Avec ce recueil de textes, tous judicieusement choisis et présentés dans leur contexte, le lecteur découvre les mille et une facettes des combats menés par l’Eglise romaine au Moyen Âge. Engagée dans le monde, et évoluant avec lui, l’Eglise, qui, à la fin du IVe siècle, professe un catholicisme devenu religion d’Etat, se trouve confrontée à l’installation des Barbares en Occident. S’éloignant des Byzantins pour mieux se rapprocher des Carolingiens, avec lesquels elle noue une alliance solide, l’Eglise en profite pour préciser ses rapports avec la pauvreté,préciser les contours de ses croyances et de ses pratiques. Subissant ensuite le contrecoup de la dislocation de l’empire carolingien, il lui faut désormais combattre les désordres qui l’affectent et défendre ses prérogatives face au pouvoir des séculiers (rois, empereurs, seigneurs, etc.)… Pour l’Eglise médiévale, et en premier lieu le moine clunisien ou cistercien, il faut pacifier les moeurs rudes de l’époque. Les combats ne manquent pas : contre les juifs, les hérétiques, les sarrasins, que l’auteur compare aux « cavaliers de l’Apocalypse ». L’Eglise se confronte aussi à l’esprit laïc naissant avant, dans un Moyen Âge tardif, de voir émerger des spiritualités nouvelles et de devoir composer avec des Etats modernes, issus des grandes crises des XIVe et XVe siècles. Autant de combats à découvrir au fil des siècles et des sources. Un régal…
F.T.H. : Pierre Riché, pourquoi ce livre ?
Pierre Riché : En 2006, j’avais publié aux éditions du Cerf Grandeurs et faiblesses de l’Eglise au Moyen Âge. J’avais dédié ce livre à tous ceux et toutes celles qui, au Moyen Âge, ont oeuvré et souffert pour l’Eglise et par l’Eglise. D’ailleurs, Il y a un texte de saint Augustin qui s’appelle Souffert par l’Eglise. L’historien Henri-Irénée Marrou, à qui j’ai consacré une biographie,a écrit que, dès le mardi de la Pentecôte, l’Eglise était en crise. Il pensait à l’affaire d’Aname et Saphira. Il laisse le lundi pour l’esprit. La crise s’est poursuivie de Constantin à Luther. Elle a certes fait l’objet de nombreux travaux, mais jamais on n’a montré cette opposition entre le combat « pour » et le combat « contre ». C’est pourquoi j’ai fait ce livre. Même le Pape a été intéressé. Je l’ai fait envoyer à Rome par l’intermédiaire de l’archevêque de Paris et j’ai reçu, le 13 février de cette année, une lettre du Saint Père me remerciant et me félicitant. L’éditeur est très content de ce témoignage haut placé !
F.T.H. : Pierre Riché, dans votre dernier livre, vous présentez au lecteur un ensemble de textes qui illustrent les combats de l’Eglise romaine au Moyen Âge. Les grandes migrations de l’Antiquité finissante et du Moyen Âge naissant constituent un premier défi à relever pour l’ekklesia, c’est-à-dire la communauté chrétienne au sens large. Quels sont donc les acteurs et les temps forts de ce premier combat ?
Pierre Riché : Ce premier combat nous ramène à ce que l’historiographie française appelait autrefois les invasions barbares. Les historiens allemands, eux, préfèrent parler de migrations de peuples. A notre époque, nous assistons d’ailleurs, nous aussi, à de nouvelles migrations de peuples. L’histoire se répète. Ce premier chapitre est consacré à l’installation des Barbares germaniques en Occident. J’y rappelle que, dès le IVème siècle, Constance Chlore (ndlr. : ce haut personnage des provinces occidentales devient César en 293, sorte d’empereur adjoint, puis Auguste en 305, donc empereur) avait manifesté son intention d’installer des Francs à l’intérieur de l’Empire afin qu’ils puissent combattre pour Rome et cultiver les champs. Au début, les Romains admettent et favorisent l’installation de Barbares pacifiques dans l’Empire. Ensuite, sous la pression des Huns et d’autres peuples asiatiques qui migrent vers l’ouest, les Barbares sont de plus en plus nombreux à pénétrer dans l’Occident romain. C’est à ce moment-là que l’Eglise passe progressivement sous la coupe des Barbares. Nombre d’entre eux évoluait désormais dans l’armée romaine. A l’inverse, beaucoup de Romains passaient chez les Barbares, pensant qu’il était préférable de vivre parmi eux plutôt que de subir la décadence romaine. Il y eût malgré tout des affrontements entre les Barbares et les Romains.
