HINTERLAND – film de Stefan Ruzowitzky
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HINTERLAND – film de Stefan Ruzowitzky

par | Films et documentaires, N°12 Histoire Magazine

Article publié dans Histoire Magazine N°12

Rien n’est droit dans ce monde; les rues sont vertigineuses, les angles arrondis, les immeubles bancals; même le ciel est déformé et déséquilibré. L’ensemble est nimbé dans une lumière noire qui accentue les visages, creuse les rides, approfondit les arrière-plans…Le spectateur baigne dans une esthétique expressionniste revisitée, colorisée et terriblement efficace. Une prouesse cinématographique qui se demande ce qui se passe dans l’ex- empire austro-hongrois dans les années1920. La psychanalyse et l’introspection triomphent; la peinture et la musique se déchaînent. Mais ce sont aussi le retour de milliers d’hommes partis pour triompher et revenant vaincus, handicapés physiquement et moralement par quatre ans de combats et deux ans de captivité. Ils ont fait leurs preuves face aux armes et à la violence; pourront- ils retrouver les civils ?

Après la défaite, tout est bouleversé; le monde traditionnel n’est plus droit, tout a basculé. Les lignes du film nous le prouvent. Plus encore, les hommes vivent désormais penchés. Les anciens soldats sont écrasés par la culpabilité et l’amertume; ceux de l’arrière ont pris goût aux compromissions faciles et aux arrangements nébuleux. Un des héros de ce film assure: «Ceux qui reviennent de la guerre découvrent un monde où plus rien n’est comme avant». Les décors, la musique, la lumière nous le prouvent. C’est une prouesse technique qui convoque nos souvenirs du Cabinet du docteur Caligari(1920), Nosferatu le vampire(1922),Docteur Mabuse(1922),Citizen Kane(1941) ou Elephant Man (1980). Un souffle puissant que le réalisateur autrichien Stefan Ruzowitzky met au service d’une série de questions: que reste-t-il du monde après la guerre? Comment les hommes sortent des épreuves?

Il avait été récompensé pour les Faussaires par l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2008. Ce nouvel opus vient de recevoir le Prix du Public UBS du Festival de Locarno (2021). Il y mobilise des thématiques profondes. Quelle est la place en période de paix pour la masculinité toxique? Quel est le responsable du mal: le coupable ou la victime? Quel est le sens de la fidélité quand tout semble perdu? Les années troubles du film sont une splendide métaphore de toutes les crises. Elle est parcourue par Peter Perg qui, revenu de captivité, erre dans cet univers. Cet ancien officier de police rentre épuisé d’un conflit qui lui a fait perdre son épouse et son travail. Mais, poussé par les évènements, il part en quête d’un étrange tueur qui torture d’anciens militaires. Psychopathe? Vengeur ténébreux? Représentant d’une secrète fraternité? Les solutions ne manquent pas et, jusque dans les dernières minutes, le spectateur est plongé dans une sombre perplexité. Seul moment où la lumière éclaire vraiment ou les lignes redeviennent droites: les échappées vers la ferme où vit son épouse, Anna, avec sa fille. Mais Perg pourra-t-il retrouver cette stabilité? Après ce qu’il a fait et vu, est-il moralement autorisé à les rejoindre? Au lieu de répondre, il plonge à nouveau dans l’horreur des lignes courbes et du clair-obscur.

La trame policière est puissante, haletante; les rebondissements sont nombreux. Les amateurs du genre seront ravis trop contents de retrouver l’univers glauque de La nuit du chasseur(1955) ou, pour les moins cinéphiles, de s’immerger dans une intrigue étrange et noueuse. Plus encore, l’atmosphère tient le spectateur. Les personnages secondaires ont tous une épaisseur inaccoutumée. Theresa Körner (jouée par Liv Lisa Fries) est médecin légiste, une femme à la place d’un homme: signe de temps troubles ou, plutôt, manifestation d’une société qui a changé pendant le conflit? Collègues aigris, concierge revêche, soldats affligés, mendiants pitoyables, responsables veules…Tous disent un monde épuisé, n’ayant plus de repères. Leurs performances sont superbes. Ils ont joué, la plupart du temps devant un écran bleu ou vert, où, après, pendant près d’un an, les techniciens ont ajouté les décors. Saluons la performance de Murathan Muslu, le commissaire Perg, qui, à 41 ans, trouve là un rôle à sa mesure, après dix ans de carrière entre télévision et cinéma. Il est, ici, un athlète anéanti, tourmenté capable de nous faire hésiter: est-il celui par qui la lumière va arriver ou un tueur dément? Veut-il l’aventure dans les bras de Thérésa ou retrouver le calme près d’Anna? Rêve-t-il ou est-il plongé dans une réalité trouble?

Hinterland est tout autant un film historique qu’un thriller. Lors d’un cauchemar, Perg murmure: «On idéalise la camaraderie on poétise les tranchées…» Une phrase qui traduit le chaos pendant et après la guerre. Celle-ci n’est jamais montrée dans le film, mais elle est omniprésente. Elle peut transformer des pères en traîtres, des amis en adversaires, des sociétés en groupes de rats, des villes en labyrinthes. Le spectateur se laisse glisser dans cet univers boueux pour en ressortir méditant sur le monde.

Hinterland film de Stefan Ruzowitzky décembre 2022, 1 h 38

À propos de l’auteur
Philippe Martin

Philippe Martin

Philippe Martin est professeur d'histoire à l'université Lyon 2 Lumière. Il dirige l'ISERL (Institut Supérieur d'Etudes des Religions et de la Laïcité) et le GIS-Religions du CNRS. En 2007, avec Jean Lanher, il a étudié et publié le récit écrit par dom Loupvent. Il a notamment publié Le théâtre divin. Histoire de la Messe, xvie-xixe siècle. et récemment Les religions face aux épidémies de la peste à la covid-19 aux éditions du Cerf en 2020.
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