Article publié dans Histoire Magazine N°1
La Révolution marque la fin du pouvoir féminin. Le 16 octobre 1793, Marie-Antoinette est exécutée quelques jours avant l’exécution de la dernière favorite royale. Les femmes seront désormais écartées de la sphère politique, publique, dans une redéfinition des rôles qui durera au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. Tout ce XVIIIe siècle aura pourtant été sous l’influence de ces femmes, favorites royales, maîtresses des arts, de la mode et des plaisirs. Cécile Berly, dans son dernier ouvrage, dresse les portraits de ces favorites du roi, et de Marie-Antoinette, et revient ici pour HISTOIRE Magazine sur la nature du pouvoir des femmes dans ce fascinant et troublant XVIIIème siècle.
Un homme d’État italien avait déclaré au sujet de Versailles : « les hommes gouvernent ici sous le règne des femmes » (B. Tanucci, epistolario 1746-1752) Est-ce une bonne définition du « pouvoir des femmes » dans ce XVIIIe siècle ?
Cécile Berly : La monarchie absolue, en particulier au XVIIIe siècle, s’est beaucoup féminisée. On dit même qu’elle est efféminée. C’est pourquoi elle va être considérée, à la veille de la Révolution, comme décadente, libertine. Mais évidemment ce n’est qu’un point de vue et c’est aussi une façon de dénoncer le fait que les femmes ont pu intervenir dans la vie politique française, et ce en accord avec le roi. Louis XV, à la fin de son règne, est perçu comme un roi profondément décadent. Et on va en avoir une lecture et une relecture facile dès le XVIIIe siècle, mais aussi tout au long du XIXe siècle. Si on se réfère par exemple à l’ouvrage des Goncourt (La femme au XVIIIe siècle, Paris, Didot, 1863, Edmond et Jules de Goncourt), ils ont été parmi les premiers historiens à écrire sur le rapport des femmes avec le pouvoir au XVIIIe siècle.
Les femmes dans l’Ancien Régime ont eu une forme de pouvoir, mais qui n’a été possible qu’en accord avec le roi.
J’évoque souvent cette idée du couple politique qui concerne Louis XV et sa favorite royale, de très loin la plus importante, Madame de Pompadour. Ses interventions dans la vie du royaume, pas toutes heureuses, ont toujours été réalisées en accord avec le roi Louis XV. Il n’est pas seulement un souverain gouverné par ses sens, pas plus qu’il n’est une marionnette entre les mains des femmes. D’autre part, ce pouvoir des femmes a été nécessaire dans le fonctionnement même de la monarchie. C’est le principe du bouc émissaire. Ces favorites royales, et en particulier Mme de Pompadour et la comtesse du Barry, incarnent pleinement le rôle du bouc émissaire. Dans le principe de l’absolutisme, il est inconcevable de critiquer le roi ou même de critiquer sa politique. Au XVIIIe siècle, une grande caractéristique du pouvoir est qu’il n’y a pas eu réellement de Premiers ministres. Le cardinal de Fleury meurt en 1743 et Louis XV ne va pas souhaiter le remplacer. Ce n’est évidemment pas un hasard si dans les
semaines, dans les mois qui vont suivre, il entame une liaison avec Mme de Pompadour. Ces femmes, dans la monarchie absolue, vont cristalliser tous les mécontentements du royaume et vont être la cible aussi bien des courtisans que des sujets du roi de France, je pense en particulier aux parlementaires. On critique le pouvoir de ces femmes car on ne peut pas directement critiquer le roi.
De quelles manières est dénoncé ce pouvoir des femmes ?
Cécile Berly : À mon sens, et c’est très caractéristique du XVIIIe siècle, il y a eu en premier lieu toute cette littérature licencieuse qui se vend sous le manteau, les pamphlets. Mme de Pompadour a été la première à en être véritablement victime au cours du XVIIIe siècle, ce sont les fameuses «poissonnades ». Ces écrits, qui sont avant tout des écrits politiques, constituent un genre littéraire à part entière. On critique ces femmes par le biais du pamphlet, autant que par le biais de la caricature. Ce sera notamment le cas pour Marie-Antoinette. On les chansonne, on les brocarde. Ces femmes, on les stigmatise avant tout par l’écrit. Parce qu’il faut bien être conscient qu’au quotidien, à la cour, ces femmes ont un tel pouvoir qu’on ne les attaque jamais frontalement. Il n’y a pas plus courtisé qu’une favorite royale.
