Après les fastes de l’Ancien Régime, les débuts de l’Empire sont marqués par une frénésie gourmande, qui touche cette fois un public plus large. Restaurants, cafés et épiciers prennent le pouvoir et descendent dans la rue parisienne.
Article publié dans histoire Magazine N°9
Les prémices gourmandes de la Révolution
Pénuries de sucre, files d’attente devant les boulangeries et restaurants et boutiques de comestibles regorgeant de denrées rares, de vins précieux et de liqueurs exquises, cohabitent étrangement dans le Paris de la Révolution. « Les cuisiniers des princes, des conseillers au parlement, des cardinaux, des chanoines et des fermiers généraux, ne sont pas longtemps restés inactifs après l’émigration des imitateurs d’Apicius. Ils se sont faits restaurateurs et ont annoncé qu’ils allaient professer et pratiquer pour tout payant la science de la gueule, comme dit Montaigne », écrit Louis-Sébastien Mercier dans son « Nouveau Paris », en 1798.
En effet, l’exécution ou la fuite à l’étranger des aristocrates et des financiers ont jeté malgré eux sur le pavé des dizaines d’officiers de bouche et cuisiniers de grandes maisons.
Ces nouveaux restaurateurs ont quasiment tous élu domicile au Palais-Royal, centre névralgique des plaisirs à la fin du 18e siècle et aux débuts de l’Empire. Animé, point de convergence des intellectuels, escrocs, agitateurs, badauds, prostituées et bourgeois en quête de sensations fortes, il aligne sous ses larges galeries à arcades, restaurants, cafés, bordels, tripots et attractions diverses, avec la même constance.
Les gourmets se sont multipliés, et ont fait des émules même au sein du peuple, qui s’est, lui aussi, pris de passion pour la bonne chère, comme l’affirme le même Louis-Sébastien Mercier : « Du moment qu’un simple ouvrier a pu gagner dans la force du papier-monnaie deux cents écus par jour, il s’est habitué à dîner chez le restaurateur ; il a laissé le chou au lard de côté pour la poularde au cresson » Après des années de frénésie sanglante, l’obsession pour la gourmandise est à son apogée, et se poursuit dès les tout débuts de l’Empire.
Raffinement, profusion et innovations
Dès 1803, la parution de « L’Itinéraire nutritif » de Grimod de La Reynière, sous-titré « Promenade d’un Gourmand dans divers quartiers de Paris » (seconde partie du premier « Almanach des Gourmands »), fait grand bruit et assure à son auteur une certaine renommée. Au fil de ses pérégrinations dans la capitale, Grimod constate à la fois l’omniprésence et l’importance esthétique de la nourriture, devenue symbole de raffinement : « Avant la Révolution, l’on n’avait pas imaginé de mettre ainsi les pâtés, les brioches et les biscuits sous verre », écrit-il à propos des vitrines, « plus élégantes que celles des confiseurs et des bijoutiers de l’ancien temps ».
Le Palais-Royal conserve son statut de « phare » gastronomique, grâce à un nombre incalculable d’établissements plus réputés les uns que les autres, dont certains affichent des spécialités encore peu habituelles à Paris : ainsi, « Les Frères Provençaux » proposent leur fameuse « Bouillabaisse » (à base de poissons d’eau douce), mais aussi leur « brandade de morue » ou « morue à la provençale ».
Avant eux, la tomate, ingrédient incontournable de la cuisine provençale, est considérée comme une plante décorative et toxique, et l’ail, très peu prisé à la table des élites. On raconte que Bonaparte, encore petit général, avait ses habitudes dans leur premier et plus modeste établissement, rue Sainte-Anne. Au « Veau qui tète », ce sont les pieds de mouton qui ont les faveurs des amateurs. Chez « Robert », on se rend pour déguster toutes sortes de préparation à base de viande de bœuf.
La grande nouveauté de l’époque est le menu, imprimé, où figurent les prix, et qui va de pair avec la généralisation du « service à la russe ». À contre-courant des propositions uniques des tavernes et auberges de l’Ancien Régime, souvent peu élaborées, les menus de l’Empire offrent un choix pléthorique au mangeur. Entre les potages, les pâtés, les légumes, les volailles, les rôts, les entremets et les desserts, ce sont parfois plus de deux cents choix qui interpellent le client et lui font considérer les tarifs avec une attention accrue, s’ils veulent éviter de dilapider leur fortune ! Pour éviter l’encombrement de la table, et permettre d’envoyer les plats sans qu’ils refroidissent exagérément avant d’être consommés, ces derniers sont, au préalable, découpés en cuisine. Moins ostentatoire que le « service à la française “en vigueur sous l’Ancien Régime, le ‘service à la russe’ marque la revanche du cuisinier sur le maître d’hôtel, qui n’est plus le grand maître de la belle ordonnance des plats sur une table d’apparat…
La revanche des épiciens parisiens
Outre les restaurants, les débuts de l’Empire amorcent la mise en lumière d’une corporation ancienne, plutôt discrète jusqu’ici : celle des épiciers. Si chaque quartier de Paris possède désormais une spécialité, comme ces confiseurs, tous concentrés rue des Lombards, ces écaillers, autour des rues Montorgueil et Mandar, ou ces charcutiers, rue Saint-Antoine, trois établissements en particulier aimantent les faveurs du public. Hyrment, Chevet et Corcellet, tous ‘marchands de comestibles’.
Le premier, dont la boutique est située derrière le Théâtre français, s’est forgé une belle réputation grâce à ses pâtés, ses liqueurs, ses vinaigres, ses galantines, ses truffes et ses homards. Mais il n’arrive pas à la cheville du second, dont la boutique obscure et de taille réduite est une véritable caverne d’Ali-Baba !
Fournisseur d’importants personnages tels que Mirabeau, Talleyrand, ou Madame Tallien, et de tout ce que l’époque compte de gens riches et célèbres, Chevet et les merveilles de sa boutique attirent un autre grand gastronome, BrillatSavarin, qui passe des heures à fureter dans sa boutique et repart systématiquement ‘les poches bourrées de gibier truffé’, probablement offert par la maison !
Chevet, devenu traiteur, forme des élèves, que lui ou son épouse recommande et place ensuite chez ses clients : Dunand, le cuisinier de l’Empereur, est l’un d’entre eux. Corcellet, enfin, au 104, de la galerie de Valois, ‘peut se vanter d’avoir la plus belle boutique de comestibles qui soit au Palais-Royal, et même dans Paris. (…) Il faudrait un très gros volume pour énumérer seulement les genres de comestibles que renferme ce temple, et une encyclopédie tout entière, s’il s’agissait d’en écrire les espèces’, écrit Grimod de La Reynière, dans son ‘Almanach des gourmands ‘en 1804.
L’éclosion de ces ‘temples de la gastronomie’, ainsi que du savoir-faire habilement distillé par les cuisiniers de l’Empire, constitue, aujourd’hui encore, les piliers de l’art culinaire français. Il n’y manquera plus que la plume et le génie culinaire d’un nouveau venu, Antonin Carême, ‘cuisinier des rois et rois des cuisiniers’, qui codifiera et fera passer à la postérité, cette ‘révolution gastronomique’, des années après la chute d’un Empire qu’il aura si généreusement servi.