Article publié dans HISTOIRE Magazine N°2
La légende construite du vivant de Napoléon
« Vivant Napoléon a manqué le monde, mort il le conquiert », s’exclame Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe (1849). Aussi forte que fut son histoire, c’est la légende qui fit de Napoléon un mythe. Cette légende, ultime bataille qui se poursuit encore de nos jours, « n’est pas née à Sainte-Hélène mais dans les plaines d’Italie » souligne l’historien Jean Tulard. Construite du vivant de l’Empereur, en utilisant tous les prismes de la propagande mis à sa disposition, elle se développa durant la période romantique, le Second Empire et la fin du XIXe siècle, mais connut aussi des périodes de recul où la légende noire évinça la légende dorée, montrant un Napoléon dictateur et sanguinaire, loin du héros victorieux ou du martyr de Sainte-Hélène, condamné à faire la guerre face à toute l’Europe des monarchies d’Ancien Régime.
La légende créée par Napoléon de son vivant
En cette fin du XVIIIe siècle, où seule une minorité de la population maîtrise la lecture, Napoléon, chargé du commandement de l’Armée d’Italie, voit néanmoins l’intérêt de faire connaître ses exploits militaires et crée deux journaux mettant en avant ses victoires tandis que ses revers y sont minimisés. Ainsi, lit-on dans le Courrier de la campagne d’Italie : « Bonaparte vole comme l’éclair et frappe comme la foudre. Il est partout et il voit tout : il est l’envoyé de la Grande Nation ». En 1805, il créera le Bulletin de la Grande Armée qui fait connaître les victoires des armées françaises dans l’Europe conquise. Ce bulletin est publié dans le journal officiel de l’Empire, Le Moniteur, et dans d’autres publications. Alfred de Vigny se souvenait : « Les maîtres ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armée et nos cris de Vive l’Empereur interrompaient Tacite et Platon. » Lors de la proclamation de l’Empire, en 1804, Napoléon met l’Église à contribution pour servir son règne et sa propagande. L’Empereur sans être un fervent chrétien, comprend qu’il peut utiliser la religion afin de servir sa gloire. Ainsi, en 1806, seront mis en place le Catéchisme impérial et la fête de la Saint-Napoléon (chaque 15 août pour l’anniversaire de sa naissance). Joseph-Marie Portalis, son ministre des cultes, est chargé de la rédaction de ce livret où se mêlent doctrines religieuses et gloire de l’Empereur que les enfants de France doivent lire et connaître. C’est également à l’occasion de la campagne d’Italie de 1796-1797 que Bonaparte rencontre deux des plus grands peintres qui devaient le servir jusqu’à la fin de l’épopée : Antoine-Jean Gros, que lui présente Joséphine et Jacques-Louis David. Sur le tableau de ce dernier, Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint Bernard, daté de 1801, Bonaparte est représenté en héros fougueux qui franchit les Alpes et cumule les victoires. Plus tard, il réalisera Le Sacre de l’empereur Napoléon Ier, une des œuvres les plus célèbres du peintre, exposée au Louvre, qui vise à le faire reconnaître en tant qu’empereur auprès de la population et des souverains étrangers. Dans son tableau « Bonaparte au pont d’Arcole », le peintre Antoine-Jean Gros immortalise le général qui échappe à la mort sous la mitraille autrichienne et donne la victoire à ses troupes par son génie autant que par son courage.
