<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Napoléon et les livres

3 décembre 2021 | Entretiens, N°9 Histoire Magazine

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Napoléon et les livres

par | Entretiens, N°9 Histoire Magazine

A partir des volumineuses archives d’Antoine-Alexandre Barbier, bibliothécaire de l’Empereur et de témoignages de contemporains, Charles-Eloi Vial retrace la relation que Napoléon entretint toute sa vie durant avec les livres, autant sources de divertissement qu’outils de connaissance et de pouvoir. Entretien…

Article publié dans Histoire Magazine N°9

Napoléon Bonaparte est habité dès le plus jeune âge par une frénésie de lecture. Quel lecteur est-il alors dans ses jeunes années ?

Charles-éloi Vial : Il est véritablement un lecteur boulimique, un garçon solitaire, curieux de tout, dont les lectures vont progressivement dévier de la culture habituelle d’un jeune officier de son temps pour s’orienter vers des domaines qu’il n’avait pas étudié au collège de Brienne ou à l’École militaire de Paris. S’il a naturellement appris l’histoire militaire et lu les biographies des grands capitaines de l’Antiquité et de l’Ancien Régime, il s’intéresse de plus en plus à la littérature, à la philosophie, à l’économie et à l’histoire politique, sans oublier la géographie et les récits de voyage, ce qui lui permet de se forger très tôt une culture impressionnante pour son âge comme pour son époque, très éloignée de celle des militaires de son temps.

Il montre toutefois des capacités étonnantes…
Charles-éloi Vial : Bonaparte est en effet un lecteur impressionnant, capable de lire plusieurs volumes par jour, de les résumer en quelques pages bien senties, et par la suite de les citer presque mot pour mot, même des années plus tard. Sa rapidité, sa curiosité et sa mémoire hors du commun en font un lecteur à part, ce qui explique aussi son rapport très particulier au livre : un esprit sans cesse en mouvement comme le sien est constamment menacé par l’ennui, et la lecture lui procure sans cesse de nouveaux sujets de réflexion. On le voit dans sa jeunesse avec ses notes de lecture qui portent parfois sur des sujets très pointus de droit ou d’économie, comme à la fin de sa vie à Sainte-Hélène où il dicte aussi bien des analyses littéraires sur les grands auteurs français que des notes sur la poliorcétique ou des réflexions sur l’authenticité de certains passages de la Bible en s’appuyant sur des traités de géographie.

Napoléon est un passionné de lecture, de livres. Vers quels ouvrages se porte son intérêt ?
Charles-éloi Vial : En réalité, …

…Napoléon lit de tout, car il tient à se tenir au courant de l’actualité littéraire ou intellectuelle de son temps. Il ne lit peut-être pas tout en détail, mais tout l’intéresse.

Ses principaux centres d’intérêt sont cependant l’Histoire — antique notamment, mais aussi militaire — les auteurs grecs et romains qu’il affectionne comme Plutarque et Suétone, les grands tragédiens français comme Racine et Corneille, les fameuses poésies du pseudo-barde écossais Ossian et enfin les romans : il apprécie particulièrement Don Quichotte et Gil-Blas de Santillane, et son secrétaire note avec étonnement en 1807 son intérêt nouveau pour les romans fantastiques, les histoires de fantômes et de châteaux hantés. Son éclectisme est véritablement surprenant, et lui permet de surprendre ses interlocuteurs par l’étendue de sa culture, les références historiques et littéraires revenant sans cesse dans sa conversation. Il suffit de lire sa lettre de reddition aux Anglais en 1815 où il se compare à Thémistocle, dans une réminiscence de sa lecture de Thucydide.

Peut-on considérer qu’il fait de ses lectures un usage stratégique?
Charles-éloi Vial : Napoléon considère aussi les livres comme des objets de pouvoir, et ils lui servent notamment à planifier ses campagnes : chaque nouvelle guerre est précédée de longues lectures d’ouvrages portant sur l’administration, l’économie, l’histoire et la géographie des pays qu’il s’apprête à conquérir. Le cas de la Prusse est particulièrement intéressant, car il admirait le roi Frédéric II, grand chef de guerre du XVIIIe siècle. Il a donc lu absolument tout ce qui avait trait à ses campagnes avant de déclarer la guerre à la Prusse en 1806, sachant qu’il allait affronter des généraux qui avaient été formés par le vieux roi et qui appliquaient toujours ses méthodes. Napoléon est un homme de terrain, mais ses stratégies s’élaborent aussi dans sa bibliothèque, ainsi que dans son cabinet topographique, généralement installé juste à côté, où il consulte les meilleures cartes disponibles à son époque.

