<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec Alain Cabantous : Les Mutins de la Mer, rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale au XVIIe-XVIIIe  siècles
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Photo : Les révoltés du Bounty, film réalisé par Frank Lloyd (1935). MGM
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Entretien avec Alain Cabantous : Les Mutins de la Mer, rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale au XVIIe-XVIIIe siècles

par | N°12 Histoire Magazine, Pirates : héros et rebelles des mers

À distance de la publication initiale en 1984 de « La vergue et les fers. Mutins et déserteurs dans la marine de l’ancienne France », Alain Cabantous a enrichi son étude des travaux réalisés ces trente dernières années, pour nous livrer ” Les mutins de la mer” aux éditions du Cerf, un ouvrage, dense et passionnant, qui au-delà des légendes façonnées par la littérature, le cinéma et la BD, dresse le portrait de ces marins rebelles, mutins, déserteurs ou pirates en Europe occidentale des XVIIe et XVIIIe siècles.

Article publié dans Histoire Magazine N°12

HM: Lorsque l’on évoque « la vie du bord » dans le courant des XVIIe et XVIIIe siècles, du temps de la marine à voile, et notamment à travers les récits maritimes, deux pôles sont incontournables : les tempêtes et naufrages, et la mutinerie des marins. La rébellion des marins est-elle à ce point une réalité indissociable du peuple marin?

AC: Absolument pas. Les données archivistiques sont formelles : les mutineries collectives sont très rares. Reste pourtant à savoir ce que l’on entend par « mutinerie ». Si l’on considère qu’elle relève de tout acte de contestation (une parole proférée contre un supérieur, un geste de mauvaise humeur, le refus d’exécuter un ordre, etc.) alors, elles sont évidemment beaucoup plus nombreuses à ceci près qu’elles échappent à l’historien puisque la plupart de ces manifestations ne sont pas mentionnées par écrit.

HM: Les villes portuaires jouissent d’une très mauvaise réputation auprès des écrivains, des voyageurs de l’époque qui s’en font l’écho. Quelles en sont les raisons? Et cette réputation est-elle justifiée?

AC: Effectivement, toutes les villes portuaires sont considérées comme des territoires de forte insécurité. Celle-ci serait favorisée par certaines facilités associées aux échanges commerciaux : par les vols possibles de marchandises sur les quais, les trafics de contrebande en tous genres. De plus, les mouvements maritimes qui déversent des équipages entiers, le désarmement des flottes de guerre, bref l’irruption d’une population tenue pour instable, favorisant l’essor de la prostitution, le tout associé à un moindre encadrement répressif étaient mis en avant par les administrateurs ou les observateurs. En fait, à y regarder de près, on trouverait de semblables causes dans de nombreuses villes d’Europe intérieure qui représentent dans l’un des discours dominants du XVIIIe siècle le territoire de la corruption. Mais dans les ports ou ailleurs, l’arrivée de l’autre bouleverse l’ordre ancien et « crée un autre ordre du monde » (Erich Leed).

HM: Vous écrivez «La prétendue “vocation” maritime n’est pas la chose du monde la mieux partagée.» Pourquoi?

AC: Parce que généralement, on ne choisit pas d’être marin. L’appel du large, le goût de l’aventure ne touchent qu’une infime minorité de ceux qui s’engagent sur un bâtiment que ce soit la pêche ou le commerce.

On devient navigant parce que l’on ne peut faire autrement, par tradition familiale, par nécessité économique alors que chacun sait l’extrême dureté de la profession, les éloignements répétés et les risques importants pour sa vie même.

HM: La nécessité de mobiliser des équipages notamment en période de guerre est source de rébellion. Comment s’effectuait le recrutement et plus précisément en quoi consistait le système de «classes»?

AC: Ce système est mis en place en France à l’époque de Colbert (entre 1669 et 1673) lorsque le souverain ambitionne de créer une véritable marine de guerre conquérante face aux autres puissances maritimes (Angleterre et Provinces-Unies).

