Article publié dans Histoire Magazine N°2
Thierry Lentz, historien et directeur de la Fondation Napoléon est, sans conteste, un des meilleurs connaisseurs de Napoléon et du Premier Empire. Joseph Bonaparte, frère aîné de Napoléon, n’avait pas fait l’objet d’une étude approfondie depuis des décennies, et pour l’avoir vu associé à chacune des grandes étapes de l’épopée napoléonienne, le personnage semblait mériter mieux que la mauvaise réputation qu’on lui avait faite, Napoléon lui-même ne l’ayant guère épargné dans ses mémoires rédigées à Sainte Hélène. Thierry Lentz, lauréat du prix Chateaubriand 2016 pour cette biographie, revient pour HISTOIRE MAGAZINE sur celui qui fut sans doute un des plus proches de Napoléon…
Lors de la rédaction des quatre volumes de votre « Nouvelle histoire du Premier Empire » rééditée cette année dans la collection Pluriel chez Fayard « Le Premier Empire (1804 1815) », vous avez fréquemment croisé Joseph Bonaparte, qui a été associé à toutes les grandes étapes du règne de Napoléon …
Thierry Lentz : On est en effet surpris de la présence permanente de Joseph auprès de Napoléon, et pas seulement en raison des affaires d’Espagne. Il suffit d’énumérer les fonctions qu’il occupa, d’ailleurs, pour le comprendre : négociateur de grands traités (Mortefontaine, Lunéville, Amiens et le Concordat) sous le Consulat, conseiller d’Etat et, enfin, grand électeur de l’Empire et, en cas de malheur, héritier de la couronne, puisque Napoléon n’a pas d’enfant. Son rôle est ici celui d’une sorte de numéro deux dynastique, voire même de numéro deux tout court puisque, pendant la campagne de 1805, son frère lui confiera le pouvoir, de concert avec Cambacérès. On ajoutera évidemment que, placé à la tête de l’armée de Naples en 1806, c’est sous ses ordres que Masséna conquiert le royaume… dont la couronne retombera finalement sur la tête de Joseph. Ajoutons à ces éléments factuels importants un aspect psychologique et familial qui a souvent été négligé :
Joseph est non seulement le frère aîné de Napoléon, mais il est aussi le seul de la fratrie à avoir passé son enfance avec lui,
le futur empereur ne découvrant ses autres frères et sœurs que tardivement. Il en découle une relation bien parti culière entre les deux hommes, d’une franchise et d’une sincérité que je ne m’attendais pas à découvrir.
Aucune biographie ne lui avait été consacrée jusqu’alors, et bien que célèbre, le personnage de Joseph était relativement méconnu …
Thierry Lentz : Bizarrement, en effet, jusqu’aux travaux de Vincent Haegele, au début des années 2000, rares étaient ceux qui s’étaient intéressés à Joseph Bonaparte, hors les poncifs habituels sur sa nonchalance et son incapacité à gérer correctement les affaires espagnoles. Quant aux biographies, elles étaient quasiment inexistantes depuis près d’un siècle.
Le premier détracteur de la mémoire de Joseph est Napoléon, y compris dans ses mémoires rédigées à Sainte-Hélène, il ne lui rend pas justice …
Thierry Lentz : C’est un des traits de caractère de Joseph qui le rend difficile à comprendre. Il est d’abord et avant tout un jouisseur intellectuel. Ce qui compte pour lui, c’est le présent, sa famille, ses amis, ses lectures, son confort. Il trouve tout ce qu’il souhaitait pendant son exil américain en 1815 et, dès lors, se soucie fort peu de ce que l’histoire pensera de lui. Parfaitement informé de tout ce qu’a dit de lui Napoléon à Sainte-Hélène et de ce qui en découle dans la première historiographie napoléonienne, il s’en moque presque « royalement », regrettant simplement que son frère ne l’ait pas mieux
jaugé mais sans en faire une grande affaire. Il ne réagira quasiment jamais à la mauvaise réputation qui le guette et finira par lui coller à la peau.