Pourtant, d’un point de vue religieux, il y a un texte d’Orose, auteur d’une histoire universelle chrétienne au début du Ve siècle, qui dit que les invasions ont été utiles pour la conversion des Barbares. En effet, certains peuples, bien que déjà chrétiens, n’en restaient pas moins hérétiques aux yeux de l’Eglise. Le débat touchait à la personne du Christ. Ceux-là affirmaient que le Christ était imparfait et qu’il n’était pas Dieu. Or, puisqu’ils étaient maintenant installés au sein même de l’Empire, il fallait donc les convertir sur la base d’une orthodoxie définie par l’Eglise romaine. Clovis, baptisé à Reims à la fin du Vème siècle par l’évêque saint Remi, fut le premier roi barbare catholique. Quant à Grégoire le Grand, qui devient pape en 590, convaincu de la nécessité de convertir les Angles et les Saxons, il dépêche sur place, en Bretagne, des moines de Rome, issus du monastère du mont Caelius (596). Sous Charlemagne, roi des Francs à partir de 768, puis empereur en l’an 800, l’évangélisation se poursuit, plus par la force que par la douceur.
F.T.H. : Ces Barbares, fraîchement et parfois superficiellement gagnés au catholicisme, il faut encore les éloigner de leurs anciennes pratiques religieuses. En un mot, il faut les rallier à une certaine orthodoxie de la foi chrétienne et à ses rites. C’est un autre combat à mener, un combat pour des missionnaires et un combat qui demande du temps
Pierre Riché : Oui, tout au long du Moyen Âge, l’Eglise mène un combat constant contre les croyances et les pratiques superstitieuses. En 743, au concile de Leptines, assemblée que préside Carloman, maire du palais d’Austrasie, on dresse une liste des coutumes païennes. En son temps, Charlemagne a tenté lui aussi de convertir les populations afin de les ramener à une vie religieuse orthodoxe. Au fil des siècles, de nombreux textes racontent les croyances populaires qui persistent malgré les efforts déployés pour en venir à bout. Ainsi, au XIVe siècle, un chapitre du Manuel de l’Inquisiteur de Bernard Gui évoque les sorciers, devins et évocateurs du démon ! Encore au XVe siècle, revient-on à nouveau sur la sorcellerie et les pratiques diaboliques.
F.T.H. : Ce combat pour la rectitude des croyances et des pratiques religieuses réclame et stimule la production de textes. On dispose d’une grande variété de sources pour approcher les fautes et les normes…
Pierre Riché : Oui, et parmi elles, de nombreux pénitentiels écrits à l’époque nous donnent des renseignements sur toutes ces pratiques. L’Eglise mérovingienne est ainsi réformée grâce aux moines irlandais, conduits par saint Colomban qui vient s’installer à Luxeuil, au sud des Vosges (590). Ces moines irlandais proposent aux fidèles des pénitentiels très détaillés et très exigeants. Leur succès est grand auprès des aristocrates laïcs. D’autres sources ne manquent pas d’être étonnantes. Au IXe siècle, l’abbé du monastère de Fulda, Raban Maur, raconte que, la nuit, il entend les superstitions et que cela l’inquiète beaucoup. Pratiquement à la même époque, dans son traité De la grêle et du tonnerre, l’évêque Agobard de Lyon rapporte une croyance populaire dans «les soucoupes volantes» !
F.T.H. : L’Eglise sait qu’elle propose un idéal de vie élevé aux chrétiens souvent difficile à atteindre. Toutefois, en fixant des punitions, elle prend en compte la faiblesse humaine car punir c’est aussi offrir aux fidèles une possibilité de se racheter. Le pénitentiel de saint Colomban est à cet égard révélateur
Pierre Riché : Oui, le pénitentiel de saint Colomban est étonnant. Colomban est un irlandais qui débarque avec ses moines non loin de Saint-Malo (585). Il obtient du roi Childebert II le droit de s’installer en Austrasie. Ses pas le conduisent en Bourgogne, à Annegray (587) puis à Luxeuil (590), où il fonde des communautés monastiques. Son pénitentiel rapporte des détails d’une grande sévérité, -propre à nous effrayer aujourd’hui-, tant vis-à-vis des moines que des laïcs. A titre d’anecdote, le pénitentiel de Colomban prévoyait trois coups de fouet si on laissait tomber un couvert à table !
