Article publié dans Histoire Magazine N°2
Ce qu’un homme seul n’aurait sans doute pas pu réussir, un système multicéphale n’obéissant à aucune idéologie préétablie permit ce succès, même éphémère. Vincent Haegele, analyse, dans cet essai, ce magnifique coup politique réalisé par Napoléon, chef d’orchestre d’un système familial où frères et sœurs prirent une part déterminante dans ce processus de conquêtes et de constructions civiles et militaires. Entretien …
Vous analysez cet esprit de clan propre à la famille Bonaparte, qui constitue pour elle le tenant et l’aboutissant de toute leur entreprise, personnelle ou politique. Là où un seul homme n’aurait pas pu réussir, « le système » selon l’expression même de Napoléon, a permis le succès…
Vincent Haegele : Quand on y regarde de plus près, l’histoire ne s’écrit jamais à la première personne du singulier : les relations, les réseaux, les liens visibles et invisibles, ce qu’on appelle la culture, sont au centre des destinées qui ont pu, d’une raison ou d’une autre, se distinguer au fil du temps. Napoléon, même s’il incarne la puissance de la volonté personnelle et l’accomplissement d’un siècle qu’il porte sur ses épaules, n’échappe en rien à cette logique : sans les « siens », jamais la prise du pouvoir n’aurait été concevable. Ensuite, l’exercice de ce pouvoir est tributaire lui aussi de cette règle d’airain. A partir du moment où la restauration de la monarchie à son profit est envisagée, cette dernière est impossible sans son entourage immédiat… donc sa famille.
Quel regard Napoléon et ses frères portent ils sur la Révolution ?
Vincent Haegele : Il est positif. Critique, mais positif. N’oublions pas que la Corse a connu une longue révolution tout au long du XVIIIème siècle, avec notamment tout l’apport de Paoli au débat sur les formes constitutionnelles des États : Joseph, Napoléon et Lucien sont très sensibles aux questions d’égalité et de liberté, et cela bien avant le début des événements de 1789. Par ailleurs, déçus par les promesses non tenues de l’administration royale envers leur famille (on cite souvent les mauvaises affaires de Charles Bonaparte, leur père, en oubliant qu’il a été tout bonnement abandonné par les intendants qui lui avaient fait miroiter des avantages considérables),
ils ne pouvaient qu’appeler de leurs vœux un changement radical de la société. Cela, Napoléon ne l’oublie pas, même devenu empereur : l’héritage juridique et législatif de la Révolution doit être sauvegardé ;
c’est pour cette raison qu’il balaie l’idée d’une restauration, qui serait un retour en arrière.
Pendant la Terreur, la famille Bonaparte tisse des liens autant nécessaires qu’inévitablement compromettants …
Vincent Haegele : C’est tout à fait le terme, mais il faut remettre les choses dans leur contexte : en Corse, les Bonaparte ont basculé dans l’opposition à Paoli dès 1790 et ont été peu à peu poussés vers l’aile gauche par les par tisans de ce dernier, jusqu’à leur expulsion brutale de l’île en juin 1793. Ils débarquent donc en Provence en pleine Terreur, au moment où les révoltes fédéralistes menacent de faire éclater la France et où une partie de l’opposition, royaliste ou non, n’exclue plus de recourir à une intervention des armées étrangères. De ce fait, les Bonaparte se montrent en réalité plus loyaux à la Nation qu’à l’égard du seul parti jacobin. Après la chute de Robespierre, cette proximité vaut quelques ennuis à Napoléon et surtout à Lucien, mais ils sont rapidement blanchis.