Une telle passion dévorante nécessitait forcément «qu’une main attentive se chargeât de lui fournir les meilleurs ouvrages et les nouveautés pour lui fournir les informations dont il avait besoin», et c’est là qu’interviennent ses bibliothécaires. Qui sont-ils ?
Charles-éloi Vial : Napoléon a eu deux bibliothécaires successifs : d’abord Louis-Madeleine Ripault, qui le sert de 1800 à 1807, et qui avait auparavant pris part à l’expédition d’Égypte comme « antiquaire ». Il constitue pour Napoléon les bibliothèques des Tuileries, de Saint-Cloud et de Malmaison, mais il finit par démissionner, fatigué des exigences incessantes de l’empereur. Reclus dans sa maison de famille, il passera la fin de sa vie à déchiffrer les hiéroglyphes avant de se laisser mourir de faim, désespéré par la réussite de Champollion. Le second bibliothécaire de Napoléon est Antoine-Alexandre Barbier, un ancien prêtre, très grand bibliographe dont les travaux servent encore aux chercheurs et aux libraires d’ancien aujourd’hui, et qui a commencé par travailler comme bibliothécaire du Directoire puis du Conseil d’État. Il est particulièrement doué pour trouver des ouvrages rares, rédige des notes de synthèse historiques destinées à l’information de l’empereur et constitue les bibliothèques de campagne emportées par Napoléon dans ses guerres. Il est reçu plusieurs fois par semaines aux Tuileries et fait partie des proches conseillers de l’empereur en matière littéraire, comme Vivant Denon pour les questions artistiques ou Fontaine pour l’architecture.

Ci dessus : Louis Marie Madeleine Ripault (1775-1823) Antoine-Alexandre Barbier (1765-1825)

Vous évoquez la bibliothèque de campagne qui accompagne Bonaparte en Égypte en 1799 et dont une partie va être oubliée à Marseille à son retour, avec d’autres bagages du fougueux général… et toutes les spéculations sur les annotations et marques sur ces ouvrages…
Charles-éloi Vial : Napoléon prend en effet dès le départ l’habitude d’emporter avec lui des bibliothèques de campagne, comprenant la documentation qu’il estime indispensable et des ouvrages destinés au délassement. Celle emmenée en Égypte lui a semble-t-il beaucoup servi, avant d’être égarée au moment du retour en France, à Marseille : elle fait aujourd’hui partie des collections de la bibliothèque municipale, après avoir été largement mise au pillage par tous les admirateurs de l’empereur. Les signets, les pages cornées ou tachées montrent quels sont les livres qu’il préférait et les passages qu’il avait apprécié, tels les œuvres du philosophe Condillac et De l’influence des passions de Germaine de Staël. Les reliures de ces livres ont également intrigué les collectionneurs, qui ont longtemps cru que la marque « P. B. » qu’ils arborent au dos évoquait Pauline Bonaparte. On sait aujourd’hui qu’il s’agissait en réalité d’un monogramme « Pagerie Bonaparte », adopté après son mariage par Joséphine, née Tascher de la Pagerie.

Devenu Premier consul Bonaparte va accéder à des milliers d’ouvrages, notamment ceux saisis pendant la Révolution…
Charles-éloi Vial : La suppression des congrégations religieuses puis les confiscations des biens des émigrés et des condamnés sous la Révolution avaient en effet permis à l’État de récupérer des centaines de milliers de volumes, souvent de très bonne qualité, parmi lesquels Ripault puis Barbier ont pu choisir des livres pour l’empereur, notamment tous les classiques qu’il appréciait. Beaucoup de livres ont également été achetés à des libraires parisiens, Napoléon ayant eu ses fournisseurs favoris, notamment ceux qu’il avait pu fréquenter dans sa jeunesse comme Magimel, spécialiste en littérature militaire.

On estime qu’en 1814, les bibliothèques des palais comprenaient presque 68 000 volumes acquis depuis le 18 Brumaire, ce qui est énorme pour l’époque : la Bibliothèque impériale de Paris, la plus riche de France, n’en comprenait que 250 000, patiemment accumulés depuis la Renaissance !

La bibliothèque du Château de Compiègne.

Bonaparte ne conçoit pas de ne pas être, où qu’il se trouve, entouré de bibliothèques richement garnies. Quelles fonctions entend-il faire jouer à ces bibliothèques ?
Charles-éloi Vial : Les bibliothèques ont d’abord un rôle très concret de documentation, que ce soit comme chef d’État ou chef militaire. Elles servent ensuite au délassement, bien entendu, car Napoléon s’accorde quelques pauses au cours de ses longues séances de travail. En outre, elles participent au décorum du pouvoir, et lui permettent de se mettre en scène comme un souverain studieux, érudit, éclairé par la connaissance du passé et la pensée des meilleurs auteurs. De nombreux tableaux mettent en scène Napoléon sans ses bibliothèques, le plus célèbre étant le célèbre portrait en pied de David peint en 1811, qui se trouve à la National Gallery de Washington et dont une autre version vient d’entrer dans les collections du château de Fontainebleau. Enfin, les bibliothèques permettent à Napoléon d’affirmer son rôle de mécène et de protecteur des Belles-Lettres, en exposant les volumes financés par la Couronne, qu’il s’agisse des spectaculaires recueils de gravures ou des récits des grandes campagnes militaires remportées par la France depuis 1792.