F.T.H. : L’Eglise combat aussi la richesse et ce combat traverse, lui aussi, tout le Moyen Âge. Finalement, cette Eglise médiévale, en tant qu’institution, n’est-elle pas sans cesse tiraillée entre son désir de s’en tenir à la pauvreté évangélique que prône le Christ et le faste qu’elle aimerait déployer pour honorer Dieu
Pierre Riché : C’est là un grand problème dans l’histoire de l’Eglise au Moyen Âge. Comme l’a rappelé récemment le pape François, saint Pierre n’avait pas un carnet de chèques dans sa poche ! Dès l’origine, l’Eglise estime que la richesse doit être écartée de la vie chrétienne. De nombreux textes, à commencer par les Evangiles, souligne le désir de pauvreté. Ces préoccupations reviennent par exemple dans la règle de saint Benoît (480-547). Aux temps carolingiens, en contradiction avec ces principes, les évêques sont riches et puissants. Régulièrement, il y a des rappels à l’ordre. Au IXe siècle, l’abbé de Cluny Odon condamne « l’amour de l’argent qui tyrannise l’âme humaine » ! Au XIIe siècle, c’est au tour de saint Bernard de fustiger la richesse des prélats tandis que les pauvres meurent de faim. Souvent, les évêques, pour se faire nommer évêques, donnaient de l’argent. C’était là un grave péché. A partir du XIIIe siècle, avec François d’Assise, -le père des pauvres-, le combat contre la richesse continue et culmine. Sa règle impose la pauvreté à ses frères. Le message porte. Sainte Claire, sa disciple, se voit même accorder par le pape Grégoire IX un « privilège de pauvreté ». Avec une grande constance, tout au long du Moyen Âge, l’Eglise dénonce la richesse et entend porter secours aux pauvres.
F.T.H. : L’Eglise cherche aussi à imposer la toute-puissance de la Papauté. C’est un combat que l’Eglise doit mener en son sein mais aussi souvent face au pouvoir royal
Pierre Riché : Ces combats pour la toute puissance de la papauté posent à la fois le problème des relations avec le patriarcat de Constantinople et celui des liens avec le pouvoir royal, ou impérial. En 494, le pape Gélase Ier avait affirmé qu’il n’existait sur Terre que deux pouvoirs : l’auctoritas des pontifes et la potestas des rois. En Occident, avec l’avènement des Carolingiens (751), se constitue un puissant Empire. L’Eglise romaine, toujours sous la menace des Lombards, ne peut se passer longtemps d’un pareil soutien. En 754, on vit donc le pape franchir les Alpes et venir implorer l’aide de Pépin le Bref. Bientôt, le sacre de Charlemagne à Rome par le pape Léon III consacra l’union entre la papauté et l’empire carolingien (25 décembre 800). Au XIe siècle, Nicolas II décide que les papes ne seront désignés que par les cardinaux-évêques. Ce sont là les débuts du conclave. Il s’agit de combattre l’intervention des pouvoirs séculiers dans la nomination des ecclésiastiques. Ainsi, jusqu’à la fin du Moyen Âge, l’Eglise cherche-t-elle à renforcer les doctrines théocratiques.
Avec le patriarcat de Constantinople, l’entente est assez bonne jusqu’au VIIe siècle. L’Eglise d’Occident (romaine) et l’Eglise d’Orient (byzantine) ont parfois cherché à se réconcilier mais cela a été très difficile. Elles y parviennent lorsque Byzance a besoin de l’appui de l’Occident, mais, en général, les Byzantins préfèrent la toque de Mahomet plutôt que la croix du Christ !
F.T.H. : Dans ce combat pour établir et renforcer la toute puissance de la papauté, vous présentez au lecteur un texte essentiel, la «Donation de Constantin»
Pierre Riché : La pseudo-donation de Constantin est un texte très important que les papes ont utilisé pour affirmer qu’ils étaient maîtres de l’Occident. L’empereur Constantin (306-337), installé à Constantinople, aurait concédé au pape Au Moyen Âge, il a permis à la Papauté d’affirmer des prétentions territoriales et politiques. La Donatio Constantini a suscité débats et réactions. L’empereur du Saint-Empire, Otton III (996-1002), soutient au contraire que la primauté ne revient pas au pape mais à l’empereur. La querelle perdure jusqu’à la fin du Moyen Âge. Bien des voix s’élèvent contre la théocratie pontificale. Aux XIIe et XIIIe siècles, des clercs, appelés Goliards, composaient en latin des poèmes satiriques. Certains ont dénoncé la toute puissance financière de la papauté et sa fiscalité. Même Saint Louis, roi de France (1226-1270), s’en est fait l’écho auprès du pape Innocent IV (1243-1254).
