Article publié dans Histoire Magazine N°2
Historienne. Responsable des bibliothèques physique et numérique à la Fondation Napoléon
Du testament de Napoléon, on retient certes les grandes déclarations pour la postérité, qui marquèrent les esprits, et contribuèrent à façonner la légende impériale. Mais, comme de tout testament, il s’agit de répartir les biens du défunt, selon ses dernières volontés. La tâche ne s’annonçait pas facile pour les exécuteurs testamentaires. En attendant la publication de son ouvrage sur ce passionnant sujet d’études, Chantal Prévot, historienne de la Fondation Napoléon nous en dit plus…
Dans quelles circonstances Napoléon rédige-t-il son testament ?
Chantal Prévot : Malade depuis plusieurs mois, l’état de santé de Napoléon s’aggrave en mars 1821. Clairvoyant sur sa situation, il entreprend de rédiger ses dernières volontés à partir du 11 avril. Il s’enferme avec le général comte Charles-Tristan de Montholon, compagnon d’exil devenu très proche, et commence à dicter. Le 15 avril, puisant dans ses dernières forces, il recopie le testament proprement dit et deux codicilles d’une écriture qu’il veut la plus lisible possible. En l’absence d’un notaire français, seul un testament totalement olographe et signé du testeur est reconnu légitime selon le Code civil promulgué en 1804. L’écriture de Napoléon étant naturellement très difficile à lire, on mesure l’effort que cela représenta de calligraphier clairement cinq longues pages. Par la suite, cinq autres codicilles, des inventaires des biens détenus à Sainte-Hélène et à Paris, des instructions aux exécuteurs testamentaires, et enfin deux lettres à des banquiers vinrent compléter l’ensemble tes tamentaire jusqu’au 26 avril. Le valet de chambre, Louis Marchand, devenu indispensable pour les soins apportés au malade, se révèle également un excellent collaborateur en dressant les inventaires méticuleux des objets (tabatières, armes, linge …) en possession de l’Empereur.
Un autre testament avait pourtant déjà été rédigé antérieurement…
Chantal Prévot : Un premier testament, plus simple, avait été rédigé en 1819. Il ne prenait en compte que les compagnons d’exil et leur famille. Nous n’en savons que ce Montholon rapporte dans ses mémoires, ayant eu accès à un brouillon. En effet, sur ordre de Napoléon, ce papier est brûlé le 20 avril 1821.
Entre les inventaires de ses biens et les listes de bénéficiaires, c’est un travail épuisant pour un homme à l’article de la mort. Il en achève la rédaction le 25 avril 1821 …
Chantal Prévot : Le testament de Napoléon possède une double visée : en premier, récompenser monétairement ou symboliquement par un objet précieux les hommes qui l’ont accompagné aux moments clés de son existence ou qui continuent de le soutenir ( à part sa mère et ses soeurs, il n’y a qu’une seule femme «nominée» et elle est anglaise !) ; en second, présenter un aspect politique dans lequel il règle des comptes avec des traîtres à sa
cause et avec les Bourbons. Ce qui lui importe avant tout est de léguer des objets précieux et forts sentimentale ment à son fils, le roi de Rome devenu le duc de Reichstadt, et de rappeler que ce dernier est aussi son héritier sur le trône, si l’Empire était rétabli.
Le testament est-il d’une seule pièce ?
Chantal Prévot : Non, nous l’avons vu. Le testament est constitué d’une pièce principale et de plusieurs codicilles qui ajoutent de nouveaux légataires ou accroît des legs, car une même personne peut être «couchée» à deux ou trois reprises sur des documents séparés. Napoléon espérait être riche de plusieurs fonds (argent placé chez un banquier, économies réalisées sur le Domaine extraordinaire, liste civile d’Italie et avances faites à l’impératrice
Marie-Louise en 1814 pour ne citer que les plus importants). Il avait fait en sorte que la distribution des legs d’argent soient répartis sur ces différentes sources.
Qui sont les exécuteurs testamentaires désignés par Napoléon ?
Chantal Prévot : Ils sont trois. Tout d’abord le grand maréchal du Palais, le général comte Henri Gratien (ou Gatien) Bertrand, brillant officier du Génie, à la longue carrière militaire et administrative, qui avait déjà accompagné l’Empereur lors du premier exil sur l’île d’Elbe. Il est également un époux et un père attentif, partageant son temps entre la demeure de Napoléon, Longwood, et son cottage distant d’une cinquantaine de mètres, où logent sa femme Fanny et leurs quatre enfants (dont le dernier né à Sainte-Hélène). Cette semi présence ne peut satisfaire un homme comme Napoléon qui exige une dévotion totale. Bertrand est bien exécuteur testamentaire (il est en quelque sorte en haut de l’échelle sociale de la mini-cour de Longwood) mais il cède la primauté au comte de Montholon. Celui-ci, devenu célibataire depuis le départ de son épouse Albine et de leurs enfants en 1819 pour raison de santé, s’était mis entièrement au service de Napoléon et en récoltera les fruits, puisqu’il sera aussi le plus gros légataire. Le troisième exécuteur testamentaire est le valet Marchand, qualifié d’ami dans le testament. Cette distinction est contraire aux règles sociales et de bienséance de l’époque, certes un maître pouvait léguer des petites choses ou quelque argent à sa domesticité, mais de là à le nommer exécuteur testamentaire ! La Cour de Vienne refusera de traiter directement avec lui, par exemple.