Il va également de son vivant façonner sa silhouette, lui permettant de se distinguer de ses contemporains et de ses maréchaux. Aujourd’hui encore, l’empereur Napoléon est reconnaissable à son bicorne et sa main gauche dans le gilet. Pour autant, sa silhouette évolua au fil du temps. Au début de sa gloire, il est un jeune corse au physique chétif, les cheveux longs et le teint pâle. C’est la période du capitaine à Toulon, du général en Italie, puis en Égypte, qui prend fin avec le début du Consulat. Il apparaît alors les cheveux courts, tel un consul romain (ou un empereur), le visage et la silhouette arrondis. C’est également durant le Consulat qu’il adopte le bicorne de feutre noir en portefeuilles orné d’une cocarde tricolore. La troisième période est celle de la campagne de Russie. L’ Empereur a pris de l’embonpoint et souffre probable ment déjà du mal qui va l’emporter en 1821. Lorsqu’il ne revêt pas le costume de Premier Consul, il choisit l’uniforme de chasseur de la Garde avec redingote grise (ou verte). Le personnage apparaît alors les mains croisées derrière le dos. L’Empereur adopte délibérément cette posture pour créer une proximité avec ses soldats et le peuple, par opposition aux régnants du reste de l’Europe. La légende du « petit caporal » ou du « petit tondu » perdure durant tout l’Empire. Avec l’exil, puis la mort à Sainte-Hélène, commence une autre légende, celle du martyr. Elle fera oublier échecs et excès dénoncés par les tenants de la légende noire.
La légende prend un nouvel élan après la mort de Napoléon …
En 1823, le comte Emmanuel de Las Cases, qui avait accompagné Napoléon durant les premiers mois de son exil, avant d’être expulsé par les Anglais, publie pour la première fois, le Mémorial de Sainte-Hélène. Dans ce journal, rédigé de la main de Las Cases, se trouve consigné tout ce qu’a dit et fait Napoléon du 20 juin 1815 au 25 novembre 1816. L’ouvrage, qui sera un des grands succès de librairie du XIXe siècle, fait le récit de la captivité de l’Empereur déchu, mais surtout livre son interprétation de l’épopée napoléonienne, et sa vision de l’avenir. « Le martyre me dépouille de ma peau de tyran » comme il le dira lui-même à Sainte-Hélène. Il s’y présente comme un fondateur de l’Europe, un libéral, et le champion des idées de la Révolution française. Par cet ouvrage, Las Cases forge la légende napoléonienne et permet à Napoléon de remporter sa dernière bataille, celle de la mémoire.
Le Retour des Cendres, le 15 décembre 1840
Au XIXe siècle, les Champs-Élysées deviennent le théâtre des grands événements nationaux. Le premier d’entre eux sera le Retour des Cendres de Napoléon, le 15 décembre 1840. Ce jour-là, plus d’un million de Français attendent dans le froid (la température est descendue en-dessous de 15 (durant la nuit) et dans un silence solennel. Le retour de leur Empereur est pour de nombreux vétérans et les survivants de la Garde, présents sur place, un moment émouvant. La France a rassemblé pour l’occasion toutes les grandes personnalités de la nation. Aux côtés du roi Louis-Philippe et de la famille royale, se trouvent réunis dans la chapelle Saint-Louis, pour célébrer l’arrivée de la dépouille aux Invalides, Adolphe Thiers (ministre et historien napoléonien) et la plupart des grands écrivains romantiques Victor Hugo, Honoré de Balzac, Alfred de Musset, Charles Baudelaire, Théophile Gauthier. Selon Le Moniteur, jusqu’à 100 000 visiteurs se pressent dès lors chaque jour pour voir le cercueil de l’Empereur. Il faudra néanmoins attendre vingt ans avant que celui-ci puisse reposer dans le tombeau de quartzite rouge des Invalides, inauguré le 2 avril 1861 par Napoléon III. Depuis, le site continue d’accueillir les visiteurs, prestigieux ou anonymes, venus du monde entier pour rendre hommage au grand homme.
Les auteurs romantiques du XIXe siècle
« J’appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de bulletins par l’Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le fourreau des Bourbons. » Ainsi s’exprime Alfred de Vigny pour dénoncer l’ennui éprouvée par les auteurs romantiques. Ces poètes de la première moitié du siècle manifestent leur mal de vivre et leur mélancolie, comme Alfred de Musset, qui ne tarde pas à l’exprimer dans La Confession d’un enfant du siècle, écrit en 1835-1836, s’inspirant d’une période où la France dynamisait le monde tout en le dominant. Entre 1830 et 1860, des œuvres littéraires dont les héros trouvent leurs sources dans l’épopée napoléonienne comme dans Le Rouge et le Noir ou Les Misérables. Dans Le médecin de campagne, Honoré de Balzac donne la parole à un vétéran de la Grande Armée, Goguelat, qui officie dans les Alpes et raconte les batailles, les bivouacs, les souffrances et les moments de joie. Chez Stendhal, les deux héros de ses romans sont en quête de gloire, Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme (1839) et Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir (1830), dont le livre de chevet, est le Mémorial de Sainte-Hélène. Victor Hugo enfin éprouve progressivement une admiration pour le grand général et le martyr de Sainte-Hélène, même s’il dénonce toujours le caractère autoritaire du régime. Ces écrivains romantiques vont influencer les élites bourgeoises qui fréquentent collèges et lycées et contribuer à la légende dorée de l’Empereur.
