<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Capitaine Négriers
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Bien que situés à l’écart du monde atlantique, des ports de la France méditerra-néenne n’ont pas ignoré la traite négrière au XVIIIe siècle. Expéditions occasionnelles pour Sète et quelques petits ports comme Saint-Tropez ou La Ciotat, mais plus importantes et très irrégulières pour Marseille.

Article publié dans Histoire Magazine N°12

Traitres insaisissables

Certes cette traite est difficile à saisir et, de fait, peu étudiée, car elle a moins d’ampleur que celle pratiquée dans les espaces atlantiques, et parce que les sources pour l’atteindre sont inégales, fragmentaires ou indirectes. On la saisit parfois, non sans surprise, dans des actes notariés de grande banalité comme les inventaires après décès. Ainsi, en 1731, le capitaine Louis Grasson entrant dans le port de Marseille fait tonner le canon, mais celui-ci se brise et l’un des éclats atteint la tête du capitaine qui tombe à la renverse et meurt sur le champ. Dans l’inventaire après décès rédigé chez un notaire marseillais, sa veuve signale que son mari rentrait d’un «voyage de Guinée où il avait fait la traite des nègres» puis de la Martinique chargé de sucre et autres marchandises. Par ailleurs, dans la description de la maison faite à l’occasion de cet inventaire, le notaire mentionne, dans une pièce, «un lit avec ses tables à l’usage de la négresse qui était au service du défunt.»De tels épisodes et des dépositions de capitaines aux autorités portuaires per-mettent néanmoins de saisir le niveau de cette activité et d’en suivre le rythme.Ainsi, de 1698 à 1782, Marseille arme un navire négrier tous les quatre ans vers les côtes de Guinée et d’Angola, mais neuf par an de 1783 à 1792 vers ces mêmes côtes et celles d’Afrique orientale. C’est peu en comparaison du trafic enregistré à Nantes, La Rochelle ou Bordeaux, sinon Liverpool, qui connaissent une semblable flambée en fin de siècle, mais le changement est ici brutal et considérable. Outre des armateurs et négociants de la grande place marchande qui ont organisé ces expéditions, des commerçants de petites cités voisines ont investi dans ce trafic.Ces opérations n’ont pas été effectuées avec des navires spécialisés. Ce sont des vaisseaux, polacres et brigantins, utilisés pour le commerce traditionnel en Méditerranée ou vers les Antilles, qui participent à la traite et portent parfois des noms sans équivoque comme lePostillon de Ouidah, l’Ébèneou la Belle esclave.

Un brigantin

Capitaine négrier par intermittence

De même, les marins, et notamment les capitaines, ne sont pas strictement affectés à ce seul trafic bien que l’expérience pour s’y livrer soit recherchée par les armateurs.Tel est le cas, parmi ces capitaines négriers«par intermittence», de Pierre MathieuAndré, né à Martigues en 1728, fils du capitaine Trophime André. Reçu capitaine à l’amirauté de Marseille en 1755à l’âge de 27 ans, il effectue des voyages au grand cabotage vers l’Italie, puis lesÉchelles du Levant avant de prendre, en 1765, le commandement du Thésée, vaisseau de 250 tonneaux, appartenant à un marchand de Berre, pour aller à la traite en Guinée et de là au Cap français(Saint-Domingue) pour y vendre «445pièces d’Inde» (esclaves). Ce classique schéma de «commerce triangulaire»est renouvelé en 1768 avec le même vaisseau pour aller en Angola puis à Saint-Domingue vendre «330 pièces d’Inde».En 1771, et pendant plus d’une décennie, il reprend ses activités commerciales en Méditerranée orientale (Smyrne,Alexandrie, Constantinople). En mai1789, alors âgé de 61 ans, il retrouve le chemin de l’Afrique noire comme capitaine duMarc-Antoine, de 375 tonneaux, appartenant à des négociants marseillais.Après un passage sur les côtes d’Angola,il va en Afrique orientale (Mozambique),se rend à l’Île de France (actuelle ÎleMaurice) puis à Saint-Domingue pour y vendre une centaine de «nègres, négrites et négrillons»

Corail de Méditerranée

Parmi les marchandises de traite embarquées sur les bâtiments qui fréquentent les littoraux de l’Afrique noire, de la Sénégambie à la Côte de l’Or, de la côte des Esclaves à l’Angola et au Mozambique, on trouve des tissus, notamment des toiles de coton imprimées ou indiennes, des coquillages (cauris),des barres de fer, des armes (fusils, sabres), de la poudre et de l’eau-de-vie, pour des quantités variables et des valeurs difficiles à établir, la demande en marchandises européennes changeant d’un site de traite à l’autre, ainsi que les prix. Mais un produit est régulièrement cité au XVIIIe siècle, le corail rouge méditerranéen.

Branche de corail rouge

Marchandises de valeur, mais de faible encombrement, ce produit fait partie des pacotilles embarquées au départ par des capitaines de navires ou des membres de l’équipage sans qu’il soit mentionné dans les manifestes de sorties des bâtiments.

Relatant son Voyage à la côte occidentale d’Afrique fait dans les années 1786-1787, Louis de Grand pré rapporte que les Africains «sont excessivement avides de corail rouge; c’est le comble du luxe; ils le recherchent avec ardeur pour leur parure1».

Et de montrer, pour illustrer son propos, «un Angolais “courtier de langue” avec bracelet et collier de corail.»Ce constat est en parfaite adéquation avec une notice de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert selon laquelle les trois dignitaires qui entourent le souverain du Bénin doivent porter un collier de corail pour marquer leur rang et ne jamais le quitter «sous peine de la vie2».

Un Angolais avec bracelet et collier de corail

Au même moment, écrivant sur le commerce de l’Amérique à partir de Marseille, le receveur général des finances Augustin Chambon affirme que : «tous les noirs sont passionnés pour le corail rouge. Ils le regardent comme la production la plus précieuse de la terre (…) Aussi, l’ornement des rois, de leurs épouses et des principaux officiers consiste principalement en colliers de corail 3.» Pour répondre à ce goût, le corail est poli, dans des ateliers de Livourne et de Marseille, «en forme de grains de collier, de pendants d’oreilles, de glands & autres ornements qui servent de parures aux habitants des côtes de la Guinée.

Campagne de traite d’un capitaine marseillais

Cet usage du corail se retrouve en 1765, quand l’armateur marseillais Georges Roux expédie un de ses navires, le Duc de Praslin, pour la traite négrière.Commandé par Jean-Étienne Garcin, le navire se dirige vers la côte de Guinée, passe au large de l’île de Gorée le 13 juillet et atteint la rivière de Gambie trois jours plus tard. Commence alors une campagne de traite connue grâce au journal de voyage du capitaine.

Golfe de Bénin, côte des esclaves et royaume de Ouidah.

Le 29 juillet, à la hauteur de la rivière de Galine, «un mulâtre [est venu à bord] pour voir les marchandises.»

Le capitaine Garcin confie alors le navire à son second et va, muni de corail, à la rencontre du «roi Barra» pour négocier.Le 30 juillet, six captifs, grands et petits, sont achetés contre «du corail et des marchandises.»

Le 31, il mange avec le roi et «traite 4 captifs» de la même façon. Le 1er août, un 3ème puis un 4ème sont achetés avec du corail seulement. Le 2 août, une «négresse», le 3 un homme et une «négrite», le 4 une «femme enceinte». Les achats, dont les négociations ont commencé par un don de corail, se poursuivent jusqu’au21 août pour un total de 60 esclaves. Le corail est un produit marginal face aux autres grandes catégories textiles, produits manufacturés notamment —mais il peut jouer un rôle essentiel dans les discussions préliminaires avec les responsables africains, être un «produit d’appel» pour amorcer une négociation et ouvrir le marché. Le capitaine Garcin, mort le 29 octobre 1765, en route vers Saint-Domingue, est remplacé par son second Jean Joseph Raymondis qui continue le voyage et les transactions. Le navire quitte le Cap français et arrive àMarseille le 14 décembre 1766 chargé de produits tropicaux (sucre, café, indigo). On retrouve semblables pratiques chez d’autres capitaines ponantais allant à la traite. Des Hollandais signalent également que la «permission de négocier» coûte ordinairement «pour le droit duPrince africain, une masse de corail fin, six habits de Chypre, et diverses pièces de toile de serviettes.»

Plan de l’île de Gorée

Capitaine négrier au gré des circonstances

Si des capitaines se livrent à la traite par intermittence, comme Pierre MathieuAndré de Martigues, d’autres commeLouis Simon, de Marseille, le sont presque «par hasard.»En janvier 1762, peu avant la fin de la guerre de Sept Ans (1756-1763), le puissant armateur Georges Roux, dit Roux de Corse, fait partir de Marseille pour le Cap Français, laModeste, frégate de36 canons, commandée par le capitaineLouis Simon, âgé d’environ 58 ans, avec ordre de passer à la côte de Guinée et de «brûler ou couler à fond» tous les bâtiments anglais qu’il rencontrerait, avec interdiction d’en rançonner. Rendu à cette côte, le capitaine Simon y trouve quantité de bâtiments anglais, «les uns chargés de nègres, les autres faisant leur traite.» Après s’en être rendu maître, il distribue les esclaves, en partie sur son bord, en partie sur celui d’un brigantin qui l’accompagne. Il brûle ensuite tous les bâtiments ennemis, excepté un seul, dans lequel il fait embarquer tous les équipages anglais avec des provisions pour leur retour en Angleterre. Cette opération terminée, il se rend, avec le brigantin, vers Saint-Domingue, où il vend toute sa cargaison et prend les chargements de retour.

Lorsqu’en 1790, les armateurs marseillais Jean et David Baux confient au capitaineÉtienne Marchand, de La Ciotat, leSolide, ils lui laissent le choix d’«aller à la traite des nègres ou des fourrures.»

Après avoir recueilli des informations encours de route (escales aux Canaries et aux îles du cap Vert), sur l’état des marchés, le capitaine Marchand opte pour les fourrures du Grand Nord canadien en espérant recueillir, chemin faisant, des informations au sujet de la disparition de La Pérouse. Il revient à son port d’attache en 1792 après avoir acheté des fourrures et fait le tour du monde, sans avoir obtenu les renseignements qu’il souhaitait.

Assurer des “marchandises humaines”?

En 1772, le négociant marseillais CharlesSalles confie son brigantin, leComte d’Estaing, au capitaine Jean Jacques Ollivier, de Cassis, pour faire la «traite des nègres sur la côte de Guinée», après avoir fait assurer «les facultés et marchandises composant la cargaison.»Équipé de 19 hommes, le navire arrive en Gambie où le capitaine achète une vingtaine de captifs, puis se rend à Gorée où il meurt, comme le maître d’équipage, victimes de «fièvres.»

Esclaves et planteurs

Le capitaine en second, César Gasqui, prend le commandement du navire et continue les achats d’esclaves : «11nègres, 4 négresses et 18 négrillons ou négrites.» Alors que les fièvres ont saisi presque tout l’équipage, le navire quitte les côtes africaines pour les Îles françaises d’Amérique (Antilles). En cours de route, les esclaves se révoltent et prennent les armes. L’équipage du brigantin réussit à s’enfuir et à se réfugier à bord d’un navire de Bordeaux qui passait à proximité et se rendait à la Martinique. Mené par les esclaves, leComte d’Estaing s’échoue sur des rochers près des îles Caïques, avant d’être incendié par un bâtiment anglais qui se trouvait sur les lieux.L’armateur se tourne alors vers les assureurs, car il entend être remboursé de la perte de son bâtiment et de sa cargaison.Ceux-ci refusent de lui rendre raison et choisissent, pour défendre leur cause, l’avocat Balthazard- Marie Émerigon, futur auteur d’unTraité des assurances4.Dans leur défense, le jurisconsulte s’élève avec véhémence contre les exigences de l’armateur : «L’homme n’est ni une chose ni une marchandise propre à devenir la matière d’une assurance maritime(…) Dire que les esclaves noirs sont des choses et des marchandises, c’est se dégrader soi-même en dégradant la nature humaine.»Cependant, le tribunal de l’amirauté n’est pas sensible au vibrant plaidoyer abolitionniste d’Émerigon et condamne, en mars 1776, les assureurs à payer le dédommagement réclamé.L’interdiction de la traite n’est proclamée que quatre décennies plus tard.

Capitaine négrier clandestin

l’abolition de la traite des Nègres» adoptée par le Congrès de Vienne en 1815, et à laquelle la France dut souscrire, ne met pas un terme à «l’infâme trafic».Des armateurs et capitaines continuent clandestinement à le pratiquer, mais restent d’une grande discrétion.Tel est le cas de Jean-Jacques Gimbert, né à Saint-Tropez en 1783, qui commence sa carrière dans la marine au début des guerres révolutionnaires. En 1814, il est autorisé pour un an à pratiquer le commerce maritime à Marseille, mais laisse l’administration de la marine «sans nouvelle» jusqu’en 1820. Il réapparaît alors au Havre, revient à Marseille puis se rendSaint-Tropez où il dépose, à la chapelleSainte-Anne, un étonnant ex-voto quine laisse aucun doute sur son activité maritime durant ces années de silence.En effet, le texte du cartouche de l’ex-voto présente la «Goélette l’Aimable Sabine, Capitaine Gimbert allant à Saint-Domingue venant de la côte de Guinée,1820» avec la présence de plusieurs Noirs sur le pont du navire. Ce don n’a pas été effectué pour remercier la sainte protectrice d’avoir été épargné par une tempête, un naufrage, une épidémie ou un accident de bord, mais pour avoir échappé à un navire britannique lancé à sa poursuite pour cause de traite illégale, et être ainsi arrivé à bon port afin de livrer sa cargaison humaine.

La goélette, l’Aimable Sabine (détail)

Nous ignorons les résultats financiers de cette campagne (la première?) pour Gimbert, néanmoins à son retour il a acheté ou fait construire une grande maison dans le quartier occupé par les familles les plus fortunées de Saint-Tropez et épousé la fille d’un «rentier»apportant une dot comprenant notamment deux bastides et 7000 francs. Gimbert renouvelle l’opération en 1825avec la goélette laFortunée. Il quitte Bonny (côte de l’actuel Nigéria) en mai1826 avec 255 esclaves, mais il est cette fois capturé quelques jours plus tard par un bâtiment de guerre anglais. LaFortunée, son équipage et les esclaves sont amenés en Sierra Leone où siège un tribunal chargé de juger les négriers.Les esclaves sont libérés en juillet, maison perd la trace de Gimbert, peut-être mort de maladie en Sierra Leone.Ces itinéraires de capitaines provençaux n’ont pas la prétention de fournir un éclairage exhaustif de la traite négrière, moins encore de contribuer à éclairer la question de l’esclavage. Ils présentent simplement, au-delà de quelques clichés habituels, des situations diverses, méconnues, parfois originales, relatives à un territoire que l’on croit souvent épargné par «l’infâme trafic». Les 120 à 130 expéditions de traite à mettre à l’actif des ports provençaux sont marginales com-parées aux 4220 enregistrées en France du milieu du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle. Elles représentent moins de 3 % de la totalité, mais ne réduisent pas pour autant les souffrances qui lui sont associées. Elles rappellent aussi qu’au-delà des capitaines, ce sont des pans entiers des sociétés des franges littorales de la France méditerranéenne qui ont été associés à cette pratique (marins, armateurs, négociants, marchands, assureurs, magistrats…) contre laquelle des voix tout aussi méconnues se sont élevées avec force et détermination.

1 Louis de Grandpré,Voyage à la côte occidentale d’Afrique fait dans les années 1786-1787, Paris, Dentu, 1801, p. 71.                                                                                                                                                              2 Diderot et D’Alembert, «Onegouas»,Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, Paris, 1778.                                                                                                                                                3 Auguste Chambon,Le Commerce de l’Amérique par Marseille, Avignon, 1764, t. II, p. 381.                               4 Balthazard-Marie ÉMERIGON,Traité des assurances et des contrats à la grosse aventure, Marseille, Mossy, 1783

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À propos de l’auteur
Gilbert BUTI

Gilbert BUTI

Gilbert Buti est Professeur émérite en histoire à l’université d’Aix-Marseille. Agrégé et docteur en histoire, chercheur à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, laboratoire TELEMMe (CNRS-Aix-Marseille Université), spécialiste des économies maritimes et sociétés littorales dans le monde méditerranéen du XVIIe au début XIXe siècle, membre du GIS-Histoire et Sciences de la mer. Délégué pour la Méditerranée de la Société française d’Histoire maritime, président de l’académie du Var, il est auteur de nombreux ouvrages dont Histoire des pirates et des corsaires. De l'Antiquité à nos jours , CNRS Éditions, Paris, 2016 (avec Ph. Hroděj) et plus récemment, Rouge cochenille Histoire d’un insecte qui colora le monde, XVIe-XXIe siècle avec Danielle Trichaud-Buti CNRS Editions, 2021 et Les mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale (XVIIe-XVIIIe siècles), avec Alain Cabantous, Paris, Cerf, 2022
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