Il est très attentif à l’aménagement des bibliothèques et veille à la présence de certains ouvrages dans toutes les bibliothèques, comme celui du récit illustré de la bataille de Marengo, ou le livre du Sacre…
Charles-éloi Vial : Là aussi, le livre est un moyen aussi efficace que les tableaux, les statues ou les monuments d’immortaliser la grandeur de l’empereur et de glorifier les victoires du règne. Pour ceux qui y sont admis, les bibliothèques des palais impériaux montrent à la fois la soif de connaissance et la curiosité du maître de la France, mais racontent aussi sa glorieuse épopée, immortalisée par des publications de luxe gravées d’après les meilleurs artistes et somptueusement reliées.

Les écrivains de l’Empire sont oubliés aujourd’hui, mais Napoléon a encouragé et subventionné des dizaines d’auteurs, reprenant les habitudes des rois de France qui avaient tous été de grands mécènes.

Et il y a ce projet grandiose, le rêve de Napoléon, de regrouper la totalité des richesses documentaires de l’Empire au Louvre…
Charles-éloi Vial : Napoléon s’est aussi intéressé de très près à la Bibliothèque impériale — c’est-à-dire l’actuelle Bibliothèque nationale de France — qu’il a voulu installer au Louvre, afin de pouvoir y emprunter des livres plus facilement. Son grand projet aurait été d’étendre le dépôt légal, autrement dit l’obligation pour les éditeurs de donner quelques exemplaires de tous les livres publiés à l’État, au niveau européen, afin de disposer d’une bibliothèque universelle, reflétant la totalité de la vie littéraire et scientifique de son temps.

Que vont devenir ces bibliothèques de Napoléon, au fil des années ?
Charles-éloi Vial : Les bibliothèques de Napoléon vont d’abord devenir les bibliothèques de Louis XVIII, amateur de littérature, puis celles de Charles X — moins intéressé par les livres — puis de Louis-Philippe, grand passionné d’histoire, et enfin de Napoléon III, grand lecteur lui aussi. Elles vont continuer à être enrichies et mises à jour, les souverains étant conscients que Napoléon leur a légué un formidable outil de travail. En 1870-1871, Saint-Cloud et les Tuileries brûlent avec tous leurs livres. La bibliothèque de Compiègne est dispersée au début de la IIIe République au moment où le château est transformé en musée, tandis que celle de Fontainebleau, la plus riche, est laissée en l’état: elle a continué à prêter des livres jusque dans les années 1920 et fait aujourd’hui partie du musée et constitue un des clous de la visite. On retrouve donc des livres aux armes impériales dans les collections privées, et surtout dans les grands musées napoléoniens.

À travers son amour des livres, c’est aussi une insatiable soif de connaissance qui anime Napoléon, tout au long de sa vie, dont il fera un instrument de pouvoir…
Charles-éloi Vial : Les chefs d’État ont souvent eu tendance à se mettre en scène au milieu des livres et à se présenter comme de grands lecteurs, le prestige lié aux activités intellectuelles venant rehausser la dignité du pouvoir souverain. En réalité, il s’agit souvent d’une mise en scène. Napoléon est un des rares pour qui l’on dispose de sources permettant de documenter de manière systématique ses lectures, et de comprendre l’usage qu’il faisait des livres dans le domaine politique et militaire.

Et l’on se rend compte qu’il ne prenait jamais une décision sans s’être bien informé, même si cela ne l’a pas empêché de se tromper bien entendu. Il ne pouvait pas vivre sans livres, affirmant qu’il lui fallait pour son propre usage la bibliothèque d’une grande ville de 50 000 habitants. Au fond, les livres étaient peut-être ses meilleurs amis.

NAPOLEON ET LES BIBLIOTHEQUES Livres et pouvoir sous le Premier Empire
De Charles-Eloi Vial
Co-éditions CNRS -PERRIN, Août 2021
350 pages, 25 €.

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À propos de l’auteur
Charles-Eloi VIAL

Charles-Eloi VIAL

Historien, docteur en histoire, archiviste paléographe, conservateur à la Bibliothèque nationale de France.
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