Dès lors, tout navigant devra un service militaire obligatoire tous les trois ou quatre ans selon les provinces. Pendant cette année-là, il ne pourra embarquer ailleurs de manière à être disponible. Le système comportera des accommodements surtout en temps de paix, évoluera tout au long du XVIIIe siècle apportant quelques améliorations pour les hommes, en particulier la création de la Caisse des Invalides, un système de retraite avant la lettre.

Press gang. Caricature (1780).

HM: L’enrôlement des marins en Angleterre diffère de celui de la France. Quel est ce système dit de la «presse»?

AC: Le système de la presse, qui avait été pratiqué en France avant 1650, est beaucoup plus brutal puisqu’il s’agit, de la part d’une organisation officielle, l’Impress Service, de rafler les hommes dans les bouges, les tavernes ou les bordels voire à bord des navires qui sont près d’accoster. Toutefois ces recrutements forcés ne concernent qu’une partie des hommes de la Navy. Les autres sont soit des volontaires, soit des gens de l’intérieur. Il n’empêche. Le système a été maintes fois dénoncé au nom de la liberté individuelle… et maintenu.

HM: Dans les ports anglais, les «press gangs» rencontrent une forte opposition de la part de la population, qui vit ces enrôlements forcés comme une « violence d’État » inacceptable…

AC: Oui, une violence étatique à l’endroit de la liberté, mais simultanément une intrusion qui entrave la liberté du commerce puisque les armateurs avaient souvent du mal à recruter des hommes pris par la presse. Néanmoins, certaines municipalités profitaient aussi du système pour se débarrasser des marginaux en les livrant à l’Impress.

Un gang de presse s’empare d’un marin sous les yeux de sa famille. Illustration de la chanson populaire The Neglected Tar’

HM: Quels étaient les stratagèmes pour échapper à la conscription?

AC: Il y eut, dans les premiers temps des classes, des soulèvements collectifs de villes ou de provinces entières (le Pays basque par exemple) pour refuser tout enrôlement. Puis au cours du XVIIIe siècle, les résistances devinrent plus individuelles en dépit des révoltes des gens des rivières que l’on avait décidé d’enrôler. On feignait une maladie, une infirmité, on s’enfuyait aussi à l’étranger et parfois même chez l’ennemi!

HM: Cette résistance à l’enrôlement de force pousse même les marins à prendre les armes contre les bâtiments de la presse…

AC: Par comparaison, l’opposition à la presse demeura probablement beaucoup plus violente et collective en Angleterre. Et effectivement, surtout au moment des guerres, il n’était pas rare de voir des équipages, pris par la presse ou en passe d’être pris, affronter les hommes du press gang.

La mutinerie de Spithead. Les marins refusent de prendre la mer.(1797)

HM: À l’origine des troubles dans les villes portuaires, bien souvent il s’agit d’émeutes de subsistance, non-versement des soldes, des salaires, dans lesquelles les femmes interviennent très souvent…

AC: Il convient de bien distinguer les choses. Les émeutes de subsistance ne sont propres ni aux populations maritimes ni aux ports. Ce qui caractérise plutôt les formes de rébellion ce sont les nombreux conflits du travail ou la résistance à l’autorité de l’État avec les manifestations pour le paiement des soldes et le refus des classes ou de la presse. Il est facile de comprendre que la dimension économique conduisait les femmes en première ligne puisque ce sont elles qui géraient le quotidien et très souvent en l’absence des maris ou des pères, qui plus est.

HM: Quels sont les motifs de mutinerie?

AC: Elles sont évidemment très nombreuses et concernent en priorité les conditions de la vie à bord: la nourriture, l’hygiène, l’état du navire, les mauvais traitements, la dureté de la discipline. Mais aussi la longueur des expéditions, l’incompétence du capitaine ou des officiers. Sur les navires de course, la question de la durée de la campagne, manifestée par le refus de chasser, est l’une des sources de la contestation entre les armateurs et les équipages.