Les vétérans de la Grande Armée entretiennent le mythe
La monarchie restaurée, échaudée par le retour de l’île d’Elbe en 1814 de Napoléon, qui avait bénéficié du soutien de la population, vécut dans l’obsession d’une éventuelle reconquête de « l’usurpateur de Corse », malgré son exil à Sainte-Hélène. Elle n’a alors de cesse de surveiller et de réprimer toute marque d’attachement de la population au régime impérial. Les vétérans de la Grande Armée, estimés à un million d’individus en 1815, se retrouvent contraints à la clandestinité pour commémorer les anniversaires de l’Empire (les 5 mai, 15 août et 2 décembre). Si l’étau se desserre au décès de l’Empereur en 1821, il faudra tout de même attendre l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe, pour afficher plus librement ses sympathies envers Napoléon. Considérés par la population comme des héros, ceux qui ont pris part aux campagnes militaires du Premier Empire entretiennent à la veillée, dans les villages, la nostalgie de cette épopée synonyme de prestige et de gloire pour la France. Ces anciens grognards sont encore au nombre de 400 000 lorsque Napoléon III, le neveu de l’Empereur, Louis-Napoléon, fils de son frère cadet Louis, accède au pouvoir, porté par la légende attachée à son nom. Il les remet à l’honneur en restaurant en 1852, la fête nationale, la Saint-Napoléon, et leur décerne une distinction honorifique, la médaille de Sainte-Hélène.
Les images d’Épinal et le rôle des colporteurs
L’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe et l’assouplis sement de la censure par les autorités marquent une explosion de la diffusion des images sur l’épopée napoléonienne. L’imprimerie « Imagerie d’Épinal » fondée en 1790 par la famille Pellerin, offre 60 représentations de l’épopée. Entre 1829 et 1841, des images gravées sur bois de grand format 30×40 cm, évoquant les batailles et les grands moments de la vie de Napoléon Bonaparte, sortent des ateliers. Ces gravures, le plus souvent des reproductions de tableaux, viennent illustrer les ouvrages sur Napoléon ou les almanachs très populaires au XIXe siècle et sont distribuées par les colporteurs dans les campagnes françaises. Cette diffusion d’images atteindra son apogée avec le retour des cendres.
Le chansonnier de la légende : Pierre-Jean Béranger
Si, à partir de la Monarchie de Juillet, des pièces de théâtre célèbrent les grands moments du Consulat et du Premier Empire, la chanson a trouvé en la personne de Pierre Jean Béranger son interprète privilégié. Très populaire, ce dernier écrit et chante des rengaines sur Napoléon suscitant la nostalgie de l’Empire avec le célèbre refrain : « Parlez-nous de lui, grand-mère, parlez-nous de lui. (…) Le voici. Mais à sa perte, le héros fut entraîné. Lui, qu’un pape a couronné, est mort dans une île déserte.» Pour Jean Tulard, Pierre-Jean Béranger fut, « plus qu’un Hugo ou un Balzac, l’inspirateur de la légende napoléonienne. » Comme bien d’autres artistes de la génération romantique, Béranger célèbre dans la geste napoléonienne un moment épique de l’histoire nationale, symbole de la quête de liberté et de l’opposition à la royauté. Ces chansons, comme Des Souvenirs, écrit en 1828, prennent place dans tous les foyers de France. Elles sont chantées par les vétérans et reprises lors des veillées populaires. Entre 1830 et 1840, Hector Berlioz esquisse plusieurs projets d’hommage à Napoléon, dont Le Retour de l’armée d’Italie et un poème sur la mort du héros : Le Cinq mai : chant sur la mort de l’empereur Napoléon, une cantate publiée à Paris en 1844. Tino Rossi puis Serge Lama incarnent à leur tour la légende napoléonienne dans la chanson populaire durant la deuxième moitié du XXe siècle. Tino Rossi, à l’occasion du bicentenaire de sa naissance en 1969, interprète L’Ajaccienne ainsi que d’autres chansons célèbres parmi lesquelles Parlez-nous de lui et Le rêve passe, mais aussi Le Rocher de Sainte-Hélène, La marche du Ier Consul ou La Marche du sacre de Napoléon Ier. En 1982, Serge Lama prend la relève dans un contexte peu favorable à la légende napoléonienne, et réalise un album et spectacle où il se met en scène en Bonaparte puis en Napoléon. Lors du bicentenaire des années 1990 et 2000, seul le spectacle Napoléon Rock est créé, en 2004. Napoléon est évoqué à travers onze chansons qui font revivre l’épopée sur fond de musiques pop, reggae et rock. Cautionné par des historiens comme Dimitri Casali, le texte de chaque chanson constitue une mine d’informations sur le Consulat et le Premier Empire.
