<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Vocation : historien des études napoléonniennes

11 décembre 2021 | N°9 Histoire Magazine, Napoléon

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Vocation : historien des études napoléonniennes

par | N°9 Histoire Magazine, Napoléon

A l’origine de la renaissance des études napoléoniennes dans les années 1960, Jean Tulard est devenu « l’homme de Napoléon » la figure universitaire centrale pour le bicentenaire de la naissance de Napoléon en 1969. Cinquante-deux ans plus tard, celui qui a formé plusieurs générations d’historiens et su redonner toute sa vitalité à l’enseignement de l’histoire du Consulat et de l’Empire était, sous la Coupole, le 5 mai 2021, pour une allocution en présence du Président de la République, point d’orgue d’une carrière magnifique, au service de l’histoire. Entretien avec Jean Tulard.

Article publié dans Histoire Magazine N°9

Comment est née votre vocation pour l’histoire ?
Jean Tulard : La lecture des ouvrages d’Alexandre Dumas est à l’origine de ma vocation d’historien. Les Trois Mousquetaires, bien évidemment, et Vingt ans après. Dans ce livre, un personnage étrange m’avait fasciné, Jean-François Paul de Gondi, futur cardinal de Retz, et j’avais cherché à en savoir plus, ayant même parcouru les mémoires de ce cardinal de Retz, alors que je n’avais que huit ans. C’est par le roman historique, Alexandre Dumas, mais aussi par le cinéma qu’est née ma vocation pour l’histoire. À l’époque, j’habitais Albi, et on passait des films italiens de cape et d’épée et notamment un film d’Alessandro Blasetti. Une aventure de Salvator Rosa, l’histoire d’un peintre qui peignait le jour et qui la nuit, masqué, devenait un justicier qui combattait les Espagnols, qui à l’époque avaient établi leur domination sur Naples. C’était la réplique italienne de Zorro, puisque les films américains en 1943 étaient interdits. Et donc, en voyant ce personnage, j’ai recherché là encore qui était ce Savator Rosa, et c’est aujourd’hui un de mes peintres préférés, à qui j’ai consacré un ou deux articles.

Napoléon, le cinéma, on pense bien évidemment à Abel Gance et à son chef-d’œuvre…
Jean Tulard : Non, c’était vingt ans trop tard pour susciter ma vocation ! J’étais déjà spécialiste de Napoléon avant de connaître Abel Gance. On ne voyait pas son film, il ne passait plus depuis très longtemps. J’ai connu Abel Gance alors que j’étais conseiller historique pour la télévision dans cette série « Présence du passé — Valmy » qu’Abel Gance mettait en scène. C’est là que je l’ai rencontré et il est devenu un ami. Il était complètement fauché à l’époque, et il était venu manger à la maison. J’ai encore un des manuscrits de son Napoléon, qu’il m’avait dédicacé : « À Jean Tulard. S’il ne me reste qu’un ami, ce sera celui-là » écrit en bleu sur papier blanc et signé en rouge. C’était Abel Gance !

Comment se fait votre rencontre avec Napoléon ?
Jean Tulard : Ma mère était conservatrice des Archives et du Musée de la Préfecture de Police de Paris, au fameux 36, Quai des Orfèvres. Et étant étudiant en histoire, pour mon mémoire de maîtrise, je me suis tourné évidemment vers les Archives de la Préfecture de Police — maman était là, donc c’était plus facile — et j’ai pris pour sujet les débuts de la Préfecture de Police, puisqu’elle est créée en 1800 par Bonaparte, sujet qui s’est élargi ensuite à une thèse sur l’Administration de Paris de 1800 à 1830. Il y avait inévitablement dedans Napoléon. Mais lorsqu’en 1967, s’est posé le problème du bicentenaire de la naissance de Napoléon en 1969, il n’y avait à l’époque personne à l’université qui soit spécialiste de Napoléon. Et alors que ma carrière m’orientait plutôt vers une chaire d’histoire de Paris au Collège de France, il est apparu plus évident de me donner à l’École pratique des Hautes Études (EPHE) une direction d’histoire du Premier Empire, pour préparer le bicentenaire de la naissance de Napoléon. C’est ainsi que je suis devenu spécialiste de Napoléon, à partir précisément de la Préfecture de Police, de la Préfecture de la Seine, de l’Administration de Paris. Je ne suis pas venu par l’épopée, par les images d’Épinal ou par les petits soldats. J’y suis venu par ma thèse.