Les Bonaparte passent ainsi de la noblesse de l’Ancien Régime aux cadres et élites nés de la Révolution …
Vincent Haegele : La Révolution aura permis l’émergence de nouvelles élites, dans tous les domaines ou presque, à commencer par la finance et la politique, sans parler de l’armée, qui permet des carrières sans précédent à ceux qui font montre de talent. Mais on ne peut réduire les Bonaparte à cette seule catégorie : leur prouesse consiste à recouper les réseaux : les mariages de Joseph et de Napoléon sont autant d’alliances brillantes. L’un obtient
un accès non négligeable au commerce de Méditerranée grâce aux Clary de Marseille ; l’autre au monde des affaires grâce à Joséphine.
En fin stratège de sa carrière, Napoléon fait tout pour éviter l’affectation en Vendée, et il tire son épingle du jeu quand il protège la Convention d’une tentative de coup de force des royalistes…
Vincent Haegele : On ne peut que remarquer ici qu’il dispose déjà d’un très fin sens de l’analyse politique : il sait d’instinct que la campagne de Vendée n’offre aucun espoir de se distinguer. Cette guerre civile, qui tient plus de la guérilla que du conflit conventionnel, n’est pas glorieuse. Surtout, elle l’éloigne du terrain qu’il prétend, avec raison, connaître le mieux et où son expertise ferait merveille : l’Italie. Donc, il élude, tout en continuant à faire preuve de loyauté vis-à-vis du régime. Plutôt que de combattre les royalistes dans les campagnes de l’Ouest, il les affronte à Paris. Dès l’été 1795, il se prépare à cette confrontation, ayant détecté tous les signes d’une montée des tensions.
Napoléon montre une affection particulière pour son jeune frère Louis, lequel porte sur la guerre un regard « désenchanté », voire horrifié, toute chose qu’il doit taire …
Vincent Haegele : Napoléon est persuadé que Louis dispose de tous les atouts pour lui ressembler et son intelligence est indéniable. Malheureusement, en voulant trop bien faire, il contraint Louis à le suivre sur les terrains militaires dès son plus jeune âge, ce qui le perturbe. Louis assiste à la répression de Pavie, aux carnages de la guerre d’Italie, au désastre d’Aboukir. Aujourd’hui, je pense qu’on lui diagnostiquerait un syndrome post-traumatique. Le paradoxe veut que Louis soit allergique à la guerre et ne connaisse d’autre refuge que l’armée pour se sentir en sécurité.
Il y a du Machiavel dans la manière et les procédés de Napoléon et de Joseph en Italie …
Vincent Haegele : Ils sont tous les deux de fins connaisseurs de la culture italienne. L’œuvre de Machiavel pour suit Napoléon sa vie durant : il le lit, se défend de l’appliquer, mais dans le contexte géopolitique compliqué de l’Italie, il n’est meilleur conseiller que le Prince.
Vous évoquez aussi, dans votre ouvrage, la place des femmes, dans ce clan Bonaparte, la mère, Letizia, dont la voix s’éteint, sitôt devenue veuve, et aussi Élisa, dont l’éducation est chaotique, mais qui va faire montre d’un certain talent …
Vincent Haegele : On oublie souvent à quel point Letizia est une femme politique. Elle sait tout, elle comprend tout. On la trouve dans l’entourage de Paoli dèsles années 1760, puis impliquée dans toutes les affaires de son mari. Sous la Révolution, elle ne reste pas inactive, bien au contraire. En 1799, elle est à la manœuvre en Corse pour faire vivre le souvenir de son fils Napoléon, en campagne en Égypte. Puis, manquant des réseaux nécessaires pour faire entendre sa voix à Paris, c’est tout naturellement qu’elle transmet à ses filles, Elisa, Pauline et Caroline, son sens aigu des relations. On voit Napoléon mis en échec par ses sœurs sur la question des mariages de ces dernières : en réalité, c’est Letizia qui en est souvent l’inspiratrice.
Elisa peut ainsi remercier sa mère de lui avoir choisi un mari insignifiant : grâce à elle, elle peut devenir une souveraine à part entière en Italie.