La légende sculptée dans la pierre
Le Second Empire voit l’édification de nombreuses statues dédiées à Napoléon Bonaparte. On peut relever ainsi, en 1854, la statue équestre de Napoléon réalisée par Nieuwerkerke sur la place Napoléon à La-Roche-sur Yon; en 1857, celle de Cherbourg, par Armand Le Véel, qui représente l’Empereur pointant son doigt en direction de l’Angleterre. En 1865, la ville de Rouen inaugure devant l’hôtel de ville la statue réalisée par Gabriel-Vital Dubray. Une autre statue, créée par le fils du général Pajol à Montereau, en 1867, commémore la victoire des Marie-Louise sur les Autrichiens et les Wurtembourgeois en février 1814. Trois statues sont érigées en Corse dont une où Napoléon est représenté entouré de ses quatre frères. Enfin, la statue de la « prairie de la rencontre » au bord du lac Laffrey, conçue par le sculpteur Frémiet et érigée à Grenoble en 1869 puis installée à Laffrey sous la République. C’est au pied de cette statue que les associations de reconstitution historique se regroupent pour évoquer la journée du 7 mars 1815.
La légende de Napoléon servie par l’Histoire vivante
Il ne se passe pas, de nos jours, une semaine sans que la reconstitution d’un événement historique n’ait lieu quelque part dans le monde. Pour l’historien Jean Tulard : « Ces nouveaux grognards perpétuent la Légende. Ce sont eux les vrais amoureux de Napoléon ». Les villes et les lieux de mémoire font appel aux associations d’Histoire vivante pour commémorer les grands évènements. À cette occasion, défilés de troupes et reconstitutions de batailles sont complétés par des débats, des conférences, des salons du livre et la présentation des métiers de l’époque dans les « villages Premier Empire ». Austerlitz en 2005, Iéna en 2006, Eylau en 2007, l’Espagne entre 2008 et 2014 mais aussi Borodino en 2012, Leipzig en 2013, Montereau en 2014 et Waterloo en 2015 furent les rendez-vous incontournables des passionnés de l’Empereur à travers l’Europe. Outre les reconstitutions militaires, il faut noter la reconstitution des épisodes du mariage, et du sacre de Napoléon. Enfin, depuis la reconstitution des adieux de Fontainebleau, le 20 avril 2014, le château est devenu Pour approfondir un lieu de reconstitution annuel au mois d’avril comme en 2018 pour la reconstitution de « La vie de cour à Fontainebleau sous Napoléon et Marie-Louise », continuant d’entretenir la mémoire et la légende de l’Empereur. Napoléon sera une nouvelle fois à l’honneur les 13 et 14 octobre prochains à l’occasion du week-end de reconstitution historique au château de Rambouillet, un autre haut lieu de la mémoire napoléonienne, pour évoquer la présence de Napoléon et de Marie-Louise avant le départ pour la campagne de Russie.