Quelle était la place des études napoléoniennes dans les années 1960 ?
Jean Tulard : C’était le désastre à l’époque. C’est pour cela que j’ai eu une carrière très jeune. En 1969, il n’y avait plus de grands historiens de Napoléon. La grande génération avait été celle d’Albert Vandal, d’Albert Sorel, d’Henri Houssaye, de Louis Madelin, de Frédéric Masson, tous de l’Académie française, cette génération avait disparu. Marcel Dunan (1885-1978), le dernier, avait pris sa retraite et avait été remplacé par un spécialiste de la Révolution. Il n’y avait donc pratiquement pas de recherche sur Napoléon, sinon mon travail sur l’administration de Paris et donc, l’histoire napoléonienne se trouvait en 1969, avant que ne s’établisse mon « Empire », entre les mains d’une part, d’André Castelot, surtout, et d’Alain Decaux, qui étaient des vulgarisateurs, c’est-à-dire des gens qui ne faisaient pas de recherches, ne mettaient pas de notes en bas de page, pas de bibliographie, écrivaient de façon très agréable, mais anecdotique, et d’autre part, des pamphlétaires contre Napoléon comme Jean Savant qui écrivit Tel fut Napoléon, mais qui était très hostile et ne le cachait pas, où il ne restait pas grand-chose de Napoléon, et des détracteurs comme Henri Guillemin, dont les conférences, les livres étaient une démolition de Napoléon, pas toujours de bonne foi. S’il donnait ses sources, il ne précisait pas qu’il s’agissait de pamphlets comme l’histoire secrète du cabinet de Napoléon de Lewis Goldsmith. Et donc, sans prétendre quoi que ce soit, le mérite que l’on peut m’attribuer a été de faire repartir à la tête de cet empire les études napoléoniennes.

Le président Georges Pompidou le 15 août 1969 à Ajaccio, accueilli place Foch par Mgr André Collini, évêque d’Ajaccio qui va célébrer la messe solennelle.

Le bicentenaire de la naissance de Naissance de Napoléon a donc contribué à faire redémarrer les études napoléoniennes ?
Jean Tulard : En 1967, a été créée à la 4e section des Hautes études, à la Sorbonne, une direction d’études d’histoire du Premier Empire et à laquelle j’ai été élu. Il est évident qu’en cette année 1967, on pensait déjà à 1969, c’est à dire au bicentenaire de la naissance de Napoléon. Et puis, il s’est produit un événement : en mai 1968, la Sorbonne a été occupée, les étudiants criaient « À bas l’université napoléonienne » et nous nous sommes trouvés dans la situation de nous demander s’il y aurait un bicentenaire de Napoléon. Or paradoxalement, en 1969, à l’inverse de ce qu’il s’est passé pour cette année, il y a eu un accord général, incluant même le parti communiste, puisque, dans un article de l’Humanité on a dit que Marx avait lui-même célébré Napoléon, comme ayant détruit la féodalité en Allemagne, il l’a détruit aussi en Italie et dans d’autres pays de l’Europe, et donc il fallait célébrer Napoléon. Il y a eu les manifestations et du coup, la direction d’études que j’avais faite du Premier Empire a été maintenue et a pris une importance d’autant plus grande qu’elle se trouvait seule. À la Sorbonne, il y avait une chaire d’enseignement d’histoire de la Révolution française pour Marcel Reinhard sous la IIIe République, qu’avait occupée mon maître Marcel Dunan, et qui était aux mains d’Albert Soboul de l’équipe des Annales historiques de la Révolution française et que Napoléon n’intéressait que très médiocrement. Donc cette direction d’études du Premier Empire est devenue la seule essentielle autour de Napoléon.