F.T.H. : L’Eglise mène encore un combat pour l’unité. Malgré les divisions au fil des siècles, l’Eglise ne perd jamais de vue cet idéal d’une Eglise chrétienne réconciliée avec elle-même
Pierre Riché : Oui, il y a, d’une part, les catholiques, qui sont d’Occident, et, d’autre part, les chrétiens byzantins, qui sont de rite oriental. Les Eglises se séparent lentement dès la fin de l’Antiquité avec l’installation de Constantin à Constantinople et la séparation des deux empires romain et grec. Elles ont chacune leur liturgie, leur langue et des croyances parfois différentes sur certains points de la foi. L’adoration des images saintes, que Charlemagne fait condamner en Occident, a creusé le fossé. De plus, et c’est une autre source de discorde, le patriarcat de Constantinople continue de revendiquer son égalité avec Rome. Il faut espérer néanmoins qu’un jour on parvienne à un rapprochement entre ces Eglises !
F.T.H. : De quand date véritablement le schisme ?
Pierre Riché : En général, on place le schisme en 1054, mais cela ne concerne vraiment que le patriarche de Constantinople et non les autres patriarches d’Orient. La véritable coupure, dont nous accusent toujours les orthodoxes, ça a été la prise de Constantinople par les Croisés en 1204. Constantinople était une ville étonnante qui faisait envie à tous les Occidentaux, alors ils ont profité de la quatrième croisade pour s’en emparer. Innocent III, qui était le pape de l’époque, a regretté le sac de Constantinople. C’est là la grande coupure !
F.T.H. : Durant ce long Moyen Âge, la situation des Juifs installés en terres chrétiennes évolue suivant la manière dont on les perçoit. Du coup, les combats que l’Eglise mène à leur endroit reflètent toute l’ambiguïté de leur position. Tantôt, ils sont protégés, tantôt ils ont à souffrir de persécutions…
Pierre Riché : L’abbé de Cluny, Pierre le vénérable (1122-1157), disait que l’Eglise avait trois catégories d’ennemis : les juifs, les hérétiques et les Sarazins. Dans mon livre, Grandeurs et faiblesses de l’Eglise au Moyen Âge (éditions du Cerf, 2006), j’ai parlé des adversaires de l’Eglise en les qualifiant de « cavaliers de l’Apocalypse ». Commençons par les juifs. A l’époque mérovingienne, ils sont à peu près tolérés en Gaule. A la fin du VIe siècle, les juifs trouvent un grand défenseur en la personne du pape Grégoire le Grand. Ce dernier rappelle que le Christ était lui-même juif à l’origine et consacre neuf lettres à la défense des juifs en Italie. Avec les Carolingiens, leur situation s’améliore, même s’il reste quelques évêques pour les combattre. Les choses se gâtent à partir des croisades, de la deuxième notamment. Des pogroms se produisent au XIIe siècle. Les juifs ont malgré tout à l’époque de grands défenseurs au sein même de l’Eglise catholique. Saint Bernard, abbé de Clairvaux, est du nombre. J’ai rédigé un petit livre sur saint Bernard qui montrait comment il s’était employé à lutter contre les pogroms (Petite vie de saint Bernard, Desclée de Brouwer, 1993). Des juifs évoquent d’ailleurs son rôle et lui en sont reconnaissants.
Au XIIIe siècle, Eglise et pouvoir royal prennent des mesures concrètes contre les juifs. Saint Louis leur impose le port de la rouelle. Les juifs, afin qu’on les reconnaisse, étaient donc forcés de porter un signe distinctif sur leurs vêtements pour sortir dans les rues. On sait que cette rouelle a été, de sinistre mémoire, reprise à d’autres époques. Pour des raisons financières, les rois, -ce fut le cas de Philippe le bel, en 1289-, confisquaient les biens des juifs ! Pourtant, même en ce XIIIe siècle, qui leur est défavorable, les juifs trouvent encore des défenseurs au sein de l’Eglise. Un disciple de saint François d’Assise, Roger Bacon, recommande ainsi aux chrétiens d’apprendre l’hébreu afin de discuter plus facilement avec les juifs !
F.T.H. : En remontant un peu dans le temps, on se souvient aussi qu’à l’époque carolingienne, il y avait un maître des juifs à la cour de Louis le Pieux…
Pierre Riché : Oui, en effet, à l’époque carolingienne, les juifs étaient protégés. Quelques évêques cependant, tel Agobard de Lyon, les combattaient. Agobard était originaire d’Espagne, où le judaïsme était exclu. Charlemagne protégeait les juifs car il en avait besoin pour le commerce. Ceux-ci s’enrichissaient, et, quand le roi avait besoin d’argent, il confisquait leurs biens !