En quoi consistent les biens de la succession ?
Chantal Prévot : Ils sont de plusieurs sortes. Tout d’abord les objets présents à Longwood, pour la plupart rapportés de France : quelques petits meubles, beaucoup de tabatières et de bonbonnières, des armes d’apparat, du linge. Le dépôt d’habillement précieux, de médailliers et encore d’armes laissé à Paris chez le comte Turenne, premier chambellan et grand maître de la Garde-Robe. Voilà pour l’aspect matériel. Les autres legs sont des sommes d’argent allant de 10 000 francs à plus de 2 millions pour Montholon, destinés à 76 légataires nommément écrits. Une partie des legs est collective, pour les blessés de Ligny et Waterloo, le bataillon de l’île d’Elbe, et même pour tous les hommes sous les drapeaux de 1792 à 1815 ! A charge pour les exécuteurs de distribuer les parts. N’oublions pas non plus 26 départements et deux villes qui avaient particulièrement souffert des invasions à la fin de l’Empire. Administrativement c’est un vrai casse-tête.
Une partie de l’héritage semble pour le moins hypothétique. Les choix de Napoléon quant à sa répartition ne sont donc pas innocents …
Chantal Prévot : En effet, si l’argent déposé à la banque Laffitte semble assuré (et encore le montant sera moins élevé que prévu), la possession des autres fonds est beau coup plus hypothétique. Ainsi les compagnons d’exil et les compagnons de route pour qui Napoléon éprouvait de l’amitié ou une sincère reconnaissance figurent sur le testament principal basé sur le fonds Laffitte. Par contre, les legs collectifs dépendent des sources beaucoup plus
aléatoires comme le Domaine extraordinaire ou les diamants de la Couronne, qui appartiennent désormais à un autre souverain.
Napoléon ne prévoit aucun legs d’argent aux membres de sa famille, qu’il s’agisse de son fils, de Marie-Louise, de sa mère ou de ses frères et sœurs. Pour quelles raisons selon vous ?
Chantal Prévot : On peut avancer deux raisons : Napoléon les savait riches, très riches (n’était-ce pas lui qui avait fait pleuvoir fortune et honneur sur les membres de sa famille ?) et peut-être préférait-il privilégier des hommes qui lui avaient manifesté sans discontinuer de la reconnaissance, voire de la vénération.
A qui va donc la fortune en argent ?
Chantal Prévot : Aux personnes qui l’ont suivi dans les exils, Sainte-Hélène bien sûr, mais aussi Elbe. Des militaires bien évidemment, c’est le gros de la troupe si on peut dire. Quelques civils, des hommes d’Etat et … un écrivain aujourd’hui totalement oublié, Arnault. On trouve également beaucoup de Corses, connus dans l’enfance, ou qu’ils l’ont aidé à fuir devant Paoli ou sont venus à Elbe. Et, dans un codicille qui devait rester secret, un fils naturel, Léon, né d’une liaison avec une femme de l’entourage de Caroline.
Les exécuteurs testamentaires vont être confrontés à de sérieuses difficultés et notamment pour récupérer les sommes auprès de l’ impératrice Marie-Louise ou d’Eugène de Beauharnais …
Chantal Prévot : Malheureusement
pour les exécuteurs testamentaires, un certain nombre de difficultés vont se faire jour et très rapidement.
D’une part, le testament n’est pas conforme aux textes de loi et les paragraphes à teneur politique sont des freins pour qu’il soit reconnu entièrement et donc validé. D’autre part, les fonds, sauf celui déposé chez Laffitte, se révèlent illusoires : les sommes données à Marie-Louise ont été dépensées depuis longtemps, et de toute façon l’archiduchesse d’Autriche refuse de considérer une telle demande, l’argent exigé d’Eugène a bien été fourni durant l’exil à Napoléon via des banques londoniennes, et même un peu plus. Le beau-fils de Napoléon n’a donc plus rien à donner.
Quelles sont les sommes réelles dont disposait Napoléon ?
Chantal Prévot : Si on fait l’addition de tous les montants espérés par Napoléon, on arrive à la somme colossale de presque 220 millions de francs (plus d’un quart du budget de la France au début de la Restauration). En réalité, les exécuteurs testamentaires disposeront, après bien des vicissitudes, de ce qui reste à la banque Laffitte (car il y eut des traites tirées durant l’exil), soit à peine plus de 3 petits millions. L’écart est abyssal.
