Yann Le Bohec est professeur émérite à l’université Paris IV-Sorbonne. Il est l’auteur de nombreux livres consacrés à Rome et à son armée, des succès comme Histoire romaine (1991), Naissance, vie et mort de l’Empire romain (2012), Alésia (Tallandier, 2012), La Guerre romaine (Tallandier, 2014), Spartacus chef de
guerre (Tallandier, 2016) et plus récemment Histoire des guerres romaines (Milieu du VIIIe siècle avant J.-C.- 410 après J.-C.).
Boudicca (ou Boudica) est aux Anglais ce que Vercingétorix est aux Français, l’image du héros national, courageux mais finalement vaincu. Bien connue en Grande-Bretagne, cette femme et reine l’est beaucoup moins dans notre pays, ce qui est dommage. Ce silence s’explique ; en effet, le pouvoir qu’elle a exercé sur son peuple paraissait un trait de barbarie aux Romains, qui en ont finalement peu parlé (on ne trouve son histoire que dans quelques paragraphes de Tacite rédigés en latin et, en grec, de Dion Cassius, ce dernier connu par un abréviateur byzantin, Xiphilin).
Pour comprendre ces auteurs, il convient de rappeler que, quelques années auparavant, l’empereur Claude avait confié la conquête de la grande île à un bon général, Aulus Plautius, qui prit le contrôle du bassin de Londres (de 43 à 47 après J.-C.). Puis Publius Ostorius Scapula, autre officier compétent, réussit à étendre cette domination au pays de Galles (de 47 à 52 après J.- C.). Le peuple des Icéniens, dont la capitale était Venta Icenorum (Caistor) et qui vivait dans le Norfolk, au nord-est de Londres et de Cambridge, fut pris dans ce vaste mouvement d’expansion. Ces hommes appartenaient culturellement à la communauté des Belges, et étaient donc cousins de leurs homonymes du continent. Boudicca, leur reine, s’est illustrée par une grande révolte qu’elle a menée contre Rome en l’année 60.
Le contexte
Les Bretons n’aimaient pas les Romains, sentiment qui s’explique par plusieurs raisons. Ils considéraient surtout qu’ayant perdu leur liberté ils vivaient dans la servitude, état concrétisé par la présence du gouverneur et du procurateur (ce dernier était chargé des rentrées fiscales), et par les déplacements de nombreux soldats. Ce sentiment peut être assimilé à du patriotisme, et il était exacerbé par le manque de courtoisie des autorités qui représentaient Rome localement : les notables étaient maltraités, pressurés par les usuriers, surtout quand ils leur devaient de l’argent emprunté pour payer leurs impôts. Les plus exigeants de ces hommes d’affaires se cachaient derrière des prête-noms, et ils avaient des raisons d’être discrets car on comptait dans leurs rangs des personnalités comme l’empereur Claude, le philosophe Sénèque et le procurateur Decianus Catus, qui était en poste en l’année 60. Sénèque aurait même prêté pour dix millions de drachmes ou de deniers. En outre, les Bretons détestaient avec fureur, comme tous les provinciaux d’ailleurs, la trilogie formée par le butin, le tribut et le service militaire. Les ennemis de Rome trouvaient un appui moral important dans le milieu des druides, prêtres du polythéisme celtique.
En 59, mourut Prasutagus, roi des Icéniens. Très riche et sans fils, il légua une partie de ses biens à Néron ; c’était une obligation de fait, car, sinon, le procurateur aurait tout saisi. Il put ainsi laisser le reste de ses domaines à sa femme, Boudicca, qui devint alors reine et héritière, ce qui constituait « le comble de l’ignominie » pour Dion Cassius. Le pouvoir romain délégua auprès d’elle des centurions et des esclaves, chargés de faire l’inventaire de ce qui revenait à l’empereur. Ils se montrèrent grossiers et annoncèrent leur intention d’annexer tout le territoire des Icéniens, ce qui était illégal … Lire la suite