F.T.H. : Dès les premiers temps de l’histoire de l’Eglise, les différentes interprétations du dogme débouchent sur des contestations et des hérésies. A la fin de l’Antiquité, plus on cherche à préciser le contenu de la foi, et à la faire partager par le plus grand nombre, et plus on risque de soulever des contestations radicales. Le Moyen Âge connait lui aussi des hérésies que l’Eglise cherche à combattre…
Pierre Riché : Le deuxième ennemi de l’Eglise, c’est effectivement l’hérésie ! Elles sont nombreuses au Moyen Âge et se développent au moment de la crise de l’Eglise au XIe siècle. Des textes évoquent les manichéens, ces disciples de Mani (mort en 277) qui croyaient en un dieu du bien et un dieu du mal. L’hérésie manichéenne était venue d’Orient et s’était imposée principalement dans le Toulousain et l’Albigeois. J’ai parlé des thèses de Mani et des erreurs que l’on reprochait aux Parfaits, -les Cathares (du grec catharos)-. Saint Bernard s’emporta contre les hérétiques mais il n’a pas réussi à les combattre comme il l’aurait voulu. Il a fallu ce qu’on appelle la « Croisade des Albigeois » (1209-1211) pour que les forces royales soumettent et annexent les régions méridionales. A partir de là, les Albigeois font moins parler d’eux.
D’autres hérésies méritent attention, telle l’hérésie vaudoise. Pierre Valdo était un laïc converti à une vie évangélique. Il avait vendu ses biens et voulait prêcher aux fidèles une vie pauvre. Or, qu’un laïc prêche, c’était inenvisageable pour l’autorité épiscopale. Pierre Valdo a voulu en appeler au pape. Il est allé à Rome rencontrer Alexandre III. Le pape approuva le projet sous réserve que l’évêque des lieux concernés ne donne aussi son accord. De retour à Lyon, où il comptait de nombreux disciples, Pierre Valdo se vit pourtant refuser par l’archevêque le droit de prêcher. Contraint d’évoluer en dehors de l’Eglise, il fonda la secte des Vaudois, une secte qui compte encore des disciples en Italie et qui respecte les principes de l’Evangile.
F.T.H. : L’Inquisition fut fondée à cette époque…
Pierre Riché : Oui, et c’est bien le reproche que l’on peut adresser à l’Eglise catholique. L’Eglise voulut rechercher les hérétiques et les livrer au bras séculier. Cela a été une erreur monstrueuse de la part de la papauté. C’est au XIIIe siècle que l’Inquisition connut sa plus grande activité et fit le plus de victimes. Dans le Toulousain, des Dominicains menèrent souvent les procédures des tribunaux de l’Inquisition. En l’an 2000, le pape Jean Paul II provoqua une réunion à propos de l’Inquisition pour dénoncer cette erreur.
F.T.H. : Le troisième ennemi, ce sont les Sarrazins… Tout au long du Moyen Âge, le musulman est d’abord perçu comme un hérétique. La naissance et l’expansion de l’islam posent très vite le problème crucial du contrôle de Jérusalem et de la Terre sainte. Toutefois, les relations avec les musulmans ne sont pas toujours conflictuelles, certains réclament aussi des missions
Pierre Riché : Oui, l’ennemi pour l’Eglise, c’est l’islam, et ce dès les conquêtes arabes des VIIe et VIIIe siècles qui permettent aux musulmans de s’établir de la Perse à l’Espagne. La Terre sainte, et les lieux de pèlerinage chrétiens, se sont retrouvés menacés, d’où les croisades qui se donnaient pour but de les libérer. En 1095, au concile de Clermont, le pape Urbain II appelle les chevaliers à partir pour libérer les lieux saints. Bientôt, Pierre l’Ermite entraîne les pauvres dans leur sillage. Les deux siècles de croisade qui s’ouvrent ont été, à mon avis, un échec complet. Jacques Le Goff disait, non sans humour, que les croisades, ça a été l’arrivée de l’abricot en Occident ! Plus sérieusement, beaucoup de faits importants se sont produits entre les Orientaux et les Occidentaux ! Ces deux siècles difficiles, ponctués de plusieurs entreprises, et la prise de Constantinople lors de la quatrième croisade, -on en a parlé-, furent un tournant décisif dans les relations entre l’Orient et l’Occident. Des protestations se firent entendre avant l’échec définitif et la perte de Saint-Jean d’Acre, en 1289. Au XIIIe siècle, l’initiative de saint François d’Assise pour mettre fin aux croisades mérite d’être signalée. Le poverello se rendit en Egypte pour y rencontrer le sultan ! Cette visite est restée célèbre parce qu’il y eut un échange tout à fait pacifique entre les deux hommes. Par la suite, les Franciscains ont suivi l’exemple de leur maître. A la fin du XIIIe siècle, le catalan Ramon Lull va jusqu’à demander au pape Célestin V de faire connaître l’arabe pour que l’on puisse s’entendre plus facilement avec les musulmans ! Il y a là un véritable effort pour s’ouvrir. Dans la foulée, au XIVe siècle, on décidera l’enseignement des langues orientales (concile de Vienne, 1311). Commence alors le temps des missions.
