Jean-Philippe de Garate signe ici un petit essai en forme de promenade du côté de Céline et s’il se défend de juger, c’est pourtant le regard d’un magistrat en quête de la vérité humaine du personnage et de l’écrivain de génie qu’il pose sur Destouches- Céline. Entretien…
Article publié dans Histoire Magazine N°6
Dans cet essai, vous vous intéressez à Louis- Ferdinand Céline, qui fut un des pires collaborationnistes antisémites. Pourquoi ce choix ?
Jean-Philippe de Garate : Nombre d’historiens parlent justement de «guerre européenne» pour les deux guerres mondiales, celle de 1914-18 et la seconde de 1939-45. C’est la même séquence de destruction de l’Europe. Et le coeur de notre sujet. Céline, né en 1894, a baigné dans le milieu de cette petite bourgeoisie nationaliste de la Belle Epoque -dépeinte par Proust- qui véhiculait l’idéologie de la Revanche et ne s’était pas remise de l’innocence reconnue du juif Dreyfus. Devenu cuirassier par avancement d’appel, le jeune homme de vingt ans a été grièvement blessé dès 1914, et reconnu invalide de guerre : bras droit à jamais secoué de tremblements, vertiges et sifflements dans les oreilles devenus insupportables sa vie durant. Céline a alors viré vers un pacifisme radical qui, si on peut dire, était entré dans sa chair.
Par la suite, son antisémitisme s’explique par une conjonction de causes : sa filiation familiale, et la conviction que la seconde guerre qui s’annonçait dans les années 1930 était voulue par les Juifs. Pour preuve son premier pamphlet au titre évocateur, «Bagatelles pour un massacre», publié en 1937. Et puis, il existe une troisième cause dont peu osent parler, parce qu’elle n’est pas glorieuse. L’antisémitisme, en France, constitue un «créneau».
Mon intérêt pour lui n’est pas lié à ces aspects, on s’en doute. Mais pour une autre cause : Céline est un homme intelligent, pas dupe de lui-même, qui témoigne de son époque. Et puis, existent d’autres raisons, essentiellement littéraires mais pas seulement, dont je parlerai plus loin.
Comment se sont forgées les convictions politiques du docteur Destouches ?
Jean-Philippe de Garate : Le pacifisme s’est constituée en force politique, portée -notamment à gauche – par des centaines de milliers d’anciens combattants amputés, aux gueules cassées, aveugles… et on l’oublie, les proches, les familles qui les ont vus revenir dans cet état ! Ce pacifisme a été illustré durant les années 1920 par des hommes politiques tel Aristide Briand, onze fois Premier ministre (président du Conseil) et son héritier, Pierre Laval.
S’il devait à tout prix être rangé dans un camp politique, Céline serait briandiste puis deviendrait «lavaliste». Ceci explique cela.
Il veut la paix à tout prix. Ou mieux dit : la réconciliation franco-allemande, quel qu’en soit le prix.
Pendant l’Occupation, il prend ouvertement parti pour le régime hitlérien, prônant l’anti- sémitisme et l’anticommunisme, et se révèle suprémaciste, d’où sous son racisme tous azimuts…
Jean-Philippe de Garate : Céline est revenu d’Union Soviétique en 1936 après avoir constaté, après d’autres,
l’imposture du régime stalinien. Il écrit «Mea Culpa».
L’anticommunisme constituait dans les années trente une donnée très répandue chez des gens aussi différents que François-Poncet, Gide ou Doriot. Dès lors que l’Allemagne d’Hitler basculait l’essentiel de ses forces vers l’Est en 1942, annonçant l’objectif de la destruction programmée du bolchevisme, Céline adhérait, en quelque sorte naturellement, à ce qui était annoncé comme la grande cause européenne de sa génération. N’oublions pas qu’à cette époque, la suprématie des blancs est considérée comme une évidence et que l’Europe considère l’Asie – la Sibérie russe- comme une donnée négligeable. C’est vous dire le niveau d’aveuglement !
En Céline, il y a aussi l’écrivain de talent…
Jean-Philippe de Garate : Non ! En Céline, il y a d’abord l’écrivain de génie ! Si ses œuvres sont toujours lues, souvent relues -comme elles le furent par Michel Audiard ou Charles Bukowski-, et sans cesse commentées, c’est parce que cet homme ne se réduit pas à ses engagements politiques. La politique, on le sait depuis – au moins- Machiavel, obéit à des règles finalement simples : ployer l’échine jusqu’à abattre le maître, auquel on succède. Céline est le contraire d’un politique. Il ne se décrit pas en noir et blanc, mais en couleurs. Les titres des chapitres du livre sont des couleurs.
Et l’homme-Céline demeure parcouru de paradoxes. Un exemple illustre ce qui précède. Le seul roman que publie ce romancier durant la guerre (avril 1944), «Guignol’s Band», se déroule à Londres et exprime, en réalité, le bonheur qu’y a connu Céline en 1915-16, alors proxénète marié à une prostituée et découvrant les libertés anglaises, bien absentes du continent en guerre. Et puis, il y a la mer, donnée qui ne quitte jamais Céline. On peut être nazi et détester la province allemande, continentale, emprisonnée.
Il y a une filiation entre Proust et Céline ?
Jean-Philippe de Garate : Elle est évidente pour qui ne se berce pas de mots. D’une part, l’un et l’autre sont, derrière des personnalités d’apparence opposée, de grands sensibles, des êtres dont la féminité -je dis bien féminité- rime avec un esprit de pénétration évident pour tout lecteur. Ensuite, il existe chez l’un et l’autre une horreur de la vie au quotidien.
Longtemps je me suis couché de bonne heure…au bout de la nuit ! Enfin, et surtout, le style littéraire, qui n’est pas un habillage, mais l’expression la plus profonde de l’écrivain.
Pour des raisons que j’expose dans l’ouvrage, Proust a «cassé» la phrase française et Céline s’est engouffré dans cette brèche pour faire éclore un type d’écriture rejeté en France depuis le seizième siècle : le roman picaresque. On en arrive à un vrai prodige : «Féérie», le dernier roman de Céline, est clairement le premier roman français moderne.