Article publié dans Histoire Magazine N°1
Le mardi 9 juin 1795, à onze heures et demie du matin, près de la fenêtre de la chambre du deuxième étage de la tour du Temple, le corps du petit Louis XVII repose à l’endroit même où Louis XVI, son père, jouait aux dames avec lui, aux premiers temps de leur captivité. On attend une délégation révolutionnaire. Il fait déjà chaud. La Convention envoie plusieurs commissaires chargés de constater le décès du « fils Capet ».
Près de quinze personnes viennent procéder à l’identification du corps, dans la plus parfaite indifférence. Puis les sept commissaires et les quinze officiers de la Garde nationale repartent après avoir signé le procès-verbal constatant l’identité et le décès de Charles-Louis Capet. Barras demande à son ami Bergoeing, lui-même médecin et membre du Comité de sûreté générale, de nommer les médecins qui pratiqueront l’autopsie. Le célèbre chirurgien Desault et, à sa suite, ses amis Chopart et Doublet, sont récemment décédés. Tous trois se sont occupés un court moment du petit Roi. La situation exceptionnelle exige un médecin digne de la Révolution. Suivant la procédure habituelle, Bergoeing appelle deux chirurgiens réputés, Pelletan et Dumangin, et deux médecins légistes, Lassus et Jeanroy. C’est l’occasion de réunir les sommités du monde médical révolutionnaire, après avoir laissé l’enfant dépérir, sans soin ni traitement. Dumangin est tout désigné pour examiner celui qu’il avait déjà vu, une semaine plus tôt, en compagnie de Desault. Médecin-chef de l’Hospice de l’Unité et bien acquis aux idées nouvelles, il dispose d’un savoir hors pair dans le traitement du rachitisme. Pelletan est nommé à la place de Desault, chirurgien en chef à l’Hospice de l’Humanité. Médecin brillant, il est à la fois spécialiste des maladies osseuses et praticien appelé sur tous les fronts de la guerre. Lassus a été le chirurgien des filles de Louis XV. À la Révolution, il fuit en Italie. Revenu en France, ses hautes compétences lui évitent la guillotine, et il peut réintégrer ses fonctions. On lui doit un Traité élémentaire de médecine opératoire qui fait autorité dans toute l’Europe. Bergoeing l’a placé à la tête du tout nouvel Institut médico-légal de Paris. Jeanroy a été régent de l’ancienne faculté de médecine de Paris et médecin consultant de Louis XVI. Il contracte à Dinan, en 1778, une fièvre maligne dont il guérit par miracle. Particulièrement apprécié pour ses qualités de coeur, il est connu pour ne jamais taxer ses malades et pour ne se faire payer qu’à hauteur des capacités de chaque patient. Spécialiste de la classification des maladies, Bergoeing juge nécessaire de l’adjoindre à Dumangin, afin de confirmer le diagnostic de ses confrères. Les quatre médecins chargés de l’autopsie entrent dans la pièce et entourent le corps. L’examen durera quatre heures.
Le corps est mis à nu et étendu sur le dos. L’autopsie est pratiquée selon les procédures décrites dans un manuel d’autopsie médico-légale, publié en Allemagne quelques années auparavant. On commence par
tondre l’enfant. Avant de l’ouvrir, les médecins constatent les signes de la mort, la pâleur, la rigidité, la fixité du regard. Puis ils constatent les tumeurs du genou droit et du poignet gauche. On incise les abcès et
libère un liquide grisâtre. Le conventionnel Damont, qui s’était porté volontaire « par curiosité », obtient une mèche de cheveux, gracieusement remise par Pelletan. On découpe ensuite le cuir chevelu, avant de scier le crâne au-dessus des orbites. La scie a été préférée au marteau, moins précis. Dumangin incise le ventre selon une coupe longitudinale. Il s’en écoule un demi-litre de liquide purulent. Les médecins constatent la présence de nombreux tubercules répartis sur tous les intestins, contenant un liquide semblable à celui trouvé dans le poignet et le genou. Puis on ouvre les intestins sur toute leur longueur. L’intérieur paraît sain aux chirurgiens. Mais l’estomac présente des tubercules semblables aux précédents. OEsophage, intérieur de l’estomac et intestins sont sains : l’enfant n’a de toute évidence pas été empoisonné. Le cerveau est également examiné. Il ne présente aucune anomalie. Pelletan et Dumangin ouvrent le thorax. Les poumons et le coeur sont retirés et examinés avec soin. Ils paraissent sains.