F.T.H. : Le discours de l’Eglise contient beaucoup de préjugés sexistes au sujet des femmes. Paradoxalement, certaines trouvent grâce à ses yeux. La sainteté médiévale offre aussi aux fidèles de nombreux visages féminins à admirer. Au-delà du statut de la femme, n’est-ce pas tout simplement une morale sexuelle et conjugale que l’Eglise cherche à imposer aux chrétiens ?
Pierre Riché : Oui, et ce combat touche aux origines ! Les deux fonctions de la femme sont de tenter les hommes et de faire des enfants ! Déjà, les moines d’Egypte et ceux d’Iran prônaient la virginité et le célibat. Il y a un proverbe qui dit : « le sel vient de l’eau et dès qu’il s’en approche, il fond et disparaît. Pareillement, le moine vient de la femme, et dès qu’il s’en approche, il se dissout et finit par ne plus être » ! Le monachisme, qui voit se développer la misogynie dans ses rangs, amène le célibat des prêtres. En Orient, les prêtres pouvaient se marier. Ce n’était pas le cas en Occident, d’autant plus que ce que craignaient les Occidentaux, c’était que les enfants des prêtres ne s’emparent des biens de l’Eglise. Il fallait donc impérativement qu’ils ne se marient pas.
Au XIIe siècle, on interdit donc le mariage des prêtres. C’était quelque chose d’important. Même Odon, abbé de Cluny, affirmait à l’époque que les femmes étaient charmantes extérieurement mais que si on pénétrait à l’intérieur, c’était affreux ! J’ai retrouvé l’argument d’Odon de Cluny dans un dialogue entre des étudiants d’Heidelberg… à la fin du XVe siècle ! Jusqu’à la fin du Moyen Âge, l’anti féminisme l’emporta largement chez les catholiques. Un grand changement se produisit néanmoins au XIIe siècle. Les relations entre les hommes et les femmes avaient changé ! En exagérant un peu, l’historien Seignobos put affirmer que l’amour était une invention du XIIème siècle. C’est ce qu’on appelait le bel amour ! Les troubadours le chantèrent et le versifièrent. Thomas d’Aquin reconnut même la possibilité du plaisir dans la liaison conjugale. A partir des XIIe et XIIIe siècles, nombreuses furent les femmes bien considérées par l’Eglise. Elles comptèrent même plus de saintes dans leurs rangs que les hommes. On loua notamment leur virginité.
F.T.H. : Un autre grand combat est celui mené pour la pacification des mœurs les plus rudes !
Pierre Riché : Oui, et c’est aussi un autre combat important ! A l’époque carolingienne, Charlemagne, parce que c’était un homme fort, voulait imposer le christianisme aux autres Barbares de gré ou de force. «Crois ou meurs « ! Celui qui refusait le baptême était tué chez les Saxons. Le ministre de Charlemagne, Alcuin, lui a dit qu’il fallait d’abord enseigner le catéchisme, puis expliquer et baptiser par la suite et sans recourir à la force. Vous me direz qu’il y a eu quand même des brutalités et qu’on pratiquait largement ce qu’on appelait la guerre juste. C’était à leurs yeux une nécessité. Des textes cependant ont condamné les armes nouvelles, comme par exemple les arbalètes, qui avaient été interdites par acte pontifical. On a dit ensuite, qu’il fallait que le prêtre évite toute brutalité, que l’Eglise avait horreur du sang, mais qu’il y avait aussi des guerres justes, sans que pour autant il faille les multiplier. Ce qui est intéressant aussi pour la brutalité et la violence, -j’ai étudié cela aussi avec beaucoup d’attention à propos de l’éducation-, c’est la brutalité des maîtres au Moyen Âge. Si j’ai fait une thèse sur l’éducation et la culture dans l’Occident barbare, c’est pour réagir contre le lieu commun qui disait qu’au Moyen Âge il n’y avait que des violences, que le maître tapait sur les enfants, alors qu’au contraire, au Moyen Âge même, il y avait des réactions contre la brutalité des maîtres. Dans mon livre Être enfant au Moyen Âge (Editions Fabert, 2010), je renvoie le lecteur à un texte d’Anselme du Bec qui s’adresse à un maître brutal. Anselme décrit les effets de la brutalité sur l’enfant et fait de la psychanalyse. L’enfant conserve tout dans son cœur et réagit négativement à la brutalité du maître. Un arbre a des feuilles qu’il ne faut pas arracher ! On découvre une douceur dans l’éducation à respecter ! Cette question occupe toutes les époques.
