<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Aristide Briand: une postérité paradoxale
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Aristide Briand: une postérité paradoxale

par | Les collabos : par delà le bien et le mal, N°6 Histoire Magazine

Quiconque a beaucoup parcouru les villes de France, qu’elles soient grandes ou petites, aura maintes fois rencontré le nom d’Aristide Briand, souvent honoré par de grandes artères, places ou avenues. Il n’y a guère que le général de Gaulle, Victor Hugo et quelques autres qui aient été davantage célébrés qu’Aristide Briand. Et pourtant, ce nom n’évoque que des souvenirs imprécis aux plus âgés et sans doute rien du tout aux plus jeunes. Il est vrai qu’on ne leur enseigne plus guère l’Histoire, mais cette carence ne suffit pas à expliquer l’étrange effacement de ce nom jadis si célèbre.
En fait, tout s’éclaire si l’on pointe successivement le projecteur sur trois périodes récentes de notre Histoire.

Article publié dans Histoire Magazine N°6

1925-1932 : la période « briandiste »

Un bref rappel. Né à Nantes en 1862, d’abord avocat, Aristide Briand n’entama sa carrière politique qu’en 1902, quand il fut élu député socialiste. Mais au cours des trente années suivantes, elle n’en fut que plus marquante. Il fut onze fois président du Conseil et vingt-cinq fois ministre, aux portefeuilles les plus divers, de la Justice à l’Intérieur. Son nom reste attaché à la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, dont il fut le rapporteur. On a totalement oublié qu’il fut président du Conseil pendant 31 des 52 mois que dura le Grande Guerre. Il était à la barre dans les jours décisifs de la bataille de Verdun.

En revanche, c’est après la guerre que son destin prend forme. Il n’a pas participé à l’élaboration du traité de Versailles, tenu à l’écart par Clemenceau qui le détestait. Les partisans de la manière forte vis-à-vis de l’Allemagne demeurent au pouvoir dans les premières années, notamment lorsque Poincaré fait occuper la Ruhr en 1923. Mais en 1925, Briand revient au premier plan de la scène et sera l’inamovible ministre des Affaires étrangères pendant les sept ans qui lui restent à vivre, de 1925 à 1932. Et avec lui, tout change.

Le premier, il prône la réconciliation franco-allemande et conclut avec son homologue, l’Allemand Gustav Stresemann, le pacte de Locarno en 1925, ce qui leur vaudra le prix Nobel de la Paix en 1926.

Cette même année, il fait entrer l’Allemagne à la SDN, la Société des Nations, dont il est la grande vedette à chaque session annuelle à Genève. En 1928, il est le promoteur avec Frank Kellogg, secrétaire d’Etat américain, d’un traité, dit « pacte Briand-Kellogg », signé par 57 Etats (dont toutes les grandes puissances), qui met solennellement « la guerre hors-la-loi ».
Mieux, encore, en 1929, le « pèlerin de la paix » songe à se lancer dans un nouveau combat : faire l’Europe. Le 1er mai 1930, sous la forme d’un mémorandum adressé à tous les membres européens de la SDN, il présente un premier projet de Fédération européenne. Combien, parmi nos contemporains, savent que des expressions comme « marché commun » et « communauté européenne » figurent déjà dans ce document ? A l’évidence trop en avance sur son époque, cette proposition est aussitôt contrée (déjà !) par l’Angleterre. En dépit de cet échec, on a pu dire que pendant cette période, Briand a exercé une sorte de « magistère moral» sur l’Europe. Les concessions, au demeurant assez modérées, qu’il consent à l’Allemagne déchaînent contre lui l’hostilité de la droite et la haine de l’extrême-droite.
Maurras, avec l’incroyable violence des polémistes de l’époque, écrit dans L’Action Française « C’est un homme à fusiller, mais dans le dos ! ». En dépit de ces outrances, l’opinion publique française, dans sa grande majorité, lui sait gré de ses efforts pour éviter le retour des horreurs de la Grande Guerre. Fatigué, il se retire en janvier 1932 et meurt deux mois plus tard. Il est alors en pleine gloire. On lui fait des funérailles nationales et c’est dans les mois suivants que fleurissent partout en France les avenues et les places Aristide Briand.