Puis la Sorbonne ayant éclaté en plusieurs universités, l’université de Paris IV avait besoin d’un spécialiste de la Révolution et de l’Empire pour faire face à l’université de Paris II où se trouvait désormais la chaire de la Révolution française, et j’ai été élu à Paris IV à cette chaire. Ce qui fait que je me suis trouvé à Paris IV avec un enseignement d’histoire de la Révolution et de l’Empire pour des étudiants de DEUG, licence, et maîtrise et puis à la 4e section de l’École pratique des Hautes études où j’ai conservé la direction d’études. C’était là que se trouvait la recherche proprement dite des étudiants plus âgés qui voulaient travailler sur Napoléon. On ajoutera à cela le fait que j’avais été élu à la succession de Marcel Dunan à la présidence de l’Institut Napoléon. L’institut Napoléon avait été créé avant 1940, par Philippe Sagnac, dont Marcel Dunan avait hérité le poste aussi à la Sorbonne. L’institut organisait des conférences permettant à des intervenants très illustres, publiant des livres de venir en parler, il publiait aussi la revue de l’Institut Napoléon, trimestrielle, très savante, qui n’avait rien à voir avec une autre revue, le Souvenir napoléonien, publiée par l’association du Souvenir napoléonien et qui elle, avait pour objectif de célébrer Napoléon, alors que la revue de l’Institut Napoléon se limitait à la publication d’articles de recherche historique, de mémoires de maîtrise des étudiants, des résultats de recherches de l’École pratique des Hautes Études. La revue du Souvenir napoléonien sous l’influence de Thierry Lentz, de David Chanteranne et de Jacques Jourquin, est sortie de l’hagiographie napoléonienne par la suite pour devenir plus sérieuse et plus scientifique.

L’étude de l’Empire napoléonien a donc été reconstituée sous ma houlette, avec à Paris IV, les étudiants de DEUG, licence et maîtrise, la 4e section des Hautes études où se trouvait des gens plus âgés, pour la recherche ou pour se former, avec l’Institut Napoléon abritée par la Sorbonne et l’École pratique des Hautes études, et enfin la revue de l’Institut Napoléon qui permettait de publier des articles, et les résultats de recherches.
Voilà comment je suis devenu l’homme de Napoléon, la figure universitaire centrale pour le bicentenaire de la naissance de Napoléon.

Et mon grand effort a été de tenir, de vivre jusqu’au bicentenaire de la mort de Napoléon. C’est là mon apogée, me retrouver sous la Coupole de l’Institut à faire une allocution, avant le Président de la République lui-même. La boucle était bouclée.

Comment avait été célébré le bicentenaire de 1969 ?
Jean Tulard : Il y a eu plusieurs expositions, des spectacles son et lumière, à Paris IV, en Corse, mais le sommet fut la réunion sous la Coupole des cinq instituts en présence du Président de la République, Georges Pompidou, où chaque représentant de chaque académie fit une communication autour de Napoléon. Georges Pompidou resta silencieux sous la Coupole, mais en Corse, à Ajaccio, où il était venu le 15 août 1969, il a fait un grand discours qui est resté en mémoire, et a fait autorité. Il y eut par ailleurs une grande manifestation avec feux d’artifice, un son et lumière d’André Castelot en présence des membres de la noblesse d’Empire.

Comment ont évolué les études napoléoniennes par la suite ?
Jean Tulard : Comme j’ai pu le rappeler le 5 mai dernier, sous la Coupole, elles ont évolué vers des instruments de travail. C’est ainsi que j’ai publié la bibliographie critique des mémoires sur le Consulat et l’Empire, ouvrage où j’ai démoli un certain nombre de mémoires qu’on utilisait, comme les mémoires de Madame la Duchesse d’Abrantes « abracadabretesques », comme les Souvenirs du commandant Parquin qui raconte les mémoires de Waterloo, comme s’il y était, mais il n’y était pas, on le sait par ses états de service, et même Chateaubriand qui est un immense écrivain, mais n’est pas toujours très sûr sur le plan historique.
Il y a eu ensuite, grâce à Thierry Lentz, et grâce aux moyens de la Fondation la publication de la correspondance de Napoléon dans une édition quasi intégrale, mais surtout avec des textes vérifiés, alors que les textes avaient souvent été falsifiés, arrangés dans l’édition de la correspondance sous le Second Empire.
Ajoutons le dictionnaire Napoléon, que j’ai dirigé, et où j’ai réuni 250 historiens ayant travaillé sur l’époque napoléonienne, où chacun faisant un article sur ce qu’il connaissait le mieux. Par exemple, sur Talleyrand, vous avez aussi bien un article de Maurice Schumann qui lui est très favorable, et un article d’un autre chercheur qui montre ses faiblesses. Ce dictionnaire Napoléon publié chez Fayard est devenu l’instrument de référence pour la recherche. Certains articles sont de très haut niveau, comme des articles sur le blocus continental par Roger Dufraisse qui connaît cela admirablement, ou des articles très approfondis sur les institutions par François Monier. Ce sont deux énormes volumes. Depuis, la recherche a encore progressé, grâce à moi et grâce aux nouveaux venus. Nous disposons d’instruments de travail qui font que nous connaissons bien mieux et de façon plus sûre l’histoire de Napoléon qu’en 1969. Ajoutons que la Fondation Napoléon a été créée à la mort de Lapeyre, le fabricant d’escaliers, qui a légué sa fortune au Souvenir napoléonien, lequel a donné naissance à la Fondation Napoléon, sous la présidence du Prince Massena, animé par Thierry Lentz. La Fondation Napoléon peut ainsi financer des recherches. Le grand problème en 1969 était le manque de financement pour la recherche, nous fonctionnions uniquement avec des crédits du CNRS.