Pendant la campagne d’Égypte, Joseph, Lucien et aussi Leclerc jouent finement la partie, qui va aboutir à ce coup d’État, impossible sans eux…
Vincent Haegele : Restés en France, les frères et beaux frères s’activent en effet pour défendre l’œuvre de Napoléon en Italie et instiller l’idée dans l’opinion qu’il est le seul recours possible pour sauver la France de ses ennemis et des mains des politiques incompétents qui se succèdent au gouvernement. C’est la naissance du premier « parti » bonapartiste, bien qu’il n’ait pas la forme exacte d’un parti. Chacun apporte avec lui des amis, des
connaissances, des soutiens ; Leclerc, ainsi, est celui qui va convaincre le général Moreau, rival potentiel, de prêter main-forte au coup d’Etat en devenir.
Nommé premier Consul, Napoléon met tous les membres de la famille au service du pouvoir, la famille devient un instrument à sa guise…
Vincent Haegele : Du moins sur le papier… car ni Joseph et encore moins Lucien n’ont l’intention de rester dans l’ombre de leur frère. Ils savent ce qu’ils lui doivent, mais la réciproque est vraie. Il faudra donc que Napoléon fasse preuve de toujours plus d’autorité vis-à-vis de ses frères et sœurs pour les faire rentrer dans le rang. Et de l’autorité à l’autoritarisme, il n’y a qu’un pas. C’est pour cette raison que les Bonaparte vont apparaître comme ingrats. En réalité, ils n’ont jamais renoncé à l’idéal premier de leurs années révolutionnaires : l’égalité.
«Le jeune Napoléon Bonaparte n’a plus rien de commun avec l’Empereur déchu», écrivez vous, «il s’est affairé à se dépouiller lui même de son passé personnel pour mieux endosser les habits du pouvoir» …
Vincent Haegele : C’était une obligation. A Joseph, il écrit en substance qu’il est normal qu’il n’ait plus les mêmes sentiments à son égard que dix ans plus tôt ; le pouvoir et son corollaire métaphysique l’ont transformé, de même qu’il s’applique non plus seulement à transformer la France, mais l’Europe toute entière. Impossible de mêler politique et sentiments, même fraternels. Vous expliquez le succès des Bonaparte par leur perception fine de cette mystique du pouvoir, entre autres causes, et qui leur a permis de se hisser au plus haut niveau.
Une mystique qui comprend une part d’artifice…
Vincent Haegele : Au cours de mes recherches, j’ai essayé de dépasser le sempiternel cadre du seul événement.
Si je voulais rendre aux Bonaparte une part de la vie qui les avait habités, il fallait s’intéresser non seulement au contexte, mais aussi à tout l’environnement spirituel qui était celui de la Corse, puis de la France de cette époque.
N’oublions pas qu’il y a des ecclésiastiques dans leur entourage, à commencer par Joseph Fesch, dont Napoléon fait son ambassadeur auprès du pape. Tout régime politique, quelle que soit son orientation ou sa couleur, a besoin de mystique, sinon il est condamné à très brève échéance ; cette mystique n’a pas besoin d’être nécessairement religieuse, elle doit fédérer. Il est intéressant de remarquer que Napoléon et ses frères et sœurs ont sincèrement tenté d’offrir un projet de société postféodale aux peuples qu’ils ont gouvernés, un projet imprégné de pensée plus ou moins libérale. Mais il manquait quelque chose : les modèles constitutionnels sur lesquels ils s’appuient sont trop étriqués et le recours aux racines religieuses trop conservateur. La recherche d’une tierce voie est longue, complexe, trop longue pour les élites qui finissent par rejeter le compromis impérial un peu partout. J’ai trouvé une réflexion de la comtesse Merlin extrêmement juste : selon elle, Napoléon avait une autre perception du temps, très détachée du temps immédiat et court. Le problème étant qu’il n’a pas su ou voulu expliquer cette conception.
Cet essai sur le système de famille est donc aussi et sur out une réflexion sur le temps et la façon dont Napoléon a tenté de s’en rendre maître.