Joseph est l’aîné des enfants de Charles et de Létizia Bonaparte, c’est l’opposé en tous points de son puîné Napoléon, et cependant, il existe entre les deux une indéniable complicité…
Thierry Lentz : Joseph est bien le contraire de son frère. Il n’est pas pressé, passe son temps à lire et à tenir salon, tout en ayant une forme d’ambition qui, sans être dénuée d’intérêt pour la chose publique, le pousse surtout vers les plaisirs domestiques. Cela ne veut pas dire qu’il n’a pas d’ambition du tout, mais, simplement, il n’est pas prêt à tout pour arriver. Lorsqu’il sera roi, à Naples et à Madrid, il gardera cette espèce de recul, gouvernant avec des conseils, déléguant beaucoup et voulant avant tout le bien de « ses » peuples, quitte à en rabattre un peu sur l’esprit de domination.
Après le décès de Charles, Joseph se montre plutôt habile et la réussite des enfants Bonaparte est de son côté…
Thierry Lentz : Il est le seul à avoir commencé sa carrière et à avoir vécu en Corse. Après ses études à Autun, il est contraint de s’installer à Ajaccio à la suite de la mort de son père, en 1785. Il va y conquérir une belle place dans la société insulaire et y mener la révolution de 1789.Avant même que la carrière de Napoléon ait été lancée, il est un homme qui compte. Il préside le district d’Ajaccio, joue ensuite un rôle important dans l’administration départementale. Il connaît bien le terrain, sait s’adapter aux spécificités de cette société là et en profite au passage pour arrondir sa fortune, sans doute de façon mal honnête, mais pas plus que les Paoli, Pozzo di Borgo ou Saliceti, autres grands acteurs de la première révolution.
Joseph garde l’ascendant sur Napoléon qui se rallie à ses décisions, du moins jusqu’en 1793 …
Thierry Lentz : C’est ce qui est frappant et que l’on n’a pas toujours bien vu. Lorsque Joseph fait partie du directoire du département, Napoléon est un petit officier anonyme qui, en réalité, attend tout de son aîné. Et comme celui-ci est un habile qui prend son temps,
Napoléon n’a de cesse que de venir agiter le jeu corse, parfois de façon insensée. C’est bien Joseph qui le « recadre » et l’oblige à la patience.
Sans compter que c’est l’aîné qui a l’argent et le réseau.
Le mariage avec l’aînée des filles Clary marque pour Joseph l’entrée dans « le temps des affaires »…
Thierry Lentz : En épousant Julie Clary, riche fille d’un des plus importants commerçants de Marseille, Joseph fait véritablement fortune. Il a un sens aigu des affaires et fera fructifier cette entrée dans un réseau important de négociants et de banquiers. Il s’installe même avec eux à Gênes pour développer ses affaires.
C’est en revanche une période difficile pour Napoléon, déprimé, mis sur la touche et de surcroît malheureux en amour, par la faute de Joseph …
Thierry Lentz : Vous voulez sans doute parler de l’échec de la relation entre Napoléon et Désirée, la sœur de Julie Clary. En fait, on peut se demander si cette « affaire », comme disait le futur empereur, fut bien sérieuse. Elle échoua, non par la faute de Joseph, mais parce que les Clary n’avaient pas intérêt à donner leur fille à ce petit officier inconnu. Cette époque, de 1793 à 1795, est celle où, familialement et financièrement, c’est Joseph qui mène la barque. Son frère a besoin de lui…et il se met à compter ses interventions.
Et puis, un coup du sort, dont va profiter Napoléon, va totalement inverser le rapport de force entre les deux frères …
Thierry Lentz : Les événements de Vendémiaire, en octobre 1795, changent tout. Napoléon devient un général important et un homme à la mode. Il prend le dessus sur son frère et le rapport de force s’inverse. Nommé à l’armée d’Italie, il favorisera les affaires des Clary, tout en attirant Joseph à lui, jusqu’à le faire nommer ambassadeur, notamment à Rome où il joue un rôle important dans le conflit entre le Saint-Siège et la République. Finalement, dans le sillage de Napoléon, Joseph, qui a suffisamment d’argent, se lance dans une carrière publique.
