Grande figure de la flibuste française, François l’Olonnois, natif des Sables-d’Olonne, est un personnage hors normes. Voltaire et Prosper Mérimée admiraient ses exploits. Le jésuite Jean-Baptiste Le Pers souligna sa contribution au maintien des possessions françaises dans les Caraïbes. Les Espagnols le maudissaient et le recherchaient mort ou vif. Les Anglais de la Jamaïque le respectaient et le courtisaient. Les Indiens Mayas voulurent en faire leur roi.
Article publié dans Histoire Magazine N°12
Les premiers succès de ce flibustier né vers 1635 lui avaient valu le surnom deFléau des Espagnols. Il innova en prenant l’or espagnol «à la source», c’est-à-dire dans les ports d’Amérique centrale et jusque dans les terres, avant le charge-ment des navires en partance pour la péninsule ibérique.Robert de la Croix a souligné le talent dece redoutable flibustier: «L’Olonnois dégage la flibuste de ses limites strictement maritimes. Une sorte de génie l’habite, si on considère que le génie s’apparente davantage à l’instinct qu’à la science. Il donne un certain style à la flibuste, plus d’ailleurs pour le pire que pour le meilleur [2].»Ce pire, c’est la violence décrite dans la littérature et synthétisée par Wikipédia qui fait de notre flibustier «l’un des pirates des mers les plus cruels et sanguinaires de tous les temps [3]». Voilà une affirmation qui vous assure sans coup férir une sinistre réputation! Et qui entraîne deux questions. François l’Olonnois était-il corsaire ou pirate? Les violences reprochées au capitaine flibustier vendéen sont-elles réelles?
De l’inflation littéraire en matière de cruauté
Dans son Dictionnaire philosophique[4],Voltaire, admiratif des actions des flibustiers, salue l’un des exploits de François l’Olonnois: «C’étaient des oiseaux de proie qui fondaient de tous côtés, et qui se retiraient dans des lieux inaccessibles:tantôt ils rasaient quatre à cinq cents lieues de côtes; tantôt ils avançaient à pied ou à cheval deux cents lieues dans les terres. Ils surprirent, ils pillèrent les riches villes de Chagra, de Maracaibo, de la Veracruz, de Panama, de Porto Rico, de Campêche, de l’île Sainte-Catherine, et les faubourgs de Carthagène. L’un de ces flibustiers, nommé l’Olonois, pénétra jusqu’aux portes de La Havane, suivi de vingt hommes seulement. S’étant ensuite retiré dans son canot, le gouverneur envoie contre lui un vaisseau de guerre avec des soldats et un bourreau.
L’Olonois se rend maître du vaisseau, il coupe lui-même la tête aux soldats espagnols qu’il a pris, et renvoie le bourreau au gouverneur.»
Acte de représailles en réponse aux violences espagnoles subies pendant ses jeunes années de boucanier? Vengeance en réaction à l’assassinat par une troupe espagnole d’une partie de son équipage lors d’un récent naufrage près deCampêche au Mexique? Ou stratégie de communication destinée à effrayer ses futurs adversaires pour obtenir une reddition immédiate? Rappelons que l’ouvrage de référence sur la vie des flibustiers, et notamment sur celle de François l’Olonnois, est l’Histoire des Aventuriers Flibustiers, paru en langue néerlandaise en 1678 à Amsterdam.L’auteur en est Alexandre-Olivier Exquemelin, chirurgien des flibustiers.Cette édition a malheureusement été pervertie dès sa première publication en français, en 1686: délayage, sensationnalisme, invention comme cet ajout d’un chapitre entier consacré à un aventurier nommé Monbars l’Exterminateur, flibustier totalement fictif. La violence et la cruauté font vendre et l’éditeur français en a commandé une palanquée entière! Quant à Voltaire, il a manifestement puisé dans cette première édition française ou dans l’une des suivantes. Depuis cette date de 1686, la fabrique de mauvaise réputation est en marche, chaque nouvel auteur ajoutant sa couche de cruauté supplémentaire.
Que dit l’édition originelle de l’Histoire des Aventuriers Flibustiers, parue en 1678 à Amsterdam? Exquemelin écrit:«L’Olonnois tua tous les Espagnols encore vivants, à l’exception d’un seul à qui il donna une lettre destinée au gouverneur de La Havane.»
