<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Glaces et sorbets ou la lumineuse invention du froid en cuisine

30 janvier 2020 | N°6 Histoire Magazine

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Glaces et sorbets ou la lumineuse invention du froid en cuisine

par | N°6 Histoire Magazine

Article publié dans Histoire Magazine N°6
De l’ancêtre de nos « granités » à la glace sucrée- salée aux légumes ou aux épices d’aujourd’hui, les sorbets et crèmes glacées à la française se dégustent comme une farandole gourmande et festive.

Une histoire vieille de plus de 2 000 ans.

Le point commun entre Néron, Kubilaï Kan et Haroun-al Rachid ? Le privilège d’être les premiers à déguster des glaces, sous leur forme primitive de fruits ou de fleurs simplement réduits en purée et rafraîchis de neige pilée !

Il y a plus de 20 siècles, les Romains de l’Antiquité et les Chinois de la dynastie des Han inventent, quasi simultanément, et sans se concerter, les ancêtres de nos sorbets : les premiers, en expédiant des convois de bœufs dans les Alpes ou les Apennins, afin qu’ils en rapportent des blocs de glace ou de neige tassée. Enveloppés de paille, de fourrures et de toile, ces derniers sont ensuite enfouis dans des puits creusés dans la capitale de l’Empire, de façon à demeurer à l’abri de la chaleur. Ainsi Néron est-il le premier empereur à pouvoir servir à ses hôtes un délicat mélange de fruits écrasés, mêlés de miel et de neige, luxe inouï pour l’époque. Du côté chinois, on n’est pas passé très loin de l’invention de la sorbetière : un mélange de neige et de salpêtre (nitrate de potassium), connu pour abaisser la température de la prise en glace, est coulé sur les parois extérieures de récipients remplis de jus de fruits. Une technique probablement rapportée par Marco Polo de ses 16 ans de pérégrinations dans l’empire de Kubilaï Khan, au XIIIème siècle, et qui aurait permis aux Italiens de passer maîtres dans l’art du sorbet, quelques siècles après les Arabes : dès le VIIème siècle en effet, le raffinement des Abbassides permet à ses califes et à leur suite de déguster des « sharabs » : ces sirops, confectionnés à base de fleurs et de fruits, sont additionnés de miel et de glace acheminée depuis le Mont Liban à dos de chameaux.
A Beyrouth, Damas, et au Caire, le procédé est identique. Dès le Moyen-Age, la recette se perfectionne, avec du sucre de canne à la place du miel, en Andalousie, alors sous domination Arabe. Le massif montagneux de la Sierra Nevada fournit la glace pilée, transportée à dos de mule.

Une compétence italienne

Le savoir-faire unique des Italiens en matière de boissons et de rafraîchissements arrive en France dans les bagages de Catherine de Médicis en 1533, lors de son mariage avec Henri II. La Florentine est gourmande, adepte des confiseries et des douceurs, et sa suite fournie en hommes de l’art, capables de fabriquer ces « gelati » dont elle raffole. Les sorbets se sont transformés en crèmes glacées, depuis qu’un de ses compatriotes, au nom demeuré inconnu, a eu l’idée d’y ajouter des œufs et de la crème, environ un siècle plus tôt.
Mais ces délices, si prisés des aristocrates, ne sont réservés qu’à la cour. Au XVIIème siècle, La Quintinie, le très inventif intendant général des potagers et des vergers de Louis XIV, connaît les secrets de la prise en glace, comme en témoignent ses écrits : « Le sel ordinaire, appliqué autour d’un vase rempli de liqueur et entouré de glace, a la propriété de congeler cette liqueur. C’est ainsi que l’industrie des bons officiers a trouvé le moyen de faire, pendant les plus ardentes chaleurs de la canicule, toutes les différentes manières de neiges artificielles et rafraîchissantes si délicieuses. » Des glacières ont été creusées à Versailles, dès le début du règne du Roi- Soleil, tandis que le peuple de Paris s’approvisionne de glace, prélevée en hiver dans les étangs gelés de la Bièvre, rivière traversant la capitale et entièrement recouverte aujourd’hui. Les carrières du quartier de La Glacière servent d’entrepôt à ces blocs, enveloppés de paille.

La glace “descend” dans la rue.