Dès lors c’est Joseph qui obtient de Napoléon ses différents postes, comme à Naples, à partir de 1806, où il montre de réelles aptitudes à régner avec diplomatie et obtient de ce fait des résultats …
Thierry Lentz : Avec le Consulat puis l’Empire, Joseph est en effet employé par son frère à des missions essentielles, jusqu’à devenir roi de Naples. Ce qui me frappe cependant c’est que tout empereur qu’il soit, Napoléon ne fait pas ce qu’il veut de ce frère aîné. A de multiples reprises, les deux hommes s’affrontent, et pas sur des désaccords mineurs : la succession impériale, la couronne d’Italie (que Joseph refuse), la gestion de la crise financière de 1805, etc. Devenu roi, Joseph sera d’ailleurs le plus indépendant possible, ramenant la paix civile, commençant les grandes réformes et se faisant apprécier des élites et du peuple napolitain.
Joseph sera toujours hostile à Joséphine …
Thierry Lentz : Dès le mariage de Napoléon et José phine, Joseph mène la fronde des Bonaparte contre cette femme considérée comme incluse dans la famille. Mais notre homme est trop habile pour se heurter de front avec cette insaisissable. La lutte sera donc feutrée mais ferme.
En 1808, Napoléon offre à Joseph la couronne d’Espagne, mais cela va prendre la forme d’un cadeau empoisonné…
Thierry Lentz : Joseph a tout de suite compris que la couronne d’Espagne était un cadeau empoisonné. Il l’écrit dès son entrée dans le pays, en juin 1808. Il ne cessera ensuite de se heurter à son frère qui ne voit le succès que dans la répression. Lui, aurait voulu avoir le temps de se faire « aimer » des Espagnols, ce qu’il serait peut-être parvenu à faire, si l’on en juge par ses succès dans la capitale et en Andalousie. Mais, avec Napoléon, le temps de la négociation est terminé, ce qui désespère Joseph qui propose plusieurs fois d’abandonner le trône. J’ai même retrouvé aux archives un acte d’abdication qu’il avait préparé. Et puis, disons le, Napoléon ne lui a jamais laissé mener les affaires comme il l’entendait, notamment en laissant ses maréchaux traiter ce roi fragile comme quantité négligeable. Lorsque finalement, il lui laissera tous les pouvoirs, à partir de 1812, il sera trop tard.
Je ne dis pas que si l’on avait laissé faire Joseph, l’affaire d’Espagne aurait eu une autre tournure, mais je pose la question de la stratégie napoléonienne et des raisons de son échec.
En dépit de toutes les critiques à son encontre, c’est encore vers Joseph qu’il se tourne pour lui confier la capitale et lui demande de veiller sur Marie-Louise et l’Aiglon…
Thierry Lentz : Après la chute de l’Espagne napoléonienne et quelques mois de froid dans leurs relations, Napoléon appelle en effet Joseph auprès de lui au moment de la campagne de 1814. C’est une nouvelle preuve que cet homme était le seul à qui il faisait vraiment confiance.
Et lorsque les troupes des Alliés envahissent Paris, Joseph juge la situation compromise et toute poursuite de la résistance vaine, il se prononce pour la capitulation, et sur ce point, les historiens du XIXe siècle se montreront très sévères vis à vis de Joseph …
Thierry Lentz : En évacuant Paris, Joseph ne fait qu’exécuter les ordres secrets que Napoléon lui avait adressé. Tous les documents existent pour le prouver, mais il est toujours difficile d’en convaincre les napoléonistes. Ensuite, dans le chaos général, Joseph fait seulement ce qu’il peut, c’est-à-dire pas grand-chose.
Vous citez la phrase d’Abel Hugo qui résume assez justement ce que fut Joseph et lui rend justice, ce que vous souhaitiez faire en lui consacrant cette biographie …
Thierry Lentz : Dans cette biographie, j’ai en effet proposé de partir du postulat que l’exceptionnalité de Napoléon n’entraîne pas forcément l’incapacité de Joseph. Abel Hugo, après avoir vu Joseph à l’œuvre en Espagne, écrivit ainsi dans ses Mémoires : « Je suis du nombre de ceux qui pensent que le frère d’un grand homme ne doit pas toujours être éclipsé dans l’histoire par le grand homme, et qu’il y avait un général dans ce frère de Bonaparte, un roi dans ce frère de Napoléon »