectifs et sa méconnaissance du terrain la rendent inopérante.
Aujourd’hui encore, à La Roche s/Yon, la statue équestre de Napoléon dominant l’ancienne place d’armes de « Napoléon Vendée » témoigne des liens inattendus entre celui qui pacifia l’Ouest en lui rendant la liberté de culte et l’ancien pays des « géants ».
Les Guerres de Vendée pour les nuls de Michel Chamard
Éditions First 368 pages 22,95 €