Jean Tulard lors de la cérémonie du 5 mai 2021, pendant son allocution, sous la Coupole de l’Institut de France en présence du Président de la République, Emmanuel Macron.

À partir des structures d’enseignement mises en place, et de ces outils, une nouvelle génération d’historiens napoléoniens pouvait éclore…
Jean Tulard : C’est à partir de là que sont apparus des historiens comme Emmanuel de Waresquiel, dont j’ai dirigé la thèse, Thiery Lentz dont j’ai appuyé la candidature à la direction de la Fondation Napoléon, comme Jacques-Olivier Boudon qui m’a succédé à Paris IV et à la tête de l’Institut Napoléon, comme David Chanteranne, qui a fait son mémoire de maîtrise avec moi, et comme d’autres qui sont apparus à partir de cet enseignement de la Sorbonne. Je ne prétends pas être l’historien de Napoléon, comme l’ont été indiscutablement Frédéric Masson ou Louis Madelin, mais je suis celui qui a réinitié les études napoléoniennes, redonné ses lettres de noblesse à une histoire de Napoléon qui était complètement aux mains d’historiens anecdotiques ou défavorables, et que condamnait la « nouvelle histoire » de Braudel de l’École des Annales. Il n’admettait pas la biographie, l’histoire événementielle, or Napoléon, c’est avant tout événementiel.

Comment voyez-vous l’avenir des études napoléoniennes ?
Jean Tulard : Elles se portent merveilleusement bien puisque de nouveaux historiens comme Vincent Haegele, ou Charles-Eloi Vial et d’autres continuent ce mouvement, trouvent des thèmes de nouvelles recherches. S’il fallait énumérer ceux qui travaillent sur Napoléon, il faudrait plus qu’une pléiade. Napoléon ne peut pas s’en plaindre.

Quel regard portez-vous sur le traitement de Napoléon dans les programmes de l’Éducation nationale ?
Jean Tulard : Progressivement, dans l’enseignement, et même avant 2005, Napoléon a disparu. On a voulu faire de l’enseignement une vision qui ne soit plus française, qui insiste aussi bien sur les réformes de Mao en Chine, désastreuses pourtant. C’est la conception de l’histoire totale, qui dépasse les frontières françaises et à partir de là, toute une série de personnages de l’histoire française, dont Napoléon, ont été progressivement écartés des programmes. Ce sont les conceptions de Patrick Boucheron dans son histoire de France qui ont triomphé. Napoléon a été progressivement éliminé. On en parlait peu. Et puis, grâce aux réformes récentes, Napoléon a refait son apparition, mais dans une place qui est aléatoire. Il y a le choix entre parler de Napoléon ou parler de Mao Tsé-toung.

Jean Tulard lors de la “Nuit Napoléon” du 21 octobre 2019 au Théâtre de la Madeleine, à Paris, conférence -spectacle avec Jean Tulard, Thierry Lentz, Patrice Gueniffey et David Chanteranne. Organistation , Conferentia et Histoire Magazine. Conseiller historique : Sylvie Dutot.