Certains dénoncent ce déséquilibre dans l’État monarchique entre un pouvoir masculin censé être « absolu » et un « mundus muliebris » qui affaiblirait le pouvoir (l’effémination du pouvoir) et nuirait au prestige de la nation…
Cécile Berly : Ce n’est pas lié uniquement à l’histoire du XVIIIe siècle. Il y a eu pour les femmes au XVIIIe, et tout au long de l’Ancien Régime, un champ des possibles. Même si elles étaient considérées comme des intruses politiques, au demeurant, elles ont pu intervenir dans le champ politique. C’est là toutes les ambiguïtés des rapports homme-femme au XVIIIe. Un monarque absolu a une hyperpuissance. Et rappelons qu’il est le lieutenant de Dieu sur Terre. Son hyperpuissance passe par son hypersexualité. Le monarque absolu doit être très puissant sexuellement. Ces femmes servent aussi l’image d’hyperpuissance sexuelle du roi. Que Louis XV ait eu un nombre a priori incalculable de maîtresses, qu’il ait pu pratiquer avec les sœurs de Nesle l’inceste, quand, à la cour de France, on est choqué, ce n’est en réalité qu’un simulacre. Au cours du XVIIIe siècle, l’inceste, dans la culture aristocratique, ne choque pas de la même façon que dans un milieu bourgeois.
Cette hyperpuissance sexuelle est consubstantielle au pouvoir du roi. C’est dans le fonctionnement même de la monarchie absolue, un roi devant être un amant vigoureux, comme un excellent chasseur.
Ça fait partie des attributions à la fois masculines, mais avant tout « royales ». C’est vraiment lié à la définition de ce que l’on entend par monarchie absolue. Si on pense par exemple à l’époque de la Régence, ou même à une grande partie du règne de Louis XV, on ne va pas du tout considérer le roi comme décadent, ou que son pouvoir ait pu se féminiser voire même qu’il soit efféminé. C’est une relecture des révolutionnaires. Il y a une façon assez simple de le comprendre par l’affirmation de ce que doivent être un homme et une femme selon la norme révolutionnaire. C’est avec la Révolution, que les hommes ont commencé à porter le pantalon et non plus la culotte, que les hommes vont commencer à avoir les cheveux de plus en plus courts, à ne plus porter de bijoux. On ne veut pas que d’une façon ou d’une autre le pouvoir puisse paraître faible, féminisé. Ça correspond à l’affirmation d’un nouvel ordre politique. Et de ce fait là, les femmes ne sont plus du tout autorisées dans le champ politique. C’est le point d’arrêt du pouvoir féminin tel qu’il a été pratiqué avec les favorites royales, ou les maîtresses royales, ou même ce que j’ai pu appeler les petites maîtresses dans mon ouvrage « Les femmes de Louis XV ». Marie Antoinette est exécutée le 16 octobre 1793. Dans les jours qui vont suivre, au début du mois de décembre, la dernière favorite royale est exécutée à son tour. On veut montrer à quel point Madame du Barry incarne un Ancien Régime totalement décadent dont la caractéristique majeure aurait été un pouvoir accaparé par les femmes, qui aurait désacralisé la fonction royale et aurait fait du roi une simple marionnette. À partir de la fin des années 1770, et sous la Révolution, on va accuser Marie-Antoinette d’avoir émasculé Louis XVI, d’être à l’origine d’un pouvoir royal dégénéré, où le pouvoir est désormais complètement féminisé. Mais ce n’est pas Marie-Antoinette qui en est à l’origine. Pour le comprendre, il faut remonter au règne des favorites royales sous Louis XV. J’avais un peu de mal à comprendre pourquoi l’opinion publique était à ce point hostile à Marie-Antoinette. Pour moi, Marie-Antoinette est la dernière favorite royale d’un roi qui, au demeurant, est resté sans favorite et qui par ailleurs était considéré comme faible pour ne pas dire impuissant. Elle a cristallisé sur elle tous les mécontentements qui ont pu s’accumuler par couches successives sur le pouvoir royal depuis au moins la Régence.
