<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec Serge BARCELLINI…La mémoire et l’oubli
Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Salle d’exposition. Musée de la Grande Guerre à Meaux.
Abonnement Conflits

Entretien avec Serge BARCELLINI…La mémoire et l’oubli

par | 14-18 : la guerre des airs, Entretiens, N°3 Histoire Magazine, Première Guerre mondiale

Article publié dans Histoire Magazine N°3

Tandis que chacun reconnaît le rôle déterminant joué par l’aviation lors de la bataille de Verdun, il lui est réservée une place infime dans les lieux de mémoire et dans les nouvelles scénographies. Serge Barcellini revient pour HISTOIRE MAGAZINE sur les raisons de cette évolution.
Entretien ..

L’aviation est la grande oubliée de l’historiographie et de la matérialisation de la mémoire de la bataille de Verdun, et pourtant les historiens s’entendent aujourd’hui pour lui reconnaître un rôle déterminant ?

Serge Barcellini : L’aviation a en effet joué un rôle déterminant tant dans la bataille de Verdun que dans « l’après guerre ». Déterminant d’abord comme instrument de la résistance opposée aux troupes allemandes. Lorsque le 21 février 1916 au matin les Allemands déclenchent leur préparation d’artillerie, les aviateurs français ne parviennent pas à franchir le barrage aérien de l’adversaire et subissent de très lourdes pertes. En quelques heures les troupes allemandes s’assurent la maîtrise de l’air.Dès lors, les combattants français – en particulier les artilleurs – n’ont qu’une visibilité très limitée sur le champ de bataille alors que les artilleurs allemands – renseignés par leurs aviateurs – ont une capacité de bombardement bien meilleure. Il s’agit donc pour les Français de parer dans l’urgence à une situation catastrophique. Charles Tricornot de Rose est chargé de créer la chasse aérienne. Cinq escadrilles sont regroupées à Verdun. En reprenant la maîtrise du ciel, elles permettront de « redonner » des yeux à l’artillerie française et des capacités au commandement. Déterminant, ensuite, dans l’innovation que cette bataille impose tant aux militaires, aux pilotes qu’aux ingénieurs et aux entrepreneurs. Éric Lahille a souligné combien l’offensive allemande a provoqué une prise de conscience du rôle militaire majeur de l’aviation cantonné jusque-là dans une place auxiliaire. Le conflit aérien à Verdun facilitait les expérimentations : structurelles, le haut commandement accepte l’organisation compacte du groupement de combat ; institutionnelles, une nouvelle doctrine d’emploi de l’armée aérienne est élaborée avec la mise en pratique dans la Somme ; industrielles, même si la rupture entre un système artisanal de production d’avions et un système de production industrielle de masse se fait progressivement, la multiplication par 5 du nombre d’avions produits par les usines françaises entre 1915 et 1918 souligne le rôle déterminant qu’a joué la bataille de Verdun dans cette évolution. Déterminant enfin, dans la future création de l’armée de l’air française. Si l’armée de l’air ne naît officiellement en France qu’en 1933, la création des premières véritables escadrilles et l’élaboration d’un nouveau modèle industriel soulignent combien Verdun a été déterminant pour l’avenir de l’armée de l’air française. Ce rôle central joué par les aviateurs, la presse et les responsables politiques l’ont parfaitement perçu durant la guerre – même si cette perception était liée à des intérêts divers.

Quelle était la perception de l’armée aérienne durant la bataille de Verdun ?