F.T.H. : Autre lieu commun auquel vous avez contribué à tordre le cou, ce sont les terreurs millénaristes. Avec la Paix de Dieu et la Trêve de Dieu, le premier millénaire s’achève plutôt dans l’espoir de temps meilleurs…
Pierre Riché : Pierre Riché : Là aussi c’est une réaction que j’ai eu pour contredire Michelet, et d’autres, qui affirmaient qu’il y avait des terreurs de l’an mil et que l’on croyait à la fin du monde. Aucun texte contemporain n’évoque les terreurs de l’an mil. Certes, le moine Raoul Glaber (985- mort après 1047) en parle, mais enfin, il n’a pas été tellement suivi ! D’ailleurs, à l’époque, on ne savait même pas que l’on était en l’an mil en l’an mil ! Quant aux sources, elles nous dépeignent une Eglise en plein développement, sortant peu à peu, et difficilement, de la crise carolingienne. A la fin du millénaire cependant, un accord est conclu entre l’empereur Otton III et le pape Sylvestre II qui offre une période de paix à l’Eglise. Ce pape, jadis connu sous le nom de Gerbert d’Aurillac (né entre 945 et 950-mort en 1003), fut le plus grand savant de son temps. Ces années voient aussi la conversion de la Pologne et de la Hongrie. Gerbert aurait envoyé à Etienne de Hongrie la fameuse couronne conservée comme une relique. C’est finalement une très grande époque pour l’Eglise bien que Gerbert eût à connaître quelques déboires ! On alla jusqu’à prétendre qu’en raison de sa très grande science, il ne pouvait qu’avoir été inspiré que par le diable !
F.T.H. : En 2013, vous étiez revenu sur l’an mil et sur Gerbert d’Aurillac pour le compte du CNRS…
Pierre Riché : Oui, les éditions du CNRS m’ont gentiment proposé de réunir en un ouvrage tous les articles que j’avais écrit sur l’an mil (cf. Les lumières de l’an mille, CNRS Editions, 2013). Durant toute ma vie d’historien, j’ai tenté de lutter contre les idées fausses. J’ai été frappé notamment par l’ignorance que l’on avait de l’enfance au Moyen Âge. Pourtant, l’enfant au Moyen Âge est bien considéré… Avec une enseignante de Nanterre, on a même fait une exposition à la Bibliothèque nationale de France sur l’enfance au Moyen Âge. Des historiens ont prétendu qu’on ne connaissait pas l’enfant au Moyen Âge, ce qui est tout à fait inexact. On dispose en réalité de textes qui leur sont favorables et qui demandent qu’on les éduque.
F.T.H. : Vous évoquez aussi les combats que l’Eglise mène pour diffuser une culture chrétienne auprès des hommes d’Eglise et auprès des laïcs en général.
Pierre Riché : Avant même l’éducation des riches laïcs, venait celle des clercs et des moines. C’est pourquoi j’ai rappelé ce combat pour la dignité, le rôle pastoral et la culture des clercs et des moines. Au Xe siècle, on distinguait trois groupes de chrétiens : ceux qui prient, ceux qui combattent et les laïcs qui travaillent. Les laïcs étaient un peu méprisés. On disait que si on accordait le mariage aux laïcs, c’était une concession à la faiblesse humaine : il fallait bien qu’ils se marient pour avoir des enfants ! Toutefois, le laïc était vraiment en dessous des autres. J’ai rappelé que les clercs et les moines avaient été souvent mis en garde par l’Eglise contre le luxe. Il fallait que tout cela soit interdit aux clercs. Un clerc un peu cultivé pouvait devenir avocat, marchand ou notaire. On voulait le lui interdire mais c’était difficile. Quand il était un peu savant, il faisait de la dialectique, avec le risque de le voir mal tourner et devenir hérétique. Appliquer la dialectique à la Bible, il ne fallait pas ! Il y a beaucoup de textes sur la crise de l’Eglise et son redressement. L’Eglise déploie ainsi de grands efforts pour améliorer la culture des clercs. On s’intéressa aussi au sort des moines, qui, parfois, eux aussi étaient guettés par l’enrichissement. Saint Bernard a notamment écrit une règle qui fut un modèle pour la culture et la vie des moines.