Sans préciser, sur les 90 soldats et hommes d’équipage espagnols, combien furent occis pendant le combat, ni si ses compagnons lui prêtèrent main-forte pour passer les survivants au fil de l’épée. Cette phrase devient en 1686, dans l’édition française:«Et il fit ouvrir l’écoutille, par laquelle il commanda aux Espagnols de monter un à un; et à mesure qu’ils montaient, il leur coupait la tête avec son sabre. Il fit cela seul et jusqu’au dernier, qu’il garda en vie, et lui donna une lettre pour rendre(sic) au gouverneur de La Havane…». L’écrivain John Steinbeck ne manque pas de surenchérir: «Un jour où il avait particulièrement soif de sang, il ordonna de disposer sur un rang quatre-vingt-sept prisonniers, pieds et poings liés. Puis il se promena le long de la file, tenant une pierre à aiguiser d’une main, et un long sabre de l’autre, et coupa quatre-vingt-sept têtes [5].»Nous pourrions multiplier les exemples de dérive littéraire sur les violences et cruautés attribués à l’Olonnois. L’un des actes décrits dans l’édition originelle est toutefois particulièrement cruel.
Lors d’une expédition à Puerto Caballos dans le golfe du Honduras, François l’Olonnois aurait ouvert la poitrine d’un prison-nier espagnol, lui aurait arraché le cœur, aurait mordu dedans avant de le jeter au visage d’un second prisonnier, le menaçant de pareille mort s’il ne lui indiquait pas la route d’accès à San Pedro, petite ville qu’il voulait piller.
Curieusement cette pratique est très proche de rites sacrificiels indiens. Or la troupe de l’Olonnois comprenait deux Indiens, farouches ennemis des Espagnols. Notre capitaine flibustier les avait-il chargés de faire parler les Espagnols? Toujours est-il que toutes ces cruautés, tant celles de la version originelle que celles inventées parles auteurs successifs, lui furent attribuées personnellement. Ainsi forge-t-on les légendes. Dans un siècle terriblement violent, les cruautés espagnoles étaient tout aussi nombreuses, la réalité pouvant dépasser la fiction. En 1604, l’ambassadeur de Venise à Londres rapporta les faits suivants:«Selon des nouvelles survenues hier, les Espagnols ont capturé deux vaisseaux anglais aux Indes occidentales. Ils ont coupé les mains, les pieds, le nez et les oreilles des membres des équipages, puis ils ont enduit leur corps de miel et les ont attaché à des arbres afin de les soumettre à la torture des insectes et autres bêtes.Les Espagnols ont plaidé que c’était des pirates, et non des marchands, et qu’ils ignoraient que la paix avait été signée[6].»
François l’Olonnois, corsaire ou pirate des Caraïbes?
S’il est probable que les premières actions de François l’Olonnois contre les Espagnols aient été menées sans lettre de marque, ses principales courses et ses grandes expéditions dans les Caraïbes se déroulèrent dans un cadre légal l’autorisant à armer en guerre contre les Espagnols.
Rappelons la célèbre formule «Un corsaire est un pirate qui a réussi». De fait, comme le rapporte Exquemelin [7], ses premiers succès lui valurent bientôt de commander un navire armé par FrédéricDeschamps de la Place, gouverneur de l’île de la Tortue de 1662 à 1665. Nous sommes loin de la légende d’un François l’Olonnois pirate, écumant la mer des Caraïbes, sans foi ni loi, sans lettre de marque et pour son seul profit. Si sa base principale fut l’île de la Tortue, il semble qu’il ait fréquenté Port-Royal en Jamaïque au début des années 1660. Les archives britanniques [8] nous livrent une liste de corsaires étrangers basés en 1663 dans ce port jamaïcain. Plusieurs capitaines flibustiers français, dont le Dieppois Philippe Bequel, y sont mentionnés. Un seul d’entre eux n’est pas nommé, mais la liste indique que son navire, un flibot de neuf canons portant un équipage de quatre-vingtsFrançais, appartient au gouverneur de laTortue. Selon Raynald Laprise [9], il est possible que ce capitaine anonyme soitFrançois l’Olonnois. Cette hypothèse est plausible, le gouverneur à cette période étant Frédéric Deschamps de la Place, l’homme qui confia à notre capitaine le commandement d’un navire lui appartenant.
Une nouvelle ère s’ouvre en 1665 avec l’arrivée de Bertrand d’Ogeron, nouveau gouverneur de l’île de la Tortue et de la côte de Saint-Domingue. Auréolé de nombreuses victoires contre les Espagnols, dont la récente prise de la frégate envoyée contre lui par le gouverneur de La Havane, François l’Olonnois possède désormais son propre vaisseau. Admiré pour son audace, craint pour ses violences, il est en 1665 l’homme fort de l’île de la Tortue. Face aux appétits anglais et aux risques de reconquête par les Espagnols, sa présence est une assurance tous risques pour conserver l’île, mais aussi la côte française de Saint-Domingue. Dans la grande partie d’échecs que va mener Bertrand d’Ogeron face aux Espagnols et aux Anglais, il est une pièce maîtresse. Ses nouvelles ambitions rejoignent celles de Bertrand d’Ogeron. Les deux hommes ne peuvent que s’entendre.