Une délégation de marins élabore les conditions de la mutinerie de Spithead. Caricature de Cruikshank.

HM: Les Anglais vont connaître des mutineries massives alors que l’on est en plein conflit international. Quelles en sont les motivations?

AC: Effectivement, au cours du printemps 1797, deux grandes mutineries qui, là, touchent des escadres entières vont faire émerger des revendications classiques surtout après les campagnes épuisantes menées par la Navy depuis 1793 : augmentation des soldes, paiement des arriérés, permissions plus fréquentes. Plus novatrice : la demande de disposer d’un droit de veto pour refuser la nomination d’officiers jugés indésirables.

HM: La période révolutionnaire en France affecte également l’organisation de la Marine, avec des désertions d’officiers, un relâchement de la discipline, et surtout une défiance de l’équipage vis-à-vis de ceux qui représentaient l’ordre ancien. Les causes de trouble à bord sont d’un autre ordre que dans la marine anglaise…

AC: Oui et non. Non parce que l’on retrouve des revendications classiques (sur la nourriture, l’état des navires ou les soldes) et que, là aussi, c’est d’abord la marine de guerre qui se trouve concernée. Oui parce que s’y adjoignent des perspectives politiques comme le refus du nouveau code naval, la crainte d’une trahison des chefs de guerre (surtout après la prise de Toulon). En effet, les officiers du Grand Corps, tous nobles, avaient massivement émigré, ceux qui restaient étaient souvent tenus pour suspects et leur autorité remise en cause radicalement et frontalement.

HM: Les marins qui se rebellent et désertent ne deviennent pas tous pirates. Combien de pirates dénombre-t-on selon les périodes?

AC: Impossible de répondre à cette question sinon à dire qu’ils furent plusieurs milliers à sillonner l’Atlantique et l’océan Indien aux 17e et 18e siècles. Comme il est difficile de penser que les pirates sont d’anciens mutins ou d’anciens déserteurs reconvertis même s’il y en eut.

HM: Qu’est-ce qui motivait les marins à devenir pirates?

AC: Les motivations sont extrêmement variables selon les individus et leur histoire. Si quelques-uns éprouvent une fascination pour la flibuste afin de changer de condition, la plupart intègrent ce monde par d’autres voies. Parfois ils n’ont pas le choix. Lorsque par exemple, des équipages de pêcheurs ou de navires marchands sont arraisonnés par les pirates et que ces derniers embarquent les plus jeunes (mousses et novices) pour reformer leurs effectifs. Beaucoup de pirates viennent aussi de milieux qui ne sont pas directement liés à la navigation: voyez la capture des gens des côtes, l’arrivée d’engagés coloniaux en fin de contrat ou d’esclaves noirs en fuite. Mais, en tous cas, dans ce domaine, la piraterie n’est pas fille de la course.

Capture du pirate Barbe Noire, 1718 représentant la bataille entre Barbe Noire et Robert Maynard dans la baie d’Ocracoke. Représentation romancée par Jean Leon Gerome Ferris en 1920.

HM: Au cours du XVIIIe siècle, l’image du pirate évolue, marquant la fin de l’âge d’or de la piraterie. Quelles en sont les raisons?

AC: À partir des années 1720, alors que la piraterie a été éradiquée au moins aux Antilles, le discours utilitariste condamne ce brigandage maritime qui, hier encore, entravait les trafics mettant à mal l’économie des échanges comme la cohésion sociale en faisant peser ses menaces sur les villes coloniales. La violence pirate ne fait plus rêver. Le personnage de l’aventurier a pris d’autres formes que celles de l’utopie et de l’égalité démocratique flibustière. Et c’est alors la fiction littéraire (Defoe, Lesage, Voltaire) qui prend le relais pour que le pirate de jadis ou ce que l’on imaginait qu’il fût continue d’exister.