Les polémiques sont filles du temps. Concernant Napoléon, elles ont toujours existé. Comment ont-elles évolué ?
Jean Tulard : Comme je l’ai expliqué sous la Coupole, lors de mon discours, avant celui du Président de la République, il y a deux légendes napoléoniennes, une légende dorée, et une légende noire. La légende dorée est celle qu’il a fabriquée lui-même sous l’Empire, avec le catéchisme impérial, les bulletins de la grande armée, avec la peinture, la musique, la propagande et qui s’est développée ensuite à Sainte-Hélène, avec le Mémorial de Sainte-Hélène. Et il y a la légende noire qui naît avec les caricatures anglaises très violentes, puis à la chute de l’Empire, en 1814, avec la naissance de toute une série de pamphlets, dont deux admirables, « De Bonaparte et des Bourbons » de Chateaubriand et « De l’esprit de conquête et de l’usurpation » de Benjamin Constant. Un courant d’extrême droite avec Maurras, héritier de Chateaubriand qui déteste Napoléon. « Sauf pour la gloire, sauf pour l’art, il eut probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé », écrit Jacques Bainville dans son Napoléon (1931) qui illustre le courant royaliste. Le courant Benjamin Constant va devenir le courant socialiste, communiste, communard ; c’est la Commune qui renverse la colonne Vendôme en 1871. Il y a eu deux légendes qui se sont combattues. En 1969, après 1968 pourtant, la légende noire était complètement éteinte.
Mais en 2021, pour le bicentenaire de la mort de Napoléon, la légende noire s’est à nouveau redéveloppée à partir de trois reproches adressés à Napoléon : le rétablissement de l’esclavage, même si le terme ne convient pas j’y reviendrai, la condition de la femme, et les guerres.
La légende noire a ressuscité en 2005, alors qu’elle était tout à fait éteinte, pour la célébration d’Austerlitz où le Président Jacques Chirac a fait savoir officiellement qu’il ne célébrerait pas la victoire d’Austerlitz. Ce qui a été un peu choquant, c’est que dans le même temps les Anglais qui célébraient Trafalgar ont vu arriver le porte-avions Charles de Gaulle pour participer aux festivités. Austerlitz fut célébré dans le cadre d’initiatives privées ou par le Président Poutine.

La légende noire de Napoléon s’est cristallisée en 2021 principalement autour du problème de l’esclavage.

Jean Tulard, que faut-il penser à propos du rétablissement de l’esclavage par Napoléon ?
Jean Tulard : Le rétablissement de l’esclavage est un reproche très fort lancé contre Napoléon. En réalité, l’esclavage n’a été aboli qu’en 1794 alors que la Déclaration des droits de l’homme date de 1789. L’abbé Grégoire l’avait déjà demandé. On abolit quand on ne peut plus faire autrement, car la Guadeloupe et Saint-Domingue sont en perpétuelle agitation. On ne l’abolit pas à la Martinique qui est alors sous domination anglaise. On essaie de l’abolir à La Réunion, mais les planteurs s’y opposent. Lorsque les Anglais nous rendent la Martinique, on se retrouve dans une situation où la Martinique est une île qui fonctionne bien tandis que de l’autre côté, vous avez la Guadeloupe où l’esclavage a été aboli et où les plantations ont été brûlées.
La tentation est donc forte d’y rétablir l’esclavage. Napoléon avait hésité. Il avait réfléchi à deux statuts, un statut avec esclaves et un autre sans esclaves. Mais le Sénat jouant le rôle de conseil constitutionnel s’y oppose, jugeant ce double statut contraire à la Constitution. Donc finalement, le décret de mai 1802 ne dit pas qu’il rétablit l’esclavage, il dit qu’il le maintient dans les territoires où il était déjà en place (la Martinique et La Réunion), que par ailleurs la traite est rétablie dans ces régions et que pour les autres on légiférera par la suite. Mais le décret ne rétablit pas l’esclavage à la Guadeloupe ni à Saint-Domingue.
Simplement, Antoine Richepanse, nommé général en chef de l’armée expéditionnaire de la Guadeloupe pour y remettre de l’ordre, va pousser au rétablissement de l’esclavage. L’esclavage y sera rétabli, mais plus tardivement. À Saint-Domingue il ne le sera jamais. Il ne faut donc pas forcer le trait. Napoléon maintient davantage l’esclavage qu’il ne le rétablit. Il ne faut pas oublier que Martinique et Guadeloupe, à l’instar de l’Arabie saoudite aujourd’hui pour le pétrole, produit le sucre, le café, le coton, qui sont indispensables pour la France.

Comment est perçu Napoléon à l’étranger ?
Jean Tulard : En Allemagne, en Italie, Napoléon a une belle image. On dit à juste titre que c’est lui qui a favorisé l’unité de l’Allemagne avec la confédération du Rhin, et l’unité de l’Italie dont il a simplifié la carte. Des conférences sur Napoléon en Allemagne ou en Italie ont toujours du succès. En Suède, Bernadotte fut un maréchal de Napoléon. Le pays étranger qui a porté le plus grand intérêt à Napoléon est la Russie, qui célèbre les batailles de Napoléon. Chaque année de très grandes reconstitutions de batailles se déroulent en Russie. Ce culte napoléonien se porte très bien malgré ce courant hostile à Napoléon.