Pelletan, désireux de garder un souvenir du dernier des Capétiens, soustrait, à la dérobée, le coeur de l’enfant, l’enveloppe dans son mouchoir, et le glisse dans sa poche.
Les médecins concluent à l’existence d’un « vice scrofuleux » préexistant et responsable de la mort de l’enfant — ainsi nommait-on ce que la médecine moderne appelle désormais « tuberculose ganglionnaire ».
Malgré la mort de Louis XVII dûment constatée et l’autopsie décrite dans un rapport signé et contresigné par les médecins présents, une frénésie « survivantiste » va agiter les esprits à la Restauration, et être à l’origine d’une des controverses les plus passionnantes de l’histoire de France. Il y a cinq ans, j’ai à la demande des éditions Ring effectué un important travail de recherche pour tenter un éclaircissement sur la question. Je n’avais aucun a priori de départ. D’une nature plutôt portée au merveilleux, j’étais sensible à l’idée que Louis XVII eut pu être enlevé du Temple, et remplacé par un autre enfant. Sa survivance, et l’éventualité d’une descendance, mettraient la République en demeure de reconnaître un héritier légitime au trône de France. La monarchie trouverait un souffle nouveau. Politiquement, c’eût été un coup de tonnerre sans précédent depuis la première Restauration.
Pourtant, à mesure que je répertoriais, classais, examinais les paramètres innombrables qui intervenaient dans la genèse de « l’affaire Louis XVII », se dessinait une intuition qui allait rapidement devenir une certitude.
A la somme impressionnante de questions auxquelles les « survivantistes » avaient répondu par des « preuves » en nombre tout aussi pléthorique, je découvrais au fil de mes recherches des réponses et des arguments d’une toute autre nature. Là où les survivantistes accumulaient les imprécisions, cultivaient les ambiguïtés, forgeaient, par ignorance, des questions qui n’avaient pas lieu d’être, ou bien mentaient tout bonnement pour inventer des preuves qui n’existaient que dans leur fantaisie, je découvrais un enchaînement implacable de logique, assorti d’un contingent d’arguments imparables, lesquels m’apportaient la certitude que Louis XVII était bien mort au Temple.
Résumer toute ma démonstration dans un article est impossible. Je tenterai d’en faire une brève synthèse. J’invite le lecteur qui désirerait connaître l’intégralité de l’affaire à lire mon ouvrage paru en 2016, Sang Royal, aux éditions Ring.
Le Petit Louis XVII, avant d’être nommé ainsi après la mort de son père, se nommait Charles-Louis. Il entra dans la prison du Temple fin 1792, comme son père, sa mère, sa tante et sa sœur. La Révolution, qui vivait dans la hantise que la famille royale ne s’échappe, déploya un trésor d’ingéniosité pour empêcher toute évasion, et toute exfiltration. On mit des muselières aux fenêtres, pour n’être pas vu de l’extérieur. On posta un imposant corps de 287 soldats dans le Palais du comte d’Artois, à l’entrée de la forteresse. On plaça un corps d’officiers municipaux au rez-de-chaussée de la Tour. Puis un deuxième corps de garde au premier étage. On accédait aux captifs, répartis dans les second et troisième étages, par un escalier à vis fermé par sept guichets groupés par deux sur chaque palier. Chaque porte n’est ouverte que lorsque la précédente
est fermée. Huit membres de la Commune sont affectés à la surveillance des prisonniers. Un pour le Roi, un pour la Reine, six pour le Conseil.