Quelles sont alors les positions des cours de Paris, Vienne et Londres ?
Chantal Prévot : Londres s’en lave les mains, c’est une affaire privée. Vienne est méfiante quant aux legs d’objets, autant de souvenirs mal à propos -à son sens- pour le duc de Reichstadt et elle ne comprend pas l’absence de legs d’argent pour l’unique héritier naturel. Paris ne met aucun frein aux dispositions monétaires (après tout c’est une affaire à régler avec Laffitte) à condition que l’aspect politique reste occulté et que le testament ne soit pas
enregistré en France.
Quand les légataires vont-ils recevoir les legs d’argent ?
Chantal Prévot : A partir de 1826, après un procès, une convention, un jugement arbitral, un autre procès et en fin une convention, 42 légataires du testament et des 3e et 4e codicilles reçoivent leurs legs «au marc le franc», c’est-à-dire en proportion de l’argent total disponible. La famille Bonaparte réceptionne également les objets (tout du moins une grande partie). Par contre, le duc de Reichstadt n’a rien, car les exécuteurs testamentaires, en particulier Marchand chargé de lui transmettre les armes, les boîtes, les uniformes, etc., ne pourront jamais lui être présentés.
Que sont devenus les objets ?
Chantal Prévot : Pour tant est qu’on puisse les suivre, un certain nombre de ces objets sont désormais dans des collections publiques, les lits, les uniformes, les chapeaux, les armes… La succession des héritages dans la famille impériale a permis une relative concentration.
Les anciens grognards de Napoléon apprirent qu’il ne les avait pas oubliés et réclamèrent leur héritage. Mais Charles X et Louis-Philippe vont rester sourds à leur demande …
Chantal Prévot : Bien évidemment. Le fonds de 100 millions appartient à l’Etat. Et imaginez la formidable machine administrative à mettre en place pour recenser, vérifier les états de service de millions d’hommes enrôlés dans l’armée de 1792 à 1815 en France et dans les pays occupés. Sur ce point, les exécuteurs testamentaires, lucides et pragmatiques, ne vont pas se battre.
Quel rôle a joué Napoléon III dans l’exécution du testament ?
Chantal Prévot :
Napoléon III a besoin d’asseoir son pouvoir, d’apparaître encore plus comme le successeur du grand Napoléon, et il a baigné dans la légende napoléonienne.
Pour lui, il est presque naturel de clore le testament, c’est un devoir politique et une exigence morale familiale. C’est aussi un beau coup de communication. En 1853, il décide donc de former une commission qui va s’atteler à la tâche de compléter les legs déjà versés dans les années 1830 mais partiellement alors, de le faire pour les legs en attente (ceux des codicilles basés sur les fonds exigés de Marie-Louise et d’Eugène), et régler les legs collectifs. Huit millions sont débloqués pour mettre un point final. Cette dernière tranche de l’exécution bénéficie de la machine administrative de tout un pays pour retrouver les vétérans, qui, plus de trente ans après, ont des rangs clairsemés.
Les questions financières posées par le testament, somme toute communes à beaucoup d’affaires d’héritage, vont révéler la nature de certaines personnes de son entourage, il y aura même des malversations …
Chantal Prévot : Vous pensez au comte de Montholon, principal légataire (à millions) et principal exécuteur testamentaire. Un mélange détonnant pour un homme qui ne sut jamais tenir une fortune. C’était un flambeur, toujours en dettes. Mais d’un autre côté, parfaitement éduqué, intelligent et souple, il sait à merveille se sortir de situations délicates, faire preuve de bonne volonté vis à-vis des autorités, française en particulier. Son attitude, beaucoup moins rigide que celle du raide et militaire Bertrand, aplanit quelques difficultés.
Pour autant, Napoléon, jusque dans la rédaction de ses dernières volontés, contribue à forger un peu plus la légende napoléonienne. Il reprend sa place, pour la postérité, auprès des vieux grognards qui l’accompagnèrent dans ses conquêtes à travers l’Europe…
Chantal Prévot : A vrai dire, tout au début, le testament n’a pas ce lustre de légende dorée qu’il acquiert au fil du temps. On peut même dire que les premières lectures, surtout à l’étranger, laissent pantois : pourquoi ressasser les Cent-Jours ? Puis, en France essentiellement, le document prend valeur de voix d’outre-tombe. La phrase, très belle au demeurant,
Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé,
fait beaucoup pour sa renommée.
BIOGRAPHIE
Historienne, responsable des bibliothèques de la Fondation Napoléon, Chantal Prévot a tout d’abord travaillé sur la vie quotidienne et sur Paris sous le Premier Empire. Entre autres publications, on lui doit Les paysans de Napoléon (Soteca, 2010) et l’Atlas de Paris au temps de Napoléon (Parigramme 2014, en collaboration avec Irène Delage). Elle a entrepris une étude sur le testament et sur les masques mortuaires de Napoléon