S’agissant de la Russie, on pense inévitablement au général Gudin…
Jean Tulard : L’affaire de Gudin montre l’intérêt de la Russie pour les guerres napoléoniennes. On a retrouvé la sépulture et le squelette du général Gudin. Il devait y avoir un retour des cendres de Gudin à Paris, aux Invalides, le 5 mai de cette année, en présence du Président de la République et du Président Poutine. Les relations s’étant tendues entre la France et la Russie, cette cérémonie a finalement été annulée et Gudin est resté en Russie. Cette cérémonie a été remplacée par celle qui s’est déroulée sous la Coupole, avec le chancelier Darcos, moi-même et le Président de la République.

Vous avez également co-écrit des ouvrages avec votre épouse ?
Jean Tulard : Nous avons fait un premier livre ensemble sur la centralisation napoléonienne publié chez Tallandier et la question a été de savoir ce qu’était devenue la centralisation napoléonienne. Or, mon épouse, directrice aux collectivités territoriales au Sénat, aujourd’hui directrice honoraire au Sénat et avocate, a été confrontée pendant plusieurs années à toutes les réformes concernant la centralisation. Le livre comporte donc une grande conclusion pour montrer ce qu’est devenue la centralisation napoléonienne aujourd’hui avec toutes les phases de réformes qu’elle a connues.
Nous avons fait un autre livre, plus grand public sur les égéries de la Révolution. Ma femme s’était beaucoup intéressée à Mme Rolland et nous avons élargi à d’autres personnages.

Vos enfants partagent-ils votre goût pour l’histoire et pour Napoléon ?
Jean Tulard : Il n’y a aucun historien parmi mes enfants ou petits-enfants. Ils ont ramassé quelques bonnes notes au lycée, lorsqu’il était question de Napoléon, d’exposés sur Napoléon, mais cela s’est limité là. Je n’ai d’ailleurs jamais développé chez eux le culte de Napoléon.

J’ai toujours dit que je pose un regard froid sur Napoléon.

Il n’y a jamais eu dans ma famille quoique ce soit de favorable ou de défavorable à Napoléon, si ce n’est un grand-oncle dans la Nièvre qui s’est opposé au coup d’État du 2 décembre et a eu des ennuis. Sa veuve toucha par la suite une pension de la République. Et c’est le Second Empire, pas le Premier.

J’ai toujours défendu le refus de l’hagiographie napoléonienne. Il faut éviter les adjectifs et les jugements de valeur. On étudie Napoléon comme Fabre étudie un insecte à la loupe.

On étudie objectivement les faits et on les explique.•

Membre de l’Institut, Jean Tulard est professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne. Spécialiste de l’histoire napoléonienne et du cinéma, il est l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages, dont les récents Marengo ou l’étrange victoire de Bonaparte (Buchet Chastel 2021), Napoléon, chef de guerre (Tallandier, 2015), Le monde du crime sous Napoléon (Vuibert, 2017), De Napoléon et quelques autres sujets (Tallandier, 2019) et Les égéries de la Révolution (Robert Laffont, 2019). Prix Gobert de l’Académie française en 1971, Grand Prix national de l’Histoire en 1977, il a reçu le prix du Mémorial en 1981 pour l’ensemble de son œuvre. Il est officier de la Légion d’honneur, officier de l’Ordre national du Mérite, commandeur des Arts et des Lettres et chevalier des Palmes académiques.

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Membre de l’Institut, Jean Tulard est professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne. Spécialiste de l’histoire napoléonienne et du cinéma, il est l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages, dont les récents Marengo ou l’étrange victoire de Bonaparte (Buchet Chastel 2021), Napoléon, chef de guerre (Tallandier, 2015), Le monde du crime sous Napoléon (Vuibert, 2017), De Napoléon et quelques autres sujets (Tallandier, 2019) et Les égéries de la Révolution (Robert Laffont, 2019). Prix Gobert de l’Académie française en 1971, Grand Prix national de l’Histoire en 1977, il a reçu le prix du Mémorial en 1981 pour l’ensemble de son œuvre. Il est officier de la Légion d’honneur, officier de l’Ordre national du Mérite, commandeur des Arts et des Lettres et chevalier des Palmes académiques.
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