Les jours se suivent, tous semblables, tous subordonnés à la surveillance paranoïaque de la Révolution. En janvier 1793, Louis XVI est guillotiné. En septembre, c’est au tour de Marie-Antoinette de « cracher dans le sac », selon le mot très respectueux du Père Duchêne. Le petit Charles- Louis, devenu Louis XVII, est mis à l’isolement dans une partie de la chambre du deuxième étage. Son état va se dégrader rapidement. Des symptômes de tuberculose osseuse apparaissent assez vite. Le cordonnier Simon, que Marat a nommé pour faire l’instruction du « fils de la guenon », fait boire au petit captif un litre de vin par jour ; avec la complicité de Hébert, il décide de « l’emputiner », verbe dont je crois inutile de donner une définition. Lors du procès de Marie-Antoinette, c’est un enfant ivre, hagard, qui d’une main tremblante signera le rapport affirmant que sa mère est incestueuse. Face à l’état inquiétant du petit, qui va sur ses dix ans, on va faire venir des médecins. Certains valets de la tour vont se prendre d’affection pour cet enfant, qui se montre tendre et reconnaissant avec les rares personnes qui ne le maltraitent pas. En juin 1795, un commissaire est délégué pour rapporter à Convention l’état dans lequel il a trouvé Louis XVII. Il se contentera de dire « le gamin est arrivé à un état d’idiotie et de délabrement à peu près absolu. À mon avis, dans deux semaines il a crevé ». La touchante prophétie va se réaliser. L’enfant meurt le 6 juin dans les bras de Lasnes, un valet de la Tour, qui gardera quelques minutes, pressé contre son coeur, secoué de sanglots, ce descendant d’Hugues Capet en qui lui, homme simple et bon, ne voyait qu’un petit enfant comme les autres, et à qui il s’était profondément attaché. Le traumatisme est terrifiant pour les nostalgiques de la monarchie. Cette mort, survenue à l’abri des regards dans une des prisons les plus impénétrables de l’histoire de France, excite les esprits. Sous Louis XVIII, parvenu au trône de son frère, surgissent un peu partout en France des gens qui prétendent être Louis XVII échappé du Temple. D’anciens aristocrates, ministres de Louis XVI, prennent parti pour l’un ou pour l’autre. Mais c’est un certain Nandorff, personnage énigmatique venu de Prusse, qui va commettre l’exploit de se faire accepter comme Louis XVII. Exploit, oui. Car Naundorff n’a pour ainsi dire rien de l’enfant qu’avait fréquenté l’entourage de Louis XVI. Brun corpulent, yeux noirs, parlant un français plus qu’approximatif assorti d’un fort accent teuton, il en connaît pourtant très long sur la petite enfance de
Charles-Louis. Il va emporter l’adhésion de tous les survivants de la cour en reconnaissant une petite veste bleue, que l’ancienne gouvernante de l’héritier des Capétiens lui présentera comme « un manteau qu’il a porté aux Tuileries ». Question à laquelle Naundorff répondra par un coup de poker incroyable : « je le portais en effet, mais ce n’était pas aux Tuileries, c’était à Versailles. » La gouvernante, effondrée, pliera le genou devant celui qui sera pour elle, définitivement, Louis XVII ressuscité. Dès lors, tous vont se mobiliser pour faire reconnaître leur champion. On va commencer par remettre en cause le rapport d’autopsie ; ce dernier, dit-on, commence par une phrase ambiguë : « un enfant qu’on nous a dit être Charles-Louis Capet ». Selon les survivantistes, cela signifie que les médecins n’ont pas reconnu formellement l’enfant royal. Hélas, dans leur ignorance crasse, les défenseurs de Naundorff n’ont pas pris la peine de se renseigner sur la forme légale que doit revêtir un rapport d’autopsie. Ils auraient vu qu’à ce jour, la formule « qu’on nous a dit être » est juridiquement obligatoire, et ce depuis la Révolution. Des fouilles auront lieu au cimetière de la Madeleine, pour retrouver le royal cercueil. On mettra au jour des ossements qui sont ceux d’un enfant de 14 à 17 ans, accompagnés de mèches de cheveux rouges. Preuve que l’enfant qu’on a enterré n’était pas Louis XVII. Hélas, les rapports d’autopsie des exhumations successives comporteront des contradictions effarantes, sur la
couleur des cheveux, sur le nombre d’os découverts. On invoquera une trace de dérapage de la scie qui opéra le découpage de la boîte crânienne de Louis XVII, et qu’on a retrouvée sur le crâne de l’enfant exhumé, pour prouver que l’enfant enterré était bien l’enfant examiné dans l’autopsie faite au Temple, mais n’était pas Louis XVII. Hélas, les survivantistes, rendus aveugles par le délire, ne virent pas que le crâne de l’enfant examiné au Temple, découpé « un peu au-dessus des orbites », ne pouvait être celui découvert dans la tombe, qui lui était découpé au-dessus du front.
