<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’An  40. La bataille de France. Entretien avec Eric Teyssier

On connaît Éric Teyssier historien, auteur de plusieurs ouvrages de référence, de biographies remarquées (Spartacus, Commode), ce passionné de reconstitution historique se révèle aussi excellent romancier. Avec L’An 40 la bataille de France, il signe le premier opus d’une grande fresque sur la Seconde Guerre mondiale. Las de voir Américains et Britanniques se tailler la part du lion au cinéma dans l’évocation des évènements, Éric Teyssier rêve de voir un jour le point de vue « français » sur la Seconde Guerre mondiale porté à l’écran. Et pourquoi pas avec une adaptation de son roman ? Entretien …

Votre ouvrage relate les évènements entre le 15 mai et le 1er juillet 1940. Pourquoi avez-vous opté pour la forme romanesque ?
Eric Teyssier : Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord, j’ai déjà goûté à ce genre avec mon premier roman « Napoléon est revenu » et cela m’a beaucoup plu. Le roman donne une liberté que ne permet pas l’ouvrage historique classique. Il permet d’entrer dans le secret des discussions entre dirigeants. Voir le rôle que peuvent avoir les personnages réels de leur entourage et certains anonymes que j’ai imaginés. Leurs destins témoignent de ce qu’ont vécu une multitude d’hommes et de femmes que l’Histoire oublie parfois. Et puis, il y a eu un déclencheur. J’ai beaucoup aimé deux films anglo-saxons, « Dunkerque » et « Les heures sombres ». Ces deux longs métrages traitent de la période mai-juin 1940 du point de vue des Anglais. Comme toujours, le rôle des Français y est ignoré ou caricaturé. En France, cela a irrité de nombreux internautes.

Vous en faisiez partie ?
Eric Teyssier : Oui parce que parler de Dunkerque avec seulement deux plans consacrés au Français constitue une réécriture malhonnête de l’Histoire. Non, parce que ce sont deux bons films, notamment « Les heures sombres » qui montre Churchill face au pire moment de l’Histoire de l’Angleterre. En fait, l’Histoire est une question de point de vue. Il ne faut pas demander aux Anglo-Saxons de s’intéresser à notre Histoire, c’est à nous de le faire. Alors j’ai pris ma plume.

Votre récit sonne juste. Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé ?
Eric Teyssier : Même dans mes romans, je demeure avant tout un historien. Je suis parti des récits familiaux. J’ai eu la chance d’avoir bien connu mes quatre grands-parents. Ils me parlaient souvent des deux guerres. Leurs témoignages ont été une source d’inspiration, notamment cette référence aux chars, car mon grand-père paternel avait combattu en 1918 dans ces engins. Cela a suscité chez moi un intérêt très précoce pour l’histoire des guerres mondiales, et notamment pour 1940 avec cette question, « pourquoi avons-nous été vaincus vingt-deux ans après la victoire de 1918 ». Cet intérêt m’a conduit à enseigner l’histoire de la Seconde Guerre mondiale à l’université de Nîmes afin de transmettre la connaissance de ce conflit. Sur ces bases, j’ai fait des recherches approfondies. J’ai relu les mémoires des grands que je connaissais déjà. Les écrits de Reynaud, Weygand de Gaulle et Churchill étaient déjà dans ma bibliothèque. Mais ces grands acteurs écrivent après coup pour défendre, valoriser ou justifier leur action. J’ai alors découvert des récits…( S’abonner pour lire la suite) moins connus qui émanent de leurs proches conseillers qui ont publié leurs journaux intimes de l’époque. Ces personnages n’ont rien à justifier ou à défendre et livrent des impressions au jour le jour. C’est le cas de Rolland de Margerie. Ce conseiller diplomatique de Paul Reynaud est au cœur des décisions et son regard est d’une lucidité étonnante. Son témoignage, croisé avec celui d’autres acteurs, offre de véritables pépites avec des scènes que l’on croirait inventées, mais qui sont authentiques.

Quel genre de scène par exemple ?
Eric Teyssier : Il y a notamment ce moment tragique du dernier conseil des ministres à Paris, juste avant l’évacuation de la capitale. Pétain qui est un peu sourd comprend mal ce qui se dit et fait une réflexion complètement décalée. La tension est telle que tous les ministres éclatent d’un fou rire nerveux que le Président Lebrun ne parvient pas à calmer. Seul le roman historique permet de rendre cette ambiance parfois tragi-comique de l’Histoire qui, à mon sens, possède une intensité toujours supérieure aux meilleures fictions.

R35 avec ses deux hommes d’équipage. Association France 40 Véhicules Photo Olivier Debras
Page de droite : Char B1 bis musée des blindés de Saumur. Photo E Teyssier.

