Le verbe anglais « to crawl » signifie, on le sait, « ramper ». Ramper dans l’eau? Ou ramper entre deux eaux ? Le mystère ne peut être éclairci sans une plongée dans l’histoire, encore obscure, celle des premiers gestes de l’homme dans l’élément aqueux, puis des -lents- progrès de la natation. Les contes, le folklore, la tradition orale comme la pratique ancestrale de la pêche, permettent d’en savoir un peu plus.
Article publié dans Histoire Magazine N°12
Ainsi les Basques ont-ils depuis des temps immémoriaux, pratiqué la chasse à la baleine. Un art qui nécessitait de se débattre dans l’eau, survivre en milieu aquatique, au sein de l’océan pas toujours calme, en un mot : nager. Sautant de leur barque sur le corps même de la baleine, les harponneurs l’accablaient de leurs épieux munis -ou pas- de cordages. L’animal se débattait, puis vaincu, remontait à la surface de l’eau, non sans avoir infligé auparavant à ses prédateurs de furieuses secousses et des plongées brutales, à plusieurs dizaines de mètres de la surface. Alors, les pêcheurs survivants ou en état de le faire regagnaient leur embarcation -et donc nageaient encore- après avoir arrimé le corps de leur proie le long de la barque.
On pense – sans pour autant être en mesure de produire une preuve irréfutable- que la natation serait apparue vers le septième millénaire avant le Christ.
D’autres exemples résultent cette fois de différents textes provenant de Grèce–l’empire des îles et des mers-, puis de Rome. L’enseignement de la natation y était systématique. Platon évoque (in Lois, III, 689-d) la moquerie habituelle visant un «homme qui ne sait ni lire ni nager». Pour autant, lors des premiers jeux olympiques, la natation ne figure pas en tant que discipline. Pourquoi ?
Une raison logique se dégage : les règles ne sont pas encore fixées et lamer demeure un lieu mouvant, difficile à arpenter. Qui a passé la ligne en premier ? Cependant, il y a fort à parier que la plupart des mouvements contemporains aient déjà été effectués, génération après génération, mais d’une façon non répétée, non systématique. On parle alors, et pour très longtemps, de « nage libre ». On ignore le sens des mots « brasse », et plus encore, « crawl », dos crawlé…Les fresques grecques antiques, comme certains bas-reliefs égyptiens du second millénaire avant le Christ représentent, les premières, une femme allongée dans l’eau, les deux bras tendus vers l’avant, les pieds semblant alterner un battement, les seconds des hommes pratiquant ce qui évoque également le crawl…sans l’être vraiment.
En France, à la piscine Deligny, ce bassin flottant sur la Seine, un joyau construit en 1785 et coulé dans des circonstances troubles en juillet 1993,se tinrent en 1900 les jeux olympiques de natation. Les règles n’avaient pas encore acquis le formalisme rigoureux qu’on leur connaît aujourd’hui. Et ce « resserrement des règles » mit beaucoup de temps à opérer. Un de ses obstacles, et non la moindre des limites s’opposant aux progrès de la natation, réside alors dans une conception étriquée de la pudeur. La natation est liée à la nudité, avec des maillots qui s’amenuiseront au fil du temps – parce qu’ils offrent moins de résistance à l’eau- non sans réticence de la part des autorités. Ainsi, l’épais maire de Lyon, Edouard Herriot (1872-1957) qu’on n’imagine pas, il est vrai, flotter dans autre chose que des combinaisons ministérielles, ordonna au début des années 1930,une « enquête publique » pour que les nageuses demeurent « suffisamment vêtues afin que leurs exercices ne portent aucune atteinte à la morale publique. » Dans ces conditions, les progrès de la compétition furent lents, lourds, freinés. L’auteur conserve en mémoire la formule d’un vieux maître-nageur des années 1965 : « qui flotte et avance, nage. » Christine Caron(*1948), championne olympique française (1964), bien isolée, a raconté quels obstacles elle avait dû surmonter. Il avait fallu attendre le goût de la compétition britannique pour que les règles progressent.
Mais l’histoire du crawl n’allait pas pour autant s’avérer un « long fleuve tranquille ».
Le crawl apparaît pour la première fois lors d’une compétition en 1844 à Londres. Deux Indiens anichinabé, originaires du Canada français, avaient alors ridiculisé les brasseurs anglais, leur infligeant quatre ou cinq longueurs d’avance sur la longueur habituelle de cinquante yards.
Les gentlemen sportifs considérèrent comme « tout à fait inconvenantes »les éclaboussures d’un « style dévolu aux barbares indigènes » et exclurent des compétitions ceux qui se livraient à cet exercice. La plupart des chroniqueurs évoquent ce qui s’apparente au crawl, mais pour autant, rien n’est sûr.
Il fallut attendre les années 1870-90 pour que John Arthur Trudgeon(1852-1902) apprenne une forme de crawl, cette fois des Indiens d’Argentine.
Mais en dépit de cela, sa nouvelle« méthode » ne serait pas adoptée parles clubs européens. D’autant que ce n’était pas le crawl mais un succédané de celui-ci, sans battements des pieds mais avec des ciseaux, qu’avait adopté Trudgeon – qui ne savait pas battre des pieds. Cependant, le Trudgeon connut son heure de gloire en Angleterre du fait de sa vitesse, qui surpassait celle de la brasse.