Serge Barcellini : Dans l’excellent ouvrage « Verdun, la guerre aérienne » publié par le Musée de l’Air et de l’Espace, plusieurs articles soulignent l’importante place occupée par les aviateurs et la guerre aérienne durant la Grande Guerre. Clémence Raynaud souligne en particulier que le sujet occupe une place substantielle dans les journaux à grand tirage où il apparait fréquemment à la Une. La propagande s’est en effet saisie très rapidement des atouts médiatiques de l’ère nouvelle que constitue la force aérienne. Alors que la guerre de position décourage l’opinion publique, la bataille aérienne apparait comme un sujet providentiel. La résistance de l’armée française à Verdun est illustrée par les succès aériens. Les victoires de Jean Navarre, dont la 6ème victoire fait la Une, comme celles de Guynemer, qui abat son huitième « avion boche », mais aussi les raids de bombardements conduits par les avions français sur les gares de Lorraine occupées sont abondamment commentés. Même si la représentation accordée aux As dans l’opinion publique mérite d’être nuancée, l’héroïsation des aviateurs est exceptionnelle alors que les fantassins de Verdun sont des anonymes. Les aviateurs jouissent d’un traitement particulier à partir de novembre 1916 en se voyant consacrer une revue hebdomadaire « La guerre aérienne illustrée ». C’est à ce moment là – ainsi que Perrine Fuchs l’a démontré, que la photographie prend la place du dessin dans la représentation de l’actualité. Et parmi ces photographies, celles des combats aériens s’imposent comme l’illustration de l’héroïsme et le portrait de l’As de guerre comme la personnalisation de la guerre de masse. Les portraits des généraux, des princes, et des chefs d’état qui occupaient la Une des journaux depuis 1914 cèdent la place à ceux des As qui incarnent les valeurs de la chevalerie. Ces As, et parmi eux Guynemer, sont désormais représentés dans des jeux et jouets édités par les éditions Pellerin et Cie à Epinal.
Il est paradoxal que cet exceptionnel engouement que reflètent les citations et les textes funéraires – tel que ce lui de Georges Guynemer « Mort au champ d’honneur » le 11 septembre 1917 « héros légendaire, tombé en plein ciel de gloire, après trois ans de lutte ardente restera le plus pur symbole des qualités de la race : ténacité indomptable, énergie farouche, courage sublime, animé de la foi la plus inébranlable dans la victoire, il lègue aux soldats français un souvenir impérissable qui exaltera l’esprit de sacrifice et provoquera les plus nobles émulations » ; ou celui inscrit sur la stèle érigée près de l’ancien terrain d’aviation de Souilly (en Meuse) en hommage au sous-lieutenant observateur André Labrie âgé de 22 ans et à l’adjudant-pilote Gilbert Catteau de l’escadrille F63 qui succomberont le 18 août 1916 « dans leur glorieuse mission » disparaisse dans la politique mémorielle mise en place dès la fin de la guerre. Alors que les aviateurs ont joué un rôle important dans la bataille de Verdun et qu’ils ont été héroïsés par la presse durant le conflit, leur disparition dans la politique mémorielle mise en place dès la fin de la guerre mérite réflexion.

Comme expliquez-vous cet oubli dans la matérialisation de la mémoire de la bataille de Verdun ?

Serge Barcellini : D’abord une raison quantitative. La participation des aviateurs dans la bataille de Verdun est faible par rapport à celle de l’infanterie : moins d’un millier d’aviateurs sur plus de 2 millions de combattants. Il en est de même dans l’acte d’héroïsation que constitue l’attribution de la mention « Mort pour la France » (281 aviateurs morts pour la France sur 163.000 mentions attribuées). Mais cette première explication fait l’impasse sur ce qui est essentiel dans la mise en œuvre d’une politique mémorielle, c’est-à-dire la place et la volonté des acteurs mémoriels. À Verdun, dès la fin du conflit deux types d’acteurs se mettent en mouvement : la municipalité de la ville de Verdun et les associations d’anciens combattants. Chacun de ces deux acteurs va exprimer une mémoire singulière. La municipalité fait le choix d’une mémoire héroïque, victorieuse et cocardière dont la matérialisation se traduit, d’une part par la création d’une journée commémorative (le dernier dimanche de juin) ainsi que d’un Musée à l’Hôtel de Ville, d’autre part par l’érection de monuments et de stèles parmi lesquels, le monument de la Victoire dans le centre-ville, les tombes des sept combattants inconnus non choisis pour l’Arc de Triomphe, enfin par le baptême de rues au nom des chefs militaires. Face à ce choix, les associations d’anciens combattants vont très rapidement imposer le champ de bataille – et non la ville – comme lieu de pèlerinage, en privilégiant des dates historiques (février et octobre, le début de la bataille et la reprise du fort de Douaumont) ainsi que la matérialisation sur le champ de bataille de sites de recueillement (l’ossuaire, la nécropole de Douaumont, les villages détruits). Un « héros » fait le pont entre ces deux acteurs mémoriels – le « maréchal » Philippe Pétain – « vainqueur de Verdun » qui participe à la majorité des cérémonies et à toutes les inaugurations jusqu’en 1939. Des aviateurs, il n’en est question que de manière funéraire à travers l’édification par leurs familles de deux stèles en hommage à l’aviateur Guy Dussumier-Latour abattu le 2 juin 1916 et au sous-lieutenant André Labrie et à l’adjudant Gilbert Cateau tués le 28 août 1916.
La Seconde Guerre mondiale – et la condamnation à l’indignité nationale de Philippe Pétain – conduit à une forte contraction de la mémoire. Contraction dont les deux acteurs vont sortir à partir des années 1960 en privilégiant une nouvelle fois deux pistes différentes. La municipalité choisit le thème de « Verdun capitale de la paix » maté rialisé par la création de l’association des villes de la paix, l’installation d’un Centre Mondial de la Paix et des libertés dans l’ancien palais épiscopal et par la multiplication d’initiatives axées sur les droits de l’Homme.
Le monde combattant privilégie lui l’axe franco-allemand dont la matérialisation se traduit sur le champ de bataille par la création du Mémorial de la bataille de Verdun dont la muséographie se veut franco-allemande, et par la transformation du village détruit de Fleury-devant Douaumont comme lieu symbolique de réconciliation avec l’installation d’une statue de la Vierge européenne dans la chapelle du village et le baptême de la voie qui conduit à l’Ossuaire en « avenue du corps européen ».
Dans cette double vision idéologique, les aviateurs ne bénéficient que d’une place infime dans le Mémorial de la bataille, à travers la présentation d’un Fokker et d’un « Bébé » Nieuport, ainsi que d’un monument érigé par le Souvenir Français « Aux premiers aviateurs tombés à Verdun et à leurs camarades de la Grande Guerre » sur l’esplanade de la nécropole nationale du Faubourg-Pavé. À partir des dernières années du 20ème siècle, avec la disparition des derniers combattants qui pouvaient dire « J’y étais », cette double vision s’érode progressivement pour laisser la place à une nouvelle idéologie, celle du tourisme de mémoire et à de nouveaux acteurs, les historiens et les salariés de la mémoire. Ce nouveau temps mémoriel va connaître son point d’orgue avec le Centenaire.

