Spontanément, il ne viendrait pas forcément à l’idée d’aller dénicher en l’Allemagne le «grand ami de la France» des années d’après-guerre. Notre pays sort alors de 4 ans d’occupation, il a subi l’humiliation de la défaite, d’importantes pertes humaines, (238 mille morts), il a été bâillonné, pillé, a connu la division, les crimes de la Collaboration, les privations. Certes, c’en est fini de « l’heure allemande » et l’Allemagne nazie, défaite par les Alliés, n’existe plus ; raison de plus pour ne plus entendre parler d’elle : que l’Allemagne nouvelle se fasse toute petite, c’est tout ce qu’on lui demande ! D’ailleurs, existe-t-elle seulement ? A Paris, elle n’a même plus d’ambassade !
Le ressentiment antiallemand des années d’après- guerre ne va pas empêcher le général de Gaulle, dès son retour au pouvoir en 1958, de mettre la réconciliation franco-allemande au cœur de ses préoccupations et de son action politique. A ses yeux, l’amitié entre les deux pays doit être le moteur de l’Europe. Dans cette entreprise, l’homme de la situation outre Rhin est Konrad Adenauer (1876-1967), fondateur du Parti Chrétien Démocrate (CDU) et chancelier de la jeune République Fédérale d’Allemagne depuis septembre 1949. Il partage les convictions du général de Gaulle. C’est d’ailleurs lui qui le premier suggère de se rencontrer au plus vite. Mais où organiser l’entrevue ? A Bonn ? A Paris sous les lambris du Palais de l’Elysée ? Ni l’un ni l’autre ! Soucieux de marquer cette rencontre cruciale du sceau de l’exception, de la confiance et de l’intimité, le Général invite le chancelier allemand chez lui, dans le cadre familial de sa demeure de Colombey-les-Deux-Eglises. Adenauer est le seul chef d’Etat auquel il fera ainsi les honneurs de sa chambre d’amis ! Cette première rencontre entre les deux hommes a lieu le 14 septembre 1958. Elle commence par un incident resté célèbre : comme la région compte au moins cinq bourgades du même nom, le chauffeur d’Adenauer se trompe de Colombey et emmène son passager à Colombey-les-Belles, de sorte qu’Adenauer arrive avec deux heures de retard. De quoi conforter «Tante Yvonne» dans sa réticence à recevoir un allemand et sa ferme intention de ne pas mettre les petits plats dans les grands.
Enfin, la Mercedes arrive dans la Cour de la Boisserie. Le moment est solennel. Avec la poignée de main de ces deux hommes, c’est la France et l’Allemagne qui se saluent ! Adenauer est déjà un vieil homme : il a 82 ans, le Général de Gaulle 68. Quelle fut sa guerre tandis que de Gaulle sillonnait le monde tous azimuts en quête d’alliés pour libérer son pays occupé ? En 1933, alors qu’il était Bourgmestre de Cologne (et ce, depuis 1917), Adenauer a refusé de décorer sa ville de croix gammées pour la visite d’Hitler. Cela lui a valu d’être révoqué de ses fonctions par Goering. Pendant la guerre, Il est arrêté à plusieurs reprises et après l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, il est placé en résidence surveillée dans une prison de la Gestapo à Brauweiler, près de Cologne. Qu’importe donc les années qui les séparent, de Gaulle et Adenauer ont tous deux vécu douloureusement les deux guerres et ont en commun une foi profonde qui les encourage à tout faire pour établir la paix et réconcilier leurs peuples !
Ce jour-là, à la Boisserie, le déjeuner est suivi d’un tête-à-tête de 4 heures, entrecoupé d’une promenade dans le parc. Les deux hommes disposent d’un interprète qui ne sera guère sollicité, chacun d’entre eux maîtrisant la langue de l’autre. Un unique photographe a été autorisé à immortaliser ce rendez-vous avec l’histoire. De Gaulle et Adenauer vont évoquer tous les grands dossiers du moment, l’alliance Atlan- tique, l’URSS. Ils conviennent que l’Europe ne peut se faire que par une étroite coopération entre leurs deux pays.
Le général de Gaulle prophétise que la réunification est le destin du peuple allemand, et de fait, elle se fera …31 ans plus tard !
Dimanche matin, 15 septembre, Adenauer repart après le petit déjeuner, rasséréné, dira-t-on par la suite, d’avoir été aussi en phase avec de Gaulle sur le projet européen. Avant son départ, il offre à Madame de Gaulle une vierge en bois du XVème siècle exposée aujourd’hui encore entre un tapis offert par Mohamed V et la boite à cigares, cadeau de Fidel Castro.
«Der Alte», le vieil homme, ainsi que le surnomment aujourd’hui encore affectueusement ses compatriotes, quittera la chancellerie cinq ans plus tard, à 87 ans. En 2003, ses concitoyens l’ont élu «le plus grand Allemand de tous les temps».