J.-B. Du Tertre, dominicain missionnaire aux Antilles dans les années 1640-1660, témoigne le premier des relations entre François l’Olonnois et le nouveau gouverneur. Dans un ouvrage publié en 1671[10], il écrit: «(ils) se mutinèrent tout à coup dans l’île de la Tortue et envoyèrent quelques-uns des leurs à Monsieur Dogeron, qui estoit à trois lieues de là dans le navire du capitaine Hollonois, luydire qu’ils prétendoient vivre comme ils avoient fait auparavant».
Cette phrase nous livre plusieurs informations intéressantes. En premier lieu, la présence de Bertrand d’Ogeron à bord du navire de François l’Olonnois démontre la stature acquise par notre capitaine flibustier. Le navire à bord duquel il reçoit le gouverneur est vraisemblablement la frégate prise au gouverneur de La Havane. Bien queDu Tertre n’indique pas la date de cette entrevue, elle a probablement eu lieu en 1665, année de l’entrée en fonction de Bertrand d’Ogeron et de l’édiction des règles de contrôle et de taxation des prises. Des échanges de vues sur l’opportunité de mener de grandes expéditions contre les possessions espagnoles ont peut-être été amorcés ce jour-là entre les deux hommes.
Le second enseignement que l’on peut en tirer est que François l’Olonnois est un légitimiste. Il ne conteste pas l’autorité du gouverneur nouvellement nommé par la Compagnie des Indes occidentales.Pour lui, Bertrand d’Ogeron représenteColbert et donc le pouvoir royal. Servir ses intérêts et ceux du Roi sont ses seules ambitions. Habile, il ne se mêle pas à la bande de flibustiers qui viennent contester les nouvelles règles. Menacés par Bertrand d’Ogeron, ils feront d’ail-leurs amende honorable dans les jours suivants. Sans doute à l’instigation deFrançois l’Olonnois.
Les grandes expéditions au Venezuela et au Nicaragua
En 1666, les deux hommes, François le corsaire et Bertrand le stratège, montent une première expédition contre laTerre Ferme. La cible est Maracaibo auVenezuela. L’Olonnois rassemble une flotte de six navires dont cinq sont com-mandés par de grands capitaines flibustiers tel Michel le Basque. La France étant en paix avec l’Espagne, le gouverneur leur fournit des commissions signées du roi du Portugal, alors en guerre contre les Espagnols… François est nommé amiral de l’escadre corsaire tandis queMichel est désigné capitaine général des forces de terre. Selon Exquemelin,«le dernier jour de juillet de la même année, ils mirent les voiles et firent route vers la pointe orientale de l’île, nommée Punta de Espada, où ils signalèrent un navire chargé de cacao, en provenance de Porto Rico et à destination de laNouvelle-Espagne. L’amiral L’Olonnois le suivit seul et donna l’ordre à sa flotte de l’attendre à l’île Saona, située sur la côte sud de l’île, près de la Punta Espada [11]».
Pris à l’abordage, le navire espagnol contient 120000 livres de cacao, 40000pièces de huit et l’équivalent de 10000pièces de huit en bijoux. Il est envoyé à Bertrand d’Ogeron qui achète la cargaison de cacao et renvoie le bâtiment avec des renforts, dont ses deux neveuxJacques et Charles Nepveu de Pouancey.Un second navire chargé de 7000 livres de poudre et de 12000 pièces de huit est capturé. Puis la flotte met le cap sur le Venezuela. La prise de Maracaibo et de San Antonio de Gibraltar, après de rudes combats, rapporta un butin fabuleux évalué à 260000 pièces de huit plus 100 pièces de huit par homme en marchandises diverses. Le retour à l’île de la Tortue fut triomphal, mais comme le rapporte Exquemelin: «Les tenanciers de cabaret obtinrent une partie de l’argent et les prostituées le reste, de sorte que les flibustiers se demandèrent bientôt où aller pour trouver à nouveau de l’argent et du butin, tout comme leur chef, l’Olonnois.»
L’amiral des flibustiers ne tarde pas à monter une nouvelle grande expédition.Après l’opulente Maracaibo, il choisit pour cible une province entière, leNicaragua. Son dessein est de prendre la capitale Granada et les villes de Leónou de Realejo situées côté Pacifique, mais accessibles par les lacs intérieurs.La France étant à nouveau en guerre avec l’Espagne, le gouverneur Bertrand d’Ogeron lui délivre, ainsi qu’à ses capitaines, en tant que «gouverneur pour le Roy en l’Isle de la Tortue et Coste deSaint-Domingue, sous l’autorité de laCompagnie des Indes occidentales»,des commissions en guerre contre lesEspagnols.