D’autres inventeurs contribuèrent au progrès de cette nage décidément tant freinée : Alick Wickham (1886-1967),un jeune nageur des îles Salomon résidant à Sidney, importa avec succès une variante connue dans son lagon de Rovania : enfin, le battement remplaçait l’inefficace ciseau de Trudgeon. On y était presque…
Mais la « révolution du crawl » est due aux Japonais des années 1930.Et qui nage le crawl sait que « tout provient de là » : mettre la tête sous l’eau et ainsi, adopter une position de son « corps à plat » permettant d’améliorer son entrée dans l’eau. En quelque sorte, le rendre plus discret…et plus perforant. Oui, l’inventeur du crawl est bel et bien multiple. Car c’est finalement le surf, et la méthode de propulsion des bras sur la planche pour se déplacer, qui allait fixer les règles du mode le plus rapide de déplacement dans l’eau :en crawl, la position du corps doit être strictement horizontale et se caractérise par le battement des jambes et la rotation des bras en dehors de l’eau, donc de la taille.
Les uns et les autres avaient aussi appris que dès lors que la tête était immergée, la respiration devenait décisive : l’inspiration se doit d’être latérale et sa fréquence par conséquent variable : selon la puissance de l’effort, la consommation d’oxygène sera plus calculée. Pour autant, on s’en rappelle, la seule contrainte appliquée à la nage libre est celle-ci : le corps doit couper la surface de l’eau. Et le crawl serait forcé de cohabiter avec une ennemie irréductible: la brasse.
La persistance de la brasse
Le problème numéro un du crawl réside dans la répugnance, ou plutôt, de la peur, très répandue, de plonger la tête sous l’eau et de l’y maintenir. La vraie raison de la persistance de la brasse – non coulée- ne doit pas être cherchée ailleurs. Les yeux, le nez, la bouche, ces trois orifices vitaux, doivent apprendre. Les yeux à adopter des lunettes pour rester ouverts, le nez à se contracter, la bouche à ne s’ouvrir que sur commande.
D’autant que, sur l’autre plateau de la balance, la brasse demeure la seule nage dont la phase de poussée des bras soit très réduite. En effet, après la phase de traction, les mains ne doivent pas être amenées en arrière au-delà de la ligne des hanches. Le temps d’inspiration nécessite un redressement de la tête et donc du tronc, offrant ainsi une grande résistance pour avancer.
On l’oublie mais le mouvement de bras en brasse est le moins efficace des quatre nages officielles. Même si un champion japonais, Kosuke Kitajima, né en 1982, allait révolutionner la discipline.
Se conformant sans le savoir aux standards des gentlemen anglais – ou plus vraisemblablement, à ceux des samouraïs silencieux- Kitajima « ne fait pas bouger l’eau». Et cette sensation -dont rendent compte les images des jeux olympiques et des championnats du monde de brasse qu’il a remportés dans les années 2004-2008 – confortent l’idée que le meilleur nageur est celui qui se fond dans l’eau.
Pour autant, la brasse est ancienne. Sion recherchait un exemple du poids de l’Histoire dans les comportements collectifs, on pourrait la trouver dans cet exemple de la natation.
Dans son ouvrage « L’art de nager », paru en 1696,Thévenot avait décrit les premiers gestes de la brasse et ainsi contribué à en faire la « nage nationale ».
Florent Manaudou (*1990) et quelques autre sont fait mentir cette propension à la brasse, dont les moniteurs répètent:« La brasse est souvent la première nage qu’apprennent les débutants, car ils peuvent nager en gardant la tête en permanence hors de l’eau, ce qui leur évite de coordonner leur respiration avec leurs mouvements. En outre, les mouvements des bras et des jambes, même s’ils perdent en efficacité, peuvent être réduits à leur plus simple expression. »
Relevons, pour finir, que le mot «crawl» n’a jamais été traduit en français…
Pour en savoir plus : l’ouvrage du champion et coach Michel Pedroletti «La natation, de l’apprentissage aux Jeux olympiques,éditions Amphora, 2009, 405 pages
La première nageuse française, la duchesse de Berry à Dieppe (1824-1829)
Elle se nommait Marie-Caroline de Bourbon-Siciles (1798-1870), fut duchesse de Berry pour avoir épousé le deuxième fils de Charles X, puis mère du comte de Chambord : « Henri V ».La vie ne sera pas tendre avec elle : son mari, le duc de Berry, sera poignardé par Louvel en 1820. Mais la duchesse n’était pas du genre à se laisser abattre. Elle initia en ces années de Restauration un accès à la mer qui n’avait rien d’évident – les plages et grèves étant répertoriées « zone militaire » dans bien des cas, ou étaient considérées (art.1717 Code civil) comme des « laisses de mer » où le public ne mouillait ses jambes que dans le but de se nourrir de mollusques et poissons de plage. Les premiers plongeons de la duchesse dans la Manche font d’elle la véritable initiatrice des bains de mer, que les Français pensent dater de Morny (qui fonde Deauville en 1864) ou du Front Populaire (1936), avec la célèbre et touchante lettre d’un vieil homme à Léon Blum : « Monsieur le Président, grâce à vous, je vais mourir en ayant vu la mer ». Plus d’un siècle plus tôt, en août 1824, le premier bain ducal avait été salué par une salve de vingt et un coups de canon tirés du château. On ignore en revanche quelle nage pratiquait l’intrépide duchesse.