Cette forte opposition se retrouve aussi dans les Arts, où le style rocaille est qualifié de « décadence du goût » par les adeptes du viril Antique…
Cécile Berly : Le style rocaille est très étroitement associé à Madame de Pompadour, ce foisonnement, ce baroque surchargé, et puis on assiste, cela fait partie des paradoxes de l’époque, à l’émergence du néo-classicisme qui est totalement associé au goût et au règne de Marie-Antoinette, ce dont elle n’avait absolument pas conscience. Ce qui incarne pour l’une des premières fois ce néo-classicisme est la construction du Petit Trianon. C’est l’œuvre de Madame de Pompadour, puisqu’elle en a suivi l’élaboration des plans, puis la construction en partie seulement puisqu’elle est morte avant l’achèvement. Le Petit Trianon est la construction néo-classique par excellence. Et toutes les créations qui vont être insufflées sous le règne de Marie-Antoinette, associées à son goût personnel des lignes épurées, c’est à nouveau un retour à l’Antiquité, grecque, romaine ou étrusque. Ce style fera fureur sous la Révolution, mais l’affirmation de ce goût a lieu sous le règne de Marie-Antoinette. Au XVIIIe siècle, les styles et les goûts sont ceux des favorites royales ou d’une reine comme Marie-Antoinette : soit parce que cela a été réfléchi, mûri comme dans le cas d’une Madame de Pompadour, soit par le résultat d’une protection accordée à des artistes et des artisans, comme Marie-Antoinette a su le faire. Ni Louis XV ni Louis XVI ne sont des rois bâtisseurs. Madame de Pompadour fut le plus grand mécène du XVIIIe siècle. Le mécénat de Marie-Antoinette, en revanche, est un mécénat très capricieux, il se limite à des projets pour ses seuls espaces privés.
Mais, au XVIIIe, ce sont les femmes qui sont à la tête de ces nouvelles façons de créer, de bâtir, de construire. Pas les rois. Et ce contrairement à un Louis XIV.
Le règne des femmes prend fin avec la Révolution. Marie-Antoinette va pâtir de cette misogynie politique, morale et sociale…
Cécile Berly : La Révolution marque le «cran d’arrêt» du pouvoir féminin. Les révolutionnaires considèrent que les règnes de Louis XV et Louis XVI ont été des règnes décadents en raison de l’hyperpuissance, y compris sexuelle, de ces femmes. Sous Louis XVI ce n’est pas le roi qui a des favorites, c’est la reine. Le roi est perçu comme faible. On considère que sa femme règne à sa place. On le voit très bien dans les caricatures où la reine est présentée en pleins ébats sexuels sur le dos de son mari, lui assoupi dans un fauteuil. Mais cette réalité inventée, biaisée, fantasmée, va être considérée comme quelque chose d’authentique par les Français à l’époque de la Révolution. C’est la raison pour laquelle la Révolution va redéfinir les rôles, va restructurer la société. Désormais, les affaires politiques, publiques ne peuvent être l’affaire que des hommes. Les femmes doivent immanquablement regagner leur foyer. Ce sont elles qui portent les enfants et qui sont chargées de leur éducation. Chacun doit occuper l’espace qui est défini par la Révolution puis par la
République. Selon moi, ce schéma patriarcal va traverser toute l’histoire du XIXe siècle, au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le procès de Marie-Antoinette est un procès politique, assez inique. Elle a été accusée de tous les crimes politiques car on l’accusait de tous les crimes sexuels. Elle aurait épuisé amants, amantes, nobles, ecclésiastiques, domestiques, etc. On l’accuse d’être tribade, c’est-à-dire homosexuelle. L’homosexualité féminine au XVIIIe siècle n’est pas forcement mal perçue mais elle est considérée comme une manifestation d’envie d’exercer un pouvoir politique. C’est évidemment un regard masculin sur l’homosexualité féminine. Cette femme a été également accusée d’inceste, avec son père François Ier de Lorraine, son grand-père Louis XV, son beau-frère le comte d’Artois. On pense évidemment à l’accusation d’inceste lors de son procès. Elle fut infâme mais logique. Très tôt, elle a été perçue comme une mauvaise mère. Et puisqu’elle est intervenue dans le champ politique, ça voulait dire que cette femme était prête à tout, y compris à se servir de son corps, de sa sexualité, à l’inverse d’un Louis XVI, pour arriver à ses fins politiques.