La flotte de François l’Olonnois est composée de sept navires montés par six cents hommes. Les capitaines qui l’accompagnent sont des plus fameux:Moïse Vauquelin, vice-amiral, Pierre Hantot dit Pierre le Picard, le capitaine Perroteau, Antoine Dupuis, Philippe Bequel et un sixième difficilement identifiable. Elle appareille début mai 1667.Malgré quelques prises de navires auHonduras, cette nouvelle expédition sera un fiasco. Les Espagnols stoppent les flibustiers lors de leur remontée du Rio San Juan, clé d’accès au lac deNicaragua. François l’Olonnois échappe de peu à la mort. Quelque temps plus tard, il fait le projet de croiser devant Carthagène. «Chemin faisant, il eut la curiosité de descendre à terre vers un endroit nommé des Espagnols Boca del Drago et des Français Boucderaque où il y a des Indiens que les Espagnols n’ont pas pu dompter. Mais à peine avait-il mis le pied hors du canot qui le portait qu’une troupe de ces sauvages tombèrent sur lui et le prirent. L’on a su depuis par quelques-uns de sa compagnie qui s’échappèrent qu’il avait été rôti et mangé par ces anthropophages [12].»
Ainsi finit François l’Olonnois, corsaire sous Louis XIV.
Le 23 septembre 1669, Bertrand d’Ogeron résumera cette affaire à Colbert en quelques lignes: «J’ai reçu Monseigneur,un grand déplaisir, étant arrivé, d’avoir appris que des 600 hommes qui s’étaient embarqués il y a 2 ans dans les bateaux et sur une grande flûte, il n’en est revenu que 200. Tous ceux qui étaient dans cette flûte, qui a péri sur une caye, s’étant noyés ou ayant été tués par les Espagnols et parles sauvages qui sont les habitants de laTerre Ferme [13].»
Si les grandes actions de François l’Olonnois sont relativement bien documentées grâce aux archives espagnoles, l’aventurier nous laisse toutefois un mystère.Nommé à tort Jean-David Nau dans de nombreux ouvrages, son véritable patronyme reste à ce jour inconnu. En 2013, leDictionnaire des Corsaires et Pirates[14]publié sous la direction de Gilbert Buti etPhilippe Hrodej, révéla que ce prénom et ce nom étaient «au pire une invention, au mieux une confusion». Et force est de constater qu’aucune archive historique ne contient le moindre Jean-David Nau.Un rapport espagnol le nomme Francisco de Olona, confirmant son prénom et son origine des Sables-d’Olonne. Mais aucun historien, à ce jour, n’a découvert son véritable patronyme.
Le nom de famille de l’une des plus grandes figures de la flibuste française du XVIIe siècle sera-t-il un jour formellement identifié?
En savoir plus
[1] Auteur d’une biographie de François l’Olonnois qui paraîtra en 2023. [2] Histoire de la Piraterie, Robert de la Croix, L’Ancre de marine, Saint-Malo, 1995. [3] Selon Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_l%27Olonnais (consulté le 3 juin 2022). [4] Dictionnaire philosophique, vol. III, article «Flibustiers», Voltaire. [5] La Coupe d’or, John Steinbeck, Gallimard, 1952. [6] Calendar of State Papers, Colonial, America and West Indies, Affaires anglaises dans les Archives de Venise, Volume10: 1603-1607. [7] Histoire des Aventuriers qui se sont signalés dans les Indes, Alexandre Olivier Oexmelin, Paris, chez Jacques Le Febvre,1686. [8] B. M., Add. MS, 11,410, folio 10: Collection of papers relating to english affairs in the West indies and chiefly in Jamaica,1654–1682. [9] Raynald Laprise,François l’Olonnais(1630-1669), le premier«capitaine général»des flibustiers de la Tortue, http://membre.oricom.ca/yarl/proue/O/olonnais.html. [10] Histoire générale des Antilles habitées par les Français, Jean-Baptiste du Tertre, tome III, p. 152, Paris, chez Thomas Jolly,1671. [11] A. O. Exquemelin, De Americaensche Zee-Roovers, Amsterdam, Jan ten Hoorn, 1678. [12] BN. Manuscrit français 8990. J. B. Le Pers, Mémoire pour l’Histoire de l’Isle St Domingue. [13] Lettre de Bertrand d’Ogeron à Colbert, 23/9/1669, FR ANOM Col. C9A1, fo 52-53. [14] Dictionnaire des Corsaires et des Pirates, sous la direction de Gilbert Buti et Philippe Hrodej, éditions du CNRS, Paris,2013, p. 574-5