Le portrait que vous dressez des élites nous éclaire sur leurs nombreuses défaillances. Quelles sont celles qui furent déterminantes dans cette défaite ?
Eric Teyssier : Il y a bien sûr l’impréparation morale plus que matériel, car l’armée française est loin d’être démunie sur ce plan. Des oppositions héritées du temps de paix, entre Daladier et Reynaud notamment, empêchent de prendre les bonnes décisions. Et puis, il y a la panique. Le coup de fil de Reynaud à Churchill sur lequel j’ouvre mon livre est révélateur. Après cinq jours de combats, le président du conseil français dit déjà à son homologue que la bataille est perdue. Cet effondrement psychologique que l’État-major transmet aux décideurs politiques contraste avec le courage des troupes sur le front, mais aussi des civils qui doivent affronter des situations hors normes.

Quelle est l’analyse des « politiques » et de l’État-major à ce moment-là ?
Eric Teyssier : Très vite, les militaires parviennent à convaincre les politiques qu’il n’y a plus rien à faire et que les Allemands ont gagné la partie. Dès le 16 mai, Churchill débarque à Paris et assiste, comme beaucoup de Parisiens, au spectacle des fonctionnaires des Affaires étrangères qui brûlent les archives sur les pelouses du ministère. Lorsqu’il demande au généralissime d’engager ses réserves, Gamelin répond qu’il n’y en a pas et que les Allemands peuvent être à Paris dans moins de 48 heures. Pourtant, sur le terrain, les soldats français se battent avec courage. d’autres solutions peuvent être imaginées, mais la tentation de baisser les bras domine chez les politiques. Les exceptions comme Churchill sont rares. Dans cette tourmente, le Premier anglais joue un rôle crucial que je souligne car à Londres aussi certains pensent déjà à cesser le combat.

“Tandis que Churchill ordonne le rembarquement de ses troupes à Dunkerque, le colonel de Gaulle se bat sur le champ de bataille avec des moyens souvent dérisoires.”

De Gaulle et Churchill ont une autre vision…
Eric Teyssier : Oui, et il est intéressant de croiser leur parcours durant ces journées. Tandis que Churchill ordonne le rembarquement de ses troupes à Dunkerque, le colonel de Gaulle se bat sur le champ de bataille avec des moyens souvent dérisoires. Devenu secrétaire d’État début juin, il rencontre Churchill à Londres. Le courant passe entre ces deux hommes. Ils sont à la fois proches et très différents, ils partagent la ferme conviction que la guerre n’est pas perdue, mais ils sont bien seuls.

On suit les péripéties de ces cinq « compagnons de lutte » embarqués dans un char de combat et qui constituent, en quelque sorte, une microsociété de l’époque…
Eric Teyssier : Parallèlement au vécu des « grands », j’ai voulu mettre en contre point le sort des combattants. Les récits de mes grands-pères m’ont influencé. J’ai effectivement voulu reconstituer une microsociété à l’intérieur du meilleur char de l’époque. Ce B1 bis emporte un équipage de cinq hommes venus des quatre coins de France. Ils sont de milieux sociopolitiques très différents, à l’image de cette France de l’An 40. Au-delà de leurs différences, ils ont tous été marqués dans leur enfance par la guerre de 14 encore si proche. Ils ont aussi la conviction de se battre pour une juste cause contre un envahisseur. Dans ce char, ils vivent une sorte de « road movie » qui leur fait traverser la France depuis Sedan jusqu’à Périgueux. Sur ce parcours, ils combattent sans cesse avec parfois de francs succès. Tous les affrontements que je raconte sont authentiques. Ils s’inspirent directement des carnets de route de tankistes français et des journaux de marche des unités de chars. Ils présentent des combattants qui luttent avec courage dès le 10 mai 1940. Dans leur parcours, mes cinq personnages voient aussi l’effondrement moral du pays jeté sur les routes l’Exode. Eux aussi sont parfois saisis par le doute.

Votre récit met en scène un autre personnage, l’épouse d’un des soldats de ce char, restée à Dunkerque, offrant un autre regard sur ces évènements…
Eric Teyssier : Pour donner un portrait complet des Français dans la guerre, il faut parler des civils et notamment des femmes souvent oubliées. Elles se retrouvent face à des situations inimaginables alors que leurs maris sont sur le front. Claudine, symbolise ces Françaises plongées du jour au lendemain dans la tourmente. Elle aussi montre du courage alors qu’elle est coincée à Dunkerque, l’un des épicentres du tremblement de terre de mai et juin 1940. Elle vit la terreur des civils sous les premiers bombardements, la peur d’une mère pour son enfant. Elle entend les rumeurs qui circulent dans les files d’attente et assiste au départ des Anglais. Comme son mari, elle croise parfois certains grands personnages, ce qui permet de faire le lien entre ces deux visions du même évènement.