F.T.H. : Ce sont les hommes d’Eglise qui décident de la culture des laïcs…
Pierre Riché : Les laïcs étaient considérés comme le troisième groupe de la société. A partir du XIIe siècle, on a assisté à l’essor de l’esprit laïc. L’Eglise a dû réagir. Les laïcs devaient suivre les ordres des prêtres et prier en latin. Le latin était considéré comme la langue religieuse, par excellence. Il a fallu attendre le concile de Vatican II, qui s’ouvre en 1962, pour que la messe puisse être célébrée en langue nationale. Par crainte des hérésies qui pourraient naître de mauvaises traductions, l’Eglise chercha avant tout à imposer le latin aux fidèles. Ainsi, tandis qu’ailleurs, en Orient s’imposaient les langues nationales, en Occident, on cherche à maintenir le latin. L’Eglise se méfia aussi des confréries de laïcs et de la culture qu’elles diffusaient.
F.T.H. : On attend des laïcs qu’ils servent l’Eglise… Certaines confréries s’engagent dans cette voie. Elles sont alors encouragées…
Pierre Riché : Oui, il y a la nouvelle chevalerie inventée par saint Bernard que l’on appelait les Templiers. Saint Bernard voyait d’un bon œil des laïcs rentrer dans cette confrérie des Templiers. On les appelait ainsi parce qu’ils occupaient le Temple à Jérusalem. Les mauvais garçons pouvaient très bien se transformer et devenir vertueux dans cette confrérie. En somme, les Templiers de l’époque sont un peu comme la Légion étrangère qui réhabilitait les hommes qui étaient un peu perdus dans la société.
F.T.H. : Les femmes ne sont pas absentes de l’éducation des enfants…
Pierre Riché : Non, effectivement. S’agissant de la formation des laïcs, j’en ai longuement parlé dans mes travaux et j’ai publié dans ce dernier livre des lettres de la mère de Didier de Cahors à son fils, et, surtout, le prologue du manuel d’une femme carolingienne pour l’éducation de son fils. Ces textes démontrent que certaines femmes s’engageaient pour l’éducation des enfants.
F.T.H. : Le laïc, on lui enseigne aussi par l’image…
Pierre Riché : Alors, là aussi, c’est un autre aspect de l’éducation. Entre l’Orient et l’Occident, à l’époque carolingienne, il y a eu un conflit, parce qu’en Orient, on ne voulait pas adorer les images. On disait que l’Occident adorait les images. En réalité, c’était tout à fait inexact. Charlemagne a répliqué en rappelant qu’on n’adorait pas l’image mais qu’on l’utilisait. Reprenez des lettres de Grégoire le Grand à l’évêque de Marseille qui avait interdit les images ! Le pape y rappelle l’intérêt d’employer des images pour s’adresser à ceux qui ne sont pas lettrés. L’emploi des images permettait d’enseigner les Evangiles et la Bible. Le rôle des images pour l’éducation des laïcs est très important, à condition de ne pas les honorer comme le reprochaient les Byzantins aux Occidentaux.
F.T.H. : Quelles conclusions tirer de ces combats. L’Eglise les a-t-elle gagnés ?
Pierre Riché : Les combats ont, je crois, en grande partie été gagnés. L’Eglise de notre époque n’est pas l’Eglise du Moyen Âge. Ce qui est important, c’est que l’actuel pape montre bien que nous sommes à une époque où peuvent se transformer les pratiques religieuses. L’Eglise peut s’ouvrir à la société, et même à l’écologie. L’encyclique sur l’écologie date du mois de juin. C’est petit à petit, d’après l’Eglise sous l’influence du Saint Esprit, qu’on arrive à ces progrès, quelquefois contredits par la réalité des pratiques. L’Eglise n’est pas un tout mais une variété. Je cite à la fin du livre un texte de Saint Augustin qui rappelle que dans la Cité de Dieu, il ya des hommes qui ignorent qu’ils y sont et que ce n’est qu’à la fin des temps que l’on distinguera ceux qui méritent de faire partie de la Cité de Dieu. Cette Cité de Dieu se construit très lentement. La famille rachetée du Christ doit se rappeler que, même parmi ses ennemis, se cachent de futurs citoyens. C’est un très beau texte de Saint Augustin…
Entretien mené par Christian Dutot, historien journaliste
Les combats de l’église au Moyen Âge de Pierre Riché CNRS éditions janvier 2015 302 pages 23,90 € papier Kindle 16,99 € numérique