C’est à un gentilhomme sicilien désargenté, nommé Francesco Procopio dei Coltelli, que l’on doit la démocratisation de la glace, inséparable de la mode du café. Les Vénitiens, premiers en Europe à savoir griller les grains de café et à préparer la boisson à la manière des Turcs, vendent en effet des boissons fraîches ou glacées et des sorbets dans des échoppes, appelées « botteghe delle acque et dei ghiacci » (boutiques des eaux et des glaces) ». D’abord simple serveur chez un Arménien débitant de café à Paris, Procope profite d’un nouveau statut accordé aux limonadiers, leur permettant de débiter les boissons « exotiques » introduites récemment en France, comme le café, le thé ou le chocolat. En 1686, l’ambitieux Sicilien- au nom entre-temps francisé en Procope Couteau !- ouvre un local, rue des Fossés Saint-Germain, qui fait sensation : miroirs aux murs,
tapisseries, lustres de cristal, petites tables de marbre… marquent les prémices d’un style qui fera fureur dans la plupart des cafés français. Outre ces nouvelles boissons à la mode, des pâtes d’orgeat, des crèmes de fleur d’oranger et de rose, de nombreux jus de fruits, des eaux de bergamote et de cédrat, ainsi que des jus de citrons, appelés « limonades », figurent à la carte. Mais la nouveauté qui fait affluer la clientèle, est constituée des plus de 80 variétés de glaces et de sorbets. Au Procope, ouvert à qui peut payer, se bousculent désormais des femmes, attirées par
les douceurs et le luxe, assurées de ne pas avoir à y côtoyer des ivrognes, comme c’est le cas dans les cabarets. Nommé responsable de l’office à l’occasion d’une fête somptueuse donnée à Chantilly, au château du Prince de Condé, en 1720, Procope se surpasse en créant une crème fouettée glacée à la sorbetière, baptisée « Glace à la Chantilly ».
Ces succès entraînent l’apparition, dans les livres de cuisine, de recettes de crèmes glacées, à compter de la deuxième moitié du XVIII ème siècle : Menon, dans sa « Science du Maître d’hôtel confiseur », paru en 1750, et Joseph Gilliers, dans son « Cannaméliste Français » (1751), rivalisent d’inventivité en divulguant leurs secrets de « neiges » parfumées : on en trouve aux petits pois, à l’artichaut, autant qu’aux épices, fruits secs et fruits confits ! En 1768, c’est un ouvrage entier qui est dédié à ce savoir-faire : « L’Art de bien faire les glaces d’office; ou Les vrais principes pour congeler tous les refraichissemens“, signé d’un certain Emy, prouve l’engouement du siècle des Lumières pour ces douceurs.

Une créativité et un engouement durables.

C’est aussi le moment où apparaissent les “fromages glacés”, qui, contrairement à ce que leur appellation suggère, n’ont rien à voir avec le fromage: il s’agit, au départ, d’une épaisse crème glacée, réalisée à partir d’oeufs et lait, moulée et décorée ensuite de fruits confits. Un entremets qui sonne comme une boutade, lancé par le café parisien du Caveau, en 1774, et qui devient aussitôt furieusement tendance. Il est du reste fréquent à cette époque, de servir les glaces en forme d’oeufs, dans des verres, semblables à des coquetiers !

Après le Procope, c’est le tour d’un autre glacier italien, d’origine napolitaine, d’emballer le public parisien : Tortoni, qui a racheté en 1798 l’établissement de l’infortuné Velloni, situé au coin de la rue Taitbout, sur le Boulevard des Italiens, réussit là où son prédécesseur avait fait faillite. Il fait venir de Naples et de Florence, à grands frais de diligence, les meilleurs spécialistes de la crème glacée pour oeuvrer dans ses cuisines. Son café devient le lieu de rendez-vous des célébrités et des dandys du jour. Sa bombe et son biscuit glacés sont renommés, et dans la foulée, le grand Carême, perfectionne la technique de l’entremets en inventant le “parfait”, aromatisé au café, puis aux fruits.
Tandis que la folie des crèmes glacées se poursuit, un dessert devenu mythique est créé sous le Second Empire, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867 : l’omelette norvégienne, mariage heureux du glacé et du brûlant, est servie par le chef français du Grand Hôtel, boulevard
des Capucines, à une délégation chinoise. Environ une décennie plus tard, elle deviendra la coqueluche des dîners bourgeois, grâce à l’apparition des fours- grils au gaz de ville.
Bien qu’un inventeur français, nommé Ferdinand Carré, ait présenté à Londres en 1859 lors d’une autre exposition universelle, la première machine à fabriquer des glaçons, il faudra attendre la fin des années 60 pour que les particuliers issus des classes sociales les plus modestes puissent se lancer dans la fabrication de crèmes glacées maison : le congélateur n’existant pas encore, la glace est une matière première onéreuse, difficile à fabriquer et surtout à conserver. De grosses barres industrielles sont livrées à domicile. Peu à peu, sorbets, glaces et crèmes glacées se multiplient chez les fabricants, et le Français, après avoir découvert les joies de la sorbetière électrique, au cours des années 70, prend plaisir à faire son choix dans les bacs, toujours plus garnis, des supermarchés et des magasins spécialisés.
Aujourd’hui, où les glaces se déclinent sous différentes formes, plus innovantes et ludiques que le pot ou l’indétrônable cornet, leurs parfums, sucrés, salés, combinaisons de légumes, d’épices, de fleurs, de fruits et même, de céréales, démontrent aussi la créativité et l’expertise françaises, définitivement établies depuis plus de 200 ans, pour le plus grand bonheur des amateurs.

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À propos de l’auteur
Nathalie Helal

Nathalie Helal

Nathalie Helal est journaliste et spécialiste de l’histoire de la gastronomie et de l’alimentation. Son dernier titre paru est Le goût de Paris et de la région Ile-de-France, aux éditions Hachette cuisine, co-signé avec Sandrine Audegond.
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