1933-1945 : le naufrage d’une grande espérance

Le simple rapprochement des dates est éloquent : le pèlerin de la Paix meurt en 1932 et Adolf Hitler, l’homme de la guerre, arrive au pouvoir en 1933.
Avant même sa mort, le pacte qui avait cru « mettre la guerre hors-la-loi » avait été malmené avec l’invasion de la Mandchourie par le Japon en 1931. Les années suivantes verront s’effondrer comme un château de cartes le rêve de paix universelle de la SDN. Cette SDN dont Hitler, à peine arrivé au pouvoir, claque la porte alors que Briand avait fait tant d’efforts pour y faire admettre son pays. On a dit que la politique de Briand avait fait faillite. Mais face à un Hitler qui voulait délibérément la guerre, quelle diplomatie n’aurait pas fait faillite ? Aucune politique d’affrontement n’aurait pu le faire reculer ; aucune dite « d’apaisement » n’aurait pu l’amollir.
La fin des années 30 voit se succéder de grandes crises internationales. Le 7 mars 1936, quatre ans jour pour jour après la mort de Briand (Est-ce un hasard ?), l’Allemagne remilitarise la rive gauche du Rhin, mettant fin du
même coup au pacte de Locarno. Au printemps 1938, c’est l’annexion de l’Autriche, à l’automne celle de la région des Sudètes en Tchécoslovaquie à la suite de la conférence de Munich qui offre à la paix un ultime et illusoire sursis. Cette période voit s’affronter en France comme en Angleterre les partisans de la fermeté vis-à-vis des grandes dictatures et ceux qui croient encore à une possible conciliation. Une ligne de partage qui ne recoupe pas forcément les clivages traditionnels gauche-droite et qui débouchera sur des choix individuels surprenants. Particulièrement intéressantes dans ce contexte sont les prises de position des anciens « brian distes », que ce soit dans le personnel politique ou dans l’entourage personnel d’Aristide Briand. Nous y reviendrons dans un instant. Mais bientôt c’est la guerre, qui plonge l’Europe et bientôt le monde dans un cataclysme qui fera quelque 50 millions de morts, cinq fois plus qu’en 14-18. On comprend que dans un pareil chaos, où chacun ne songe qu’à sa survie, le souvenir d’Aristide Briand ne suscite plus qu’une ironie amère. Bientôt ce souvenir même s’estompe, pour finalement disparaître.

Paul MARION ( 1899-1954)

Ci dessus de gauche à droite les adversaires : André TARDIEU, Georges MANDEL et Alexandre MILLERAND