HM: On constate une certaine mansuétude dans les peines infligées aux marins rebelles ou déserteurs. Et on pointe là la responsabilité des officiers. Les actes de rébellion, les désertions bien souvent sont provoqués par les officiers, les armateurs…

AC: La mansuétude effective à l’égard des mutins et des déserteurs, au regard de ce qui se passe dans l’armée de terre, résulte à la fois de la nécessité de ne pas faire fuir ces hommes vers d’autres professions puisque le souverain en a besoin et de la reconnaissance des difficultés importantes de la vie à bord comme de la responsabilité fréquente des officiers dans l’origine de la rébellion.

HM: La désertion des marins était parfois provoquée par les officiers eux-mêmes d’un commun accord avec les armateurs?

AC: Pas besoin d’un accord avec l’armateur qui n’est pas à bord généralement. Mais parfois d’une entente entre le capitaine et le marin jugé turbulent. Déserteur pendant quelque temps, le marin sait qu’il trouvera aisément un autre engagement pour se rapatrier.

La mutinerie de la Bounty. Fletcher Christian et les mutins débarquent le lieutenant William Bligh et 18 autres dans une chaloupe. 1790. Peinture de Robert Dodd.

HM: Des auteurs ont interprété ces mouvements de rébellions, de mutinerie des marins comme l’expression d’un collectivisme et un radicalisme maritimes. Que pensez-vous de cette analyse?

AC: Selon certains historiens anglo-saxons, le radicalisme maritime est une culture spécifique antiautoritaire, égalitaire, internationaliste qui fait de la mutinerie le moyen privilégié de résister à la pression de l’exploitation capitaliste. La proposition est séduisante, mais mérite d’être interrogée au miroir des archives qui révèlent bien peu de mutineries eu égard au développement des trafics maritimes surtout au 18e siècle. Si le caractère international des équipages est évident, il n’exclut pas pour autant des rivalités nationales ou «régionales» à bord. L’égalitarisme, qui s’inspirerait de la société pirate, n’efface pas les hiérarchies du bord même après une mutinerie collective victorieuse. Disons enfin que cette contre-culture est d’abord une autre forme de «culture populaire» privilégiant la gestuelle et l’oralité, vecteurs essentiels de la transition, sans être spécifique de ces milieux.

HM: Les récits maritimes ont abondamment inspiré les auteurs de romans historiques, en particulier à partir de la fin du XVIIIe siècle, mais également les cinéastes, et on pense à l’histoire presque incroyable survenue à l’équipage de la Bounty qui a été une large source d’inspiration…

AC: Oui, mais à ceci près que l’aventure de la Bounty (avril 1789) est proprement exceptionnelle non dans ses causes, mais dans ses prolongements: entre la prouesse nautique de Bligh navigant sur avec quelques fidèles sur une petite embarcation plus de 6 500 km; la vie des anciens mutins à Pitcairn, le retour des prisonniers vers l’Angleterre sur un navire qui fait naufrage. La fiction était dépassée par la réalité.

Les mutins de la mer, Alain Cabantous et Gilbert Buti, Les éditions du Cerf.

À propos de l’auteur
Alain Cabantous

Alain Cabantous

Alain Cabantous, professeur (émérite) en histoire moderne, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne travaille essentiellement dans deux domaines : l’histoire sociale des populations maritimes de l’Europe du Nord-Ouest ; l’histoire sociale de la culture occidentale aux XVIIe et XVIII e siècle. Derniers ouvrages parus, De Charybde en Scylla, Risques et fortunes de mer (XVIe-XXIe siècle). Paris, Belin, 2019 (avec Gilbert Buti), Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (XVIe-XXIe siècle), Paris, Payot, 2020 (avec François Walter), Les mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale (XVIIe-XVIIIe siècles) , Paris, Cerf, 2022 (avec la participation de Gilbert Buti)
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