Dans leur obsession à arroser de preuves leur fanatique conviction, ils accumulèrent les imprécisions, dénonçant par ailleurs un mensonge généralisé autour de la mort de l’enfant.
À les écouter, tout le monde avait menti : les commissaires du Temple, les chirurgiens, les infirmiers, les valets, les porte-clés, les proches de Louis XVI, Louis XVIII, la Duchesse d’Angoulême, Barras, Robespierre, au total une centaine de gens qui, pour s’accorder, auraient dû se concerter dix ans avant. En revanche, les survivantistes n’hésitèrent pas à accorder leur crédit à l’armée d’illuminés et de tarés qui entouraient Naundorff, dont la moitié appartenaient à une secte dans laquelle ils portaient des noms d’anges, se réunissaient pour invoquer les esprits et se vautrer dans l’orgie, et l’autre à des gens que la Révolution avait rendu à peu près imbéciles, ou amnésiques. Jules Favre, célèbre avocat de l’époque, osa se commettre dans cette fosse septique, et cita des témoins qui n’avaient pour tout état civil …que leurs initiales ! Lui, dont la réputation d’honnêteté faisait l’unanimité dans tous les courants politiques, osa citer des témoignages extravagants, dont un exemple suffit à montrer la nature : une femme lui avait confié, paraît-il, de la part d’un ami d’un ami d’une parente de Barras, que « puisque Louis XVII n’était pas mort, c’est qu’il était en vie ».
Le vent de folie souffla jusqu’à la fin du XIXème siècle. En 1896, on fit une nouvelle expertise. On sortit une fois de plus le cercueil litigieux. La conclusion fut identique à celle de 1846 : Louis XVII n’était pas mort au Temple. Là encore, le nombre d’incohérences sautent aux yeux, qu’il est fastidieux de rapporter ici. Mais il fallut qu’un docteur Labrousse publie dans un journal de l’époque un article impitoyable pour envoyer aux latrines les conclusions des prétendus médecins légistes. Le courageux docteur, dans une tribune spéciale, s’étonnait que tous les gens présents lors de l’autopsie aient été sans exception des partisans de Naundorff. Mes recherches personnelles m’ont en outre appris que tout ce beau monde appartenait à la même loge de francs-maçons. Le docteur Labrousse, hors de lui, « déclarait nulles et non advenues les conclusions du collège d’experts ». Au XXème siècle, des grands noms se sont ralliés aux Naundorffistes. On vit Alain Decaux et André Castelot soutenir des thèses que de nombreux historiens rigoureux avaient déjà démolies un demi-siècle avant. Écrire sur la mort de Louis XVII expose, encore aujourd’hui, à de violentes attaques de la part des partisans de la thèse survivantiste. Il reste que la Révolution, en assassinant un enfant de dix ans qui n’avait d’autre tort que d’être de sang royal, après lui avoir fait subir mille sévices, s’est rendue coupable d’un infanticide d’État à jamais impardonnable, et qui suffit à disqualifier toutes les litanies égalitaro-fraternitaires. Comptant sans doute sur l’effarante capacité d’oubli des Français, on a laissé l’offense enterrée dans la mémoire du pays.•