Le Centenaire a-t-il « rencontré » les aviateurs de Verdun ?

Serge Barcellini : Avec le Centenaire, Verdun s’est imposée comme la capitale du tourisme de mémoire de la Grande Guerre. Cette nouvelle idéologie a réussi à fédérer les différents acteurs mémoriels de Verdun autour d’un seul axe, celui de la recherche du visiteur. Trois grands sites se sont imposés comme les instruments de cette nouvelle politique.

D’abord le Mémorial de la bataille de Verdun, totalement refondé à partir d’une muséographie moderne. Le Mémorial – dans lequel a déjeuné le Président de la République – s’impose comme le lieu d’accueil des milliers de classes scolaires qui arpentent le champ de bataille, des cars de touristes ainsi que des visites familiales. Ensuite la Citadelle de Verdun, dans laquelle un petit train conduit les touristes à la visite de ce lieu central de la vie des Poilus durant la bataille de Verdun. Ils y découvrent – comme l’avaient fait durant la bataille les principaux hommes politiques français – une boulangerie, une infirmerie, mais aussi la scène du choix du soldat inconnu le 11 novembre 1920, désormais reconstituées. Enfin, le Centre Mondial de la Paix qui tente de multiplier les initiatives (expositions, colloques, rencontres, …) sur des thèmes aussi divers que la présentation des cadeaux reçus par les Présidents de la République et les journaux français et italiens de la Grande Guerre pour rester « dans la course » aux visiteurs. Cette nouvelle politique a imposé sur le champ de bataille un nouveau type d’acteurs :les salariés de la mémoire qui – jeunes et actifs – sont à la recherche d’initiatives capables de maintenir l’intérêt des visiteurs pour l’après Centenaire. C’est à ces acteurs que nous devons en particulier l’animation du Mémorial qui présente toujours les deux avions mais aussi le meeting aérien organisé à Verdun en août 2016.

Parallèlement, un autre acteur collectif – les historiens – s’est imposé comme le second acteur mémoriel essentiel du Centenaire. Et c’est d’eux qu’est venu un renouvellement de la place des aviateurs dans la mémoire de la Grande Guerre. C’est au monde des historiens que nous devons la grande exposition « Verdun, la guerre aérienne » au Musée de l’Air et de l’Espace, mais aussi la journée d’études sur « l’aviation militaire au sortir de la Première Guerre mondiale » organisée le 30 octobre à l’Hôtel de Ville de Paris. L’après Centenaire nous dira si ces deux acteurs collectifs ont permis de donner aux aviateurs toute la place qui devrait être la leur dans la mémoire de la bataille de Verdun et si la Mémoire a ainsi rejoint l’Histoire.

BIOGRAPHIE
Serge Barcellini est président général du Souvenir Français, et contrôleur général des armées. Il a exercé de nombreuses fonctions et notamment directeur de cabinet du secrétaire d’Etat aux anciens Combattants et de la Mémoire, directeur de la mission Histoire auprès du Conseil Général de la Meuse, maître de conférence à Sciences Po Paris. Il est auteur de nombreux articles et ouvrages.

Mots-clefs :

À propos de l’auteur
Sylvie Dutot

Sylvie Dutot

Sylvie Dutot dirige courageusement Histoire Magazine, un titre de référence qui se démarque pas ses sujets iconoclastes, ses plumes prestigieuses et une identité bien à lui. Malgré les embûches, les difficultés inhérentes au secteur de la presse, la directrice de publication poursuit son aventure sans faillir.
La Lettre Conflits

La newsletter d’Histoire Magazine

Voir aussi