On ne peut refaire l’histoire, mais, selon vous, la victoire était-elle possible ?
Eric Teyssier : C’est un vaste débat qui me tarabuste depuis très longtemps. Mon opinion a pu varier au fil du temps. Je pense qu’il était possible d’arrêter Hitler jusqu’en 1938, même sans l’appui des Anglais qui se méfient alors plus de la France que de l’Allemagne nazie. Il aurait alors fallu un courage que nos hommes politiques de l’époque n’avaient pas. À leur décharge, il faut dire qu’ils avaient vécu l’horreur de 14-18 et qu’ils voulaient à tout prix l’éviter pour la génération suivante. Il n’en demeure pas moins que le mot de Churchill après Munich est une vérité toujours d’actualité. « Vous avez préféré le déshonneur à la guerre. Vous aurez le déshonneur et la guerre ». En 1940, il aurait fallu peu de chose pour éviter le désastre. Gamelin par exemple, décide d’envoyer l’excellente XVe armée du général Giraud en Hollande. C’est une erreur criminelle. Au mois de mars, cette grande unité était pratiquement sur le parcours que Guderian allait emprunter en mai dans un vide presque total. Tout n’était pas joué. Les Allemands ont inventé la Blitzkrieg sur le terrain, grâce au coup d’œil du général Guderian qui a pris un risque énorme. L’armée allemande en mai 1940 est une pointe de lance avec « un manche pourri ». Ce fer pouvait être brisé. L’histoire aurait pu encore être différente en juin. Je pense, pour avoir bien tout soupesé, qu’une poursuite de la lutte en Afrique était possible. On y oppose souvent le fait que les Allemands seraient passés à travers l’Espagne pour conquérir une Afrique française presque désarmée. Mais le prudent Franco s’est opposé à ce passage en octobre, alors que l’Angleterre est seule contre une Allemagne alliée à l’Italie et à l’URSS. Il n’aurait certainement pas accepté de s’allier à Hitler en juillet face à l’Empire britannique soudé dans la lutte avec l’empire français et sa flotte. De plus, l’univers mental d’Hitler est Européen, l’Afrique n’entre pas dans ses calculs. Il aurait donc entrepris la bataille d’Angleterre en août 1940, avec l’échec que l’on connaît et la France aurait été… à Yalta. Mais on ne peut pas refaire l’Histoire ni juger trop durement ses acteurs. Une poursuite de la lutte en Afrique aurait eu des conséquences terribles pour la France métropolitaine dès l’été 1940.

«Les Allemands ont inventé la Blitzkrieg sur le terrain, grâce au coup d’œil du général Guderian qui a pris un risque énorme. L’armée allemande en mai 1940 est une pointe de lance avec « un manche pourri ». Ce fer pouvait être brisé. L’histoire aurait pu encore être différente en juin. »

Une suite est-elle prévue ?
Eric Teyssier : Oui, elle est déjà presque terminée et devrait sortir en 2021. Dans le même esprit, elle apportera un regard sur la période juillet 1940-juillet 1941 avec des épisodes terribles et souvent oubliés comme Mers-el-Kébir et la guerre fratricide que se livrent les Français à Dakar et en Syrie.

Votre roman qui présente la vision côté français de cette période pourrait être porté à l’écran. Avez-vous déjà quelques contacts en ce sens ?
Eric Teyssier : Ce serait mon souhait le plus cher. Car un film, ou un téléfilm permettrait à un grand nombre de Français d’avoir une autre vision de cette catastrophe dont nous payons encore le prix psychologiquement. Malheureusement, nous n’avons pas, ou pas encore, en France des producteurs assez courageux pour aborder ce thème. Pourtant, je suis sûr que nous pourrions réaliser ce genre de grande fresque et qu’elle aurait un grand succès. Nous avons pourtant des atouts. Des créateurs 3D parmi les meilleurs, de nombreuses troupes de reconstituteurs, des engins d’époque qui existent et qui fonctionnent encore grâce à des passionnés comme ceux de France véhicule 40. Il ne manque, comme en l’an 40, que la volonté et l’audace. Elles viendront peut-être. •

Propos recueillis par Sylvie Dutot, rédactrice en chef

Eric TEYSSIER : Agrégé et docteur en histoire, diplômé en sciences politiques, Éric Teyssier est maître de conférences HDR à l’université de Nîmes. Il enseigne l’histoire romaine, l’histoire de l’art antique mais aussi l’histoire de la seconde guerre mondiale. Auteur de nombreux ouvrages, de biographies remarquées, Spartacus, Pompée, Commode, il a publié en 2018 un premier roman Napoléon est revenu ( Ed. Lemme Edit) et prépare une suite à L’an 40 la bataille de France ( Ed. Michalon).

L’AN 40
La bataille de France
D’Eric TEYSSIER
Ed. Michalon, 2020
Collection Histoire
464 p. 25 €

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À propos de l’auteur
Eric Teyssier

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Eric TEYSSIER : Agrégé et docteur en histoire, diplômé en sciences politiques, Éric Teyssier est maître de conférences HDR à l’université de Nîmes. Il enseigne l’histoire romaine, l’histoire de l’art antique mais aussi l’histoire de la seconde guerre mondiale. Auteur de nombreux ouvrages, de biographies remarquées, Spartacus, Pompée, Commode, il a publié en 2018 un premier roman Napoléon est revenu ( Ed. Lemme Edit) et prépare une suite à L’an 40 la bataille de France ( Ed. Michalon).
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