Ci dessus de gauche à droite les soutiens : Paul PAINLEVE et Pierre LAVAL

Autour de Briand

Revenons maintenant en arrière et laissons Briand pour nous intéresser à ses soutiens et à son entourage. La classe politique est naturellement très divisée à son égard. En dehors de Clemenceau, qui a perdu toute influence, mais poursuivra Briand de sa vindicte jusqu’à sa mort en 1929, la plupart des adversaires de Briand se situent à droite : des proches de Clemenceau comme Georges Mandel ou André Tardieu, qui fut un des rédacteurs du traité de Versailles, ou encore Alexandre Millerand, président de la République, qui avait provoqué la chute d’un des cabinets Briand en 1922. En revanche, la gauche le soutient, avec Edouard Herriot,
Paul Painlevé et Joseph Paul-Boncour.
C’est le succès électoral du Cartel des gauches en 1924 qui lui permettra de devenir l’inamovible ministre des Affaires étrangères quasiment jusqu’à sa mort. Il parviendra même à s’y maintenir et à garder le cap de sa politique lorsque des hommes politiques de droite comme Poincaré ou Tardieu seront à la présidence du Conseil à la fin des années 20.
Dans les dernières années de la vie de Briand, l’homme politique qui lui est le plus proche est Pierre Laval. Sans avoir jamais été des amis, les deux hommes ont beaucoup de points communs. Ils sont tous deux issus de la branche la plus à gauche du socialisme mais s’en sont vite détachés. Ils ont été avocats comme, il est vrai, beaucoup d’hommes politiques de la 3ème République. Ils partagent le même pacifisme, mais avec des nuances qui iront en s’aggravant.
Ce qui surtout les sépare, c’est l’âge. Laval a 21 ans de moins que Briand, il est d’une autre génération, née après la guerre de 1870. En pleine ascension (il sera en décembre 1931 « l’homme de l’année » de Time Magazine), il pense à coup sûr qu’il ferait mieux que cet aîné qui a fait son temps et il est impatient d’arriver aux commandes. En septembre 1931, Laval est président du Conseil et Briand est toujours au quai d’Orsay et à ce titre, ils sont reçus à Berlin en visite officielle. Leur cheminement politique semble encore très proche, mais ce n’est qu’une apparence.
En janvier 1932, Laval prend au quai d’Orsay la place de Briand et celui-ci meurt deux mois plus tard. Il serait évidemment absurde -même si d’aucuns ne s’en sont pas privés de chercher dans le très républicain président du Conseil de 1931 les prémisses du futur « fossoyeur de la République » de 1940. La politique étrangère de Laval, quoique toujours pacifiste, sera bien différente de celle de Briand mais le contexte politique des années 30 n’est évidemment plus le même. Laval devra composer avec les grandes dictatures, ce qui a été épargné à son prédécesseur. Celui-ci aurait-il mieux fait ? Vaine interrogation.

Ci-dessus de gauche à droite: Jacques Chabannes, Jean Luchaire, Pierre Brossolette

La jeune garde briandiste

Briand ne manque pas d’ennemis, surtout à droite où subsistent de farouches opposants à toute forme de réconciliation avec « l’ennemi héréditaire », mais l’opinion publique lui reste fidèle et surtout, il a recueilli l’adhésion enthousiaste de quelques jeunes militants, fervents partisans d’une Europe réconciliée qu’ils brûlent de rebâtir.
Rien de plus gratifiant pour un homme politique que cet environnement juvénile. Un groupe se forme assez tôt, dès 1926, c’est-à-dire aux lendemains du traité de Locarno et de l’admission de l’Allemagne à la SDN. Il se structure autour d’une revue intitulée Notre Temps dont le premier numéro paraît au mois de juin. Son fondateur, et en même temps chef de file du groupe, est Jean Luchaire. Jacques Chabannes est rédacteur en chef et Pierre Brossolette tient la rubrique de politique étrangère. Tous les trois sont jeunes : Luchaire a 25 ans, Chabannes 26, Brossolette 23. Autour d’eux, on trouve un certain nombre de contributeurs plus ou moins réguliers comme Louis Martin-Chauffier, Bertrand de Jouvenel, Pierre Mendès-France, André Weil- Curiel, Maurice Schumann et même des écrivains comme Marcel Achard ou Jean Sarment.

Le sort ultérieur de Jean Luchaire, devenu un des piliers de la collaboration et fusillé à la Libération, n’a pas peu contribué à brouiller son image et l’action qu’il avait menée à la fin des années 20. Dans le but de l’accabler davantage, on en a fait un homme d’argent, mu dès sa jeunesse par son seul intérêt. Qu’il ait « touché », comme tant de ses confrères, n’est pas contestable et sa revue n’a subsisté jusqu’en 1940 qu’avec l’aide des fonds secrets du ministère des Affaires étrangères. Mais son attachement à Briand et à la cause qu’il défendait n’est pas douteuse. Il entre même dans l’intimité de Briand qui le traite comme un jeune disciple qu’on affectionne et qu’on encourage et non comme un publiciste aux ordres, qu’on méprise et qu’on paie. Il l’invite même dans sa propriété de Cocherel, en Normandie, une faveur dont il n’est guère prodigue.

Deux initiatives de Notre Temps

Les animateurs de la revue ne se contentent pas de prêcher la réconciliation franco-allemande, ils entendent la mettre en œuvre sur le terrain. Ces jeunesses française et allemande, dont les pères se sont affrontés sur les champs de bataille, vont tenter de se connaître.
En 1930, une rencontre est organisée dans une auberge de jeunesse du Sohlberg, dans la Forêt Noire. Un type de manifestation qui se multipliera après la Seconde Guerre mondiale mais qui est alors une nouveauté. Dans la foulée, se crée le Sohlbergkreis (Cercle de Sohlberg), dont les adhérents côté français s’appellent Jean Luchaire, Pierre Brossolette, Bertrand de Jouvenel.

Du côté allemand, l’organisateur de la rencontre est un jeune homme de 27 ans, originaire de Schwetzingen, près de Heidelberg, alors social-démocrate, qui milite activement pour le rapprochement franco-allemand : Otto Abetz, qui sera lui aussi un des grands acteurs des « années noires ». Des liens se créent, parfois inattendus : Abetz épousera en 1932 une Française, secrétaire de Luchaire.

L’année suivante, une autre initiative de Notre Temps est directement inspirée par les idées de Briand sur l’Europe. Le 31 janvier, la revue publie un manifeste d’intellectuels en faveur de la construction européenne.
Le document commence par ces mots prémonitoires « A l’heure où l’Europe doit s’organiser ou périr… ». Les signataires « comptent que les intellectuels étrangers sauront mener, contre les excès de leurs nationalismes, l’action qu’eux-mêmes sont résolus à soutenir contre ceux du nationalisme français ».

La phrase finale du manifeste appelle à « la Nouvelle Europe et à l’entente franco-allemande qui en est la clé de voûte ». Parmi les signataires on relève les noms de Georges Auric, Emmanuel Berl, Jean Cocteau, Alfred Fabre-Luce, Jean Giono, Arthur Honegger, Louis Jouvet, Paul Morand, Marcel Pagnol, Jules Romains, Jean Rostand, Armand Salacrou.
Ces différentes manifestations anti-nationalistes ne plaisent pas à tout le monde, et surtout pas à l’extrême-
droite. En 1930, un organe concurrent voit le jour, La Revue française, où se regroupent d’autres jeunes talents qui s’appellent Robert Brasillach, Maurice Bardèche, Thierry Maulnier, Georges Blond. Notre Temps est leur bête noire. Ainsi, à 21 ans, Brasillach tirait à boulets rouges sur l’idée d’un rapprochement franco-allemand. On s’en amuserait, si ces confrontations encore verbales n’avaient eu une issue aussi dramatique…

Avec l’Allemagne, mais quelle Allemagne?

Le problème se pose pratiquement dès le printemps 1933 quand Hitler, chancelier du Reich depuis le 30 janvier, consolide un pouvoir bientôt dictatorial.

Tous les briandistes sont par définition favorable à la réconciliation franco-allemande, mais avec quelle Allemagne ?

Pas de problème avec la République de Weimar, mais celle-ci est en train de faire place au IIIème Reich. On pouvait s’entendre avec un Stresemann (mort en 1929) ou avec ses successeurs immédiats, comme le chancelier Brüning ou le ministre Curtius, que Briand a rencontrés à Berlin en 1931. Mais avec Hitler ?

Très vite, Jean Luchaire prend position. Il écrit dans Notre Temps : « Européens, nous devons traiter avec les gouvernements européens quels qu’ils soient ». Ce n’est pas l’avis de tout le monde, à commencer par les contributeurs de la revue qui sont juifs. Pour eux bien sûr le problème ne se pose pas. Pierre Mendès- France, Maurice Schumann, André Weil-Curiel et quelques autres cessent aussitôt toute collaboration.
Et les autres ? Les discussions furent sans doute houleuses et la rédaction finit par se scinder en 1934. Les deux principales démissions sont celles de Jacques Chabannes et de Pierre Brossolette. A leur place surgit un autre personnage au profil atypique, Paul Marion. Militant communiste entré au parti en 1922, il en gravit les échelons jusqu’au comité central en 1926 et travaille à Moscou de 1927 à 1929 dans la section agit-prop du Komintern. Il rompt avec le parti communiste en 1929, rejoint d’abord la SFIO, puis les rangs néo-socialistes autour de Marcel Déat, pour adhérer enfin au PPF, le Parti Populaire Français créé par Jacques Doriot, autre transfuge de la direction du Parti communiste. A Notre Temps, il pense comme Luchaire qu’il faut désormais s’entendre avec l’Allemagne de Hitler.

Les nouveaux habits de pacifisme

Avec la fin des années 30 et les grandes crises internationales qui aboutiront à la guerre, une curieuse inversion idéologique se profile. L’Histoire en offre de nombreux exemples. On avait vu ainsi à la fin du XIXème siècle le nationalisme passer de la gauche à la droite. En 1938, on verra de même le pacifisme, longtemps idée de gauche, passer brièvement à droite. Le point de rupture, c’est la conférence de Munich, fin septembre 1938. La France et l’Angleterre, pour éviter la guerre, abandonnent la Tchécoslovaquie et cèdent aux exigences du Führer.
L’opinion française, dans son ensemble, applaudit à cet accord. La gauche est plus réticente, Léon Blum parle d’un « lâche soulagement ». A droite subsistent quelques nationalistes indignés mais la majorité approuve, avec enthousiasme même dans le cas de Luchaire et de ses amis. Ceux-ci n’ont pas de mots assez durs pour ceux qu’ils appellent les « bellicistes », sans se rendre bien compte qu’être pacifiste en 1925, c’était être « locarnien », alors qu’en 1938 c’est être « munichois », ce qui n’a rien à voir : libre accord avec un partenaire démocrate dans le premier cas ; capitulation devant une dictature totalitaire dans le second.

Aux côtés des « briandistes » munichois, se retrouvent désormais les sympathisants du fascisme, comme Robert Brasillach et Lucien Rebatet, jadis hostiles à l’Allemagne. Tous sont désormais sur la même longueur d’ondes. La suite, on la connaît. En dépit des accords de Munich, la guerre éclatera quand même moins d’un an plus tard.

Paul MARION (1899-1954)

A l’épreuve de l’Occupation

Le traumatisme de la défaite entraînera, pendant l’Occupation, une radicalisation des uns et des autres. Le débat, relativement serein, entre munichois et anti-munichois, tournera à la confrontation violente, parfois mortelle, entre collaborateurs et résistants.
Jean Luchaire, dès novembre 1940, fonde le quotidien collaborationniste Les Nouveaux Temps, dont le titre fait évidemment écho à son ancienne re- vue Notre Temps. Devenu président de la Corporation nationale de la presse française, il contrôle en fait toute la presse pro-allemande publiée en zone occupée. A l’opposé, Pierre Brossolette entre immédiatement dans la Résistance, y milite activement, joue un rôle politique auprès de De Gaulle, fait de fréquents allées et venues entre Londres et la France. C’est au cours d’un de ses séjours en France qu’il est arrêté en 1944.
Les deux anciens fondateurs de Notre Temps connaîtront tous deux un destin tragique mais bien différent, infamant pour l’un, héroïque pour l’autre. En fuite à Sigmaringen auprès de Pétain, Luchaire est finalement arrêté en Italie et ramené à Paris. L’épuration, parfois très indulgente pour la collaboration économique et même politique, se montre impitoyable pour la collaboration intellectuelle. A son procès devant la Cour de justice de la Seine, l’ancien journaliste sera qualifié de traître et de vendu par le procureur Lindon qui trouve des accents dignes de Fouquier-Tinville et de Vychinski en terminant son réquisitoire sur ces mots « Lavez la France de cette souillure ! ».

Condamné à mort, Luchaire est fusillé en février 1946. Pierre Brossolette était mort en héros deux ans plus tôt, s’étant suicidé en se jetant d’une fenêtre du siège de la Gestapo de l’avenue Foch pour être sûr de ne pas parler. Il repose aujourd’hui au Panthéon.

Paul Marion, prisonnier de guerre en Allemagne, bénéficiant de ses anciennes sympathies franco-allemandes, avait été libéré dès 1941 sur intervention d’Otto Abetz. Il avait rejoint Vichy et avait intégré le gouvernement du maréchal Pétain comme secrétaire général à l’Information et à la Propagande.

Lui aussi avait fui à Sigmaringen. Céline s’y trouvait aussi et Marion est bien un des rares dont il ait dit du bien dans son livre D’un château l’autre. « Le seul qu’a eu du cœur, qui ne nous a jamais oubliés… ». Ramené en France, il s’en tira avec quelques années de prison.

Briandiste à sa manière, mais de l’autre côté du Rhin, Otto Abetz eut un parcours encore plus ambigu s’il est possible. Social-démocrate en 1930, il adhère finalement au parti nazi l’année suivante. Mais il n’en reste pas moins francophile, crée le Comité France- Allemagne, la publication Les Cahiers franco-allemands et cherche à rallier à sa cause les intellectuels français. Il s’installe à Paris en 1938 et 1939. Plus insolite encore, en 1939, il est initié à Paris à la franc-maçonnerie dans la loge Goethe (ça s’imposait…), dépendante de la Grande Loge de France. Mais, soupçonné d’espionnage par le gouvernement français, il est expulsé en juin 1939.
Il revient en France l’année suivante par la grande porte, cette fois comme ambassadeur du IIIème Reich. Dans
les salons de l’ambassade, rue de Lille, il se fera le chantre de la collaboration politique et culturelle. Il soutient Laval et ses nouveaux amis s’appellent Céline, Drieu La Rochelle, Jacques Chardonne. Arrêté en Allemagne en
1945, il sera jugé à Paris, notamment pour son implication dans la persécution des Juifs et, en dépit de la défense de René Floriot, déclaré coupable de crimes de guerre et condamné à 20 ans de travaux forcés. Mais il sera libéré dès 1954 et mourra avec sa femme dans un accident de voiture en 1958. Dernier écho des années briandistes, en 1946 il avait témoigné en faveur de Jean Luchaire lors de son procès. Ce soutien émanant de l’ancien ambassadeur de l’Allemagne nazie avait peu de chances d’entamer l’hostilité des jurés…

Pour finir, disons un mot de deux hommes qui furent briandistes par adhésion à ses idées, mais plus encore par attachement à sa personne. Tous deux écrivirent un livre sur leur idole mais leurs avenirs furent, pour eux aussi, radicalement différents.

Jacques Chabannes avait compté, nous l’avons vu, parmi les fondateurs de Notre Temps. En 1934, il se retira de la revue mais aussi de la politique active. Il fit par la suite une longue et brillante carrière, à la fois de romancier, d’historien, d’auteur dramatique et surtout de réalisateur de télévision pendant plusieurs décennies. En 1973, il eut l’idée de rendre hommage à son mentor en publiant aux éditions Perrin Aristide

Briand, le père de l’Europe. Georges Suarez, journaliste et écrivain, né en 1890, a onze ans de plus que Jean Luchaire, une différence d’âge qui lui vaut d’avoir fait la guerre. Il n’en est que plus pacifiste. Dans les années
20, plutôt de gauche, il écrit plusieurs livres avec Joseph Kessel et fonde avec lui en 1928 l’hebdomadaire politique et littéraire Gringoire. Son admiration pour Briand le pousse à lui consacrer une volumineuse biographie qui ne compte pas moins de six volumes et qui paraît à partir de 1938. Mais dans le même temps, son pacifisme l’amène à des prises de position fascisantes. Sous l’Occupation, il verse avec son journal

Aujourd’hui dans la collaboration active. Un de ses derniers livres, paru en 1941, a pour titre Pétain ou la démocratie? Il faut choisir. A la Libération, son sort est vite réglé. Il est le premier journaliste à être jugé. Condamné à mort dès octobre 1944, il est fusillé le 9 novembre.
François Mitterrand qui, en tant que « vichysto- résistant », savait de quoi il parlait, aimait à dire que de nombreux protagonistes des années noires relevaient davantage du gris. La curieuse postérité d’Aristide Briand, de ses idées et les choix divergents de ses disciples les plus proches en sont la meilleure illustration.

Après 1945 : Le retour de l’idée européenne

Le conflit a laissé l’Allemagne exsangue, mais les vainqueursne sont guère en meilleur état que les vaincus. De ce chaos va naître une nouvelle espérance. Cette réconciliation entre les belligérants, et notamment entre Français et Allemands, que Briand avait appelée de ses vœux sans jamais vraiment l’obtenir, va se réaliser cette fois avec une surprenante rapidité, dès le début des années 50. Il y a là quelque chose de paradoxal, car la Première Guerre mondiale, sans être chevaleresque, n’avait pas été marquée, comme la Seconde, par les horreurs engendrées par l’idéologie mortifère du nazisme.
Comment expliquer ce phénomène ? Sans doute l’ampleur même du désastre a-t-il poussé les peuples, tout autant que leurs dirigeants, à repartir à zéro d’un meilleur pied.
Sans doute les jeunes générations ont-elles eu envie de se connaître. Une aspiration nouvelle que leurs aînés n’avaient guère éprouvée (Briand lui-même, pour ne citer que ce seul cas, attendit les derniers mois de son existence pour mettre les pieds en Allemagne). Sans doute aussi le contexte géopolitique, avec cette nouvelle menace, venue cette fois de l’Est, d’une Troisième Guerre mondiale a-t-elle poussé les Européens à oublier leurs querelles centenaires et à s’unir contre le danger.
Mieux encore, voici que ce projet d’union européenne, que Briand n’avait fait qu’esquisser en 1929-30, prend forme.
On en connaît les principales étapes. Cela commence le 9 mai 1950 par la proposition historique de Robert Schuman de mettre en commun la production de charbon et d’acier de la France, de l’Allemagne et d’autres pays européens.

Tellement historique que ce 9 mai est devenu depuis le « jour de l’Europe ». Ce « plan Schuman », ainsi qu’on ne tarde pas à l’appeler, donne naissance moins d’un an plus tard à la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), qui réunit France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg, les six pays fondateurs de la future Communauté Européenne. Celle-ci verra le jour avec le traité de Rome de 1957.
L’Histoire a retenu les noms de ses principaux artisans, le Français Robert Schuman, qui sera le premier président du Parlement européen, l’Allemand Konrad Adenauer, l’Italien Alcide de Gasperi, le Belge Paul-Henri Spaak, sans oublier bien sûr le Français Jean Monnet, qui fut le véritable auteur du plan Schuman. Mais, parmi ces « pères de l’Europe », jamais n’apparaît le nom d’Aristide Briand. Même parmi les plus fervents acteurs de la construction européenne, que ce soit Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Delors, François Mitterrand ou bien d’autres, aucun d’entre eux n’aura jamais un mot pour évoquer la figure d’Aristide Briand, dont le rôle a été comme gommé de l’Histoire. Certes, le contexte international des années 20 n’a pas le moindre rapport avec celui des années 50, mais on ne peut s’empêcher de penser que le dialogue Schuman-Adenauer ressemble furieusement au dialogue Briand-Stresemann, à la fois si loin, puisqu’une guerre les sépare, et si près, vingt ans seulement s’étant écoulés entre le mémorandum européen de Briand de 1930 et le lancement du plan Schuman. Cette injustice n’a jamais été réparée et ne semble pas près de l’être.

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À propos de l’auteur
Bernard OUDIN

Bernard OUDIN

Bernard Oudin est historien. Il a publié Briand. La paix, une idée neuve en Europe (Robert Laffont), Villa, Zapata et le Mexique en feu(Gallimard), plusieurs essais et livres d’histoire et Histoires de Berlin (Plon 2000). Il a vécu en Allemagne et a été chargé de cours à l’université de Heidelberg. Aristide Briand. Biographie